lundi 3 juillet 2017

Rendez-vous au Jugement Dernier -- Petru Dumitriu


Puis nous partîmes. A chaque frontière, un coup de téléphone de Bucarest pouvait nous arrêter. Mais rien n'arriva. Nous traversâmes les capitales de révoltes étouffées dans le sang par les soldats de différents et successifs maîtres étrangers. Budapest, Bratislava, Prague, Berlin. Des champs de ruine, des bâtisses neuves, froides, une terre noircie par le charbon des incendies : Berlin était mort. Au bout de certaines rues on voyait, la nuit, un clignotement multicolore d'enseignes lumineuses : là-bas était quelque chose d’extraordinaire, l'autre monde, ou l'autre moitié du monde. Un homme qui, sommé par les policiers, ne s'était pas arrêté et s'était mis à courir vers les enseignes lumineuses, avait été tué l'autre jour à coups de pistolet. Un autre avait réussi à s'enfuir mais, se rendant compte brusquement qu'il n'allait plus jamais revoir les siens, s'était suicidé dans un terrain vague. Isolde et moi, nous passâmes (je m'étais glissé entre le dossier du siège et le dos d'Isolde pour au moins recevoir les balles avant elle), mais ils ne tirèrent pas ; c'étaient deux jeunes gars roses et bonasses qui se mirent à courir après nous en gesticulant quand ils virent la voiture prendre un virage entre deux ruines et s'éloigner à toute vitesse dans la direction interdite.

(in Petru Dumitriu, Rendez-vous au Jugement Dernier, Seuil, 1961)



Ainsi Petru Dumitriu narre-t-il son passage à l'Ouest en 1960 dans Rendez-vous au Jugement Dernier, roman qu'il publia en France en 1961 et qui fait diptyque avec Incognito (les deux romans ne sont d'ailleurs que partiellement compréhensibles l'un sans l'autre ; à noter que des liasses entières ont été réunies après sa mort dans l'édition de ses œuvres complètes, dont certaines fournissent certainement des éclairages supplémentaires à ces romans, le personnage d'Emil Ionescu, tout particulièrement, mais, malheureusement pour moi, c'est en roumain).

En dépit des apparences, Petru Dumitriu ne traversera jamais vraiment ce no man's land entre l'Est et l'Ouest : à son arrivée à l'Ouest, il sera fraichement reçu, les exilés roumains ne lui pardonneront pas d'avoir été un des plus choyés et le plus talentueux des thuriféraires du régime (non, pas le régime de Ceaucescu, pas encore ... celui de Georghiu-Dej qui mourra au pouvoir en 1965) : Chemins sans poussière (non traduit en français, à ma connaissance, mais disponible en allemand dès 1953, fraternité socialiste oblige, sous le titre Der Kanal (Verlag Volk und Welt)) est un hymne au "grand chantier" du canal Danube-Mer Noire, occultant complètement les travaux forcés des déportés politiques; une occultation que Dumitriu corrigera avec non moins de talent vers la fin de Incognito. Il ne reçut pas non plus sans surprise le monde de l'Ouest : deux romans, L'extrême Occident (1964) et Les initiés (1966) se lisent comme des "rapports d'étonnement" de son intégration toujours différée à cette "autre moitié du monde", intégration à laquelle il renoncera pour se tourner comme ses héros vers un mysticisme chrétien fort peu orthodoxe dont les fondements sont exposés dans Incognito par le personnage de Sébastien Ionesco, auquel fait écho le personnage d'Axel Oevermans (qui fait penser Alexandre Grothendiek par bien des côtés ; Axel, Alex ... les romans de Dumitriu sont certainement "à clé" pour qui le connaît suffisamment ; j'avoue passer à côté sans que le plaisir de la lecture en soufre particulièrement) dans L'extrême Occident : seul celui qui est resté coincé dans le no man's land peut ainsi voir comme symétriques les deux moitiés du monde.

Plus encore que Incognito, à la trame plus vaste, Rendez-vous au Jugement Dernier est le roman de la bureaucratie, de son atmosphère étouffante, de ses menus accrocs qui virent au drame au vu de tous mais sans un bruit ; Dumitriu parvient parfaitement à faire sentir en quoi une bureaucratie est en fait un authentique système chaotique : y coexistent une parfaite solidité, celle de la structure, et une complète volatilité, celles des carrières, ainsi que coexistent, dans un système chaotique, la stabilité de l'attracteur et la volatilité des trajectoires. 
Ce genre d'association d'idées ne m'est jamais venu à la lecture d'autres écrivains (Soljenytsine, Dombrovski, tant d'autres) : la perspective de Dumitriu est singulière ; ce n'est pas celle de l'homme écrasé par la bureaucratie comme entité extérieure mais du bureaucrate asphyxié par la bureaucratie dont il ne peut pas sortir, comme un noyé englouti par la vague.


Sur Petru Dumitriu, on pourra lire la belle notice d'Edgar Reichmann publié dans Le Monde à sa mort.