mardi 25 juillet 2017

New year -- Joanna Klink


We woke to the darkness before our eyes,
unable to take the measure of the loss.
Who are they. What are we. What have we
abandoned to arrive with such violence at this hour.
In answer we drew back, covered our ears
with our hands to the heedless victory, or vowed,
as I did, into the changed air, never to consent.
But it was already too late, too late for the unfarmed fields,
the men by the station, the park swings, the parking lots,
the ground water, the doves—too late for dusk
falling in summer, chains of glass lakes
mingled into dawn, the corals, the neighbors,
the first drizzle on an empty street, cafeterias and stockyards,
young men asking twice a day for
work. Too late for hope. Too far along
to meet a country, a people, its annihilating need.

Because the year is new and the great change
already underway, we concede a thousandfold
and feel, harder than the land itself,
a complicity for everything we did not see
or comprehend: cynicism borne of raw despair,
long-cultivated hatreds, the promises of leaders
traveling like cool silence through the dark.
My life is here, in this small room, and like you
I am waiting to know—but there is no time
to wait for what has happened.
What does the future ask of me,
those who won’t have enough to eat by evening,
those whose disease will now take hold—
and the decades that carry past me once I’ve died,
generations of children, the suffering that is never solved,
the heat over the earth, its marshes,
its crowded towers, its unbreathable night air.
I would open my hand from the wrist,
step outside, not lose nerve.
Here is the day, still to be lived.
We do not fully know what we do.
But the trains depart the stations, traffic lurches
and stalls, a highway crew has paused.
Desert sun softens the first color of the rock.
Who governs now governs by grievance and old scores,
but we compass our worth,
prepare to do the work not our own,
and feel, past the scorn in his eyes, the burden
in the torso of a stranger, draw close to the sick,
the weak, the women without jobs, the twelve-year-old
facing spite half-tangled into sleep, the panic
tightening inside everyone who has been told to go,
I will help you although I do not know you,
and strive not to look away, be unwilling to profit,
an ache inside that endless effort,
a slowed-down summons not from those
whose rage is lit by greed—we do not consent—
but the ones who wake without prospect,
those who don’t speak, cannot recover,
like the old woman at the counter, the helpless father
who, like you, gets no more than his one life.



Parodia magnifica


Publié via Poem-a-day, le 21 février 2017 ; très représentatif du changement de ton de Joanna Klink, dans la ligne de Excerpts of a secret prophecy.
New year ... une nuit d'introspection, quelque part entre l'élection de Donald Trump (19 Décembre 2016) et sa prise de fonction (20 Janvier 2017).


mercredi 19 juillet 2017

Nothingwood -- Sonia Kronlund


J'y allais un peu à reculons, plutôt rebuté par une promotion vantant le côté "picaresque" d'une joyeuse équipe de "bras cassés" tournant de la série Z sur fond d'attentats et de check-points à barbus.
Mais quelque chose me disait aussi qu'on ne pouvait pas s'arrêter à cela, s'agissant de Sonia Kronlund et de l'Afghanistan, et ce quelque chose avait raison ; loin d'une histoire de bras cassés, c'est une émouvante "insurrection de la vie" dont Sonia Kronlund se fait le témoin.



Salim Shaheen et Sonia Kronlund


Pour évoquer le personnage de Salim Shaheen, on pense à ces mots de Denis Roche :

"JE DANSE PARCE QUE J'AI PEUR ET JE MANIE JUSQU'A L'EPUISEMENT MA CARCASSE D'AVANT EN ARRIERE ET D'ARRIERE EN AVANT, DE MES TALONS A MES ORTEILS ET VICE VERSA."

(in Denis Roche, "Louve basse", Seuil, 1976)

lundi 17 juillet 2017

Hommage à Barnett Newman




(hommage sans prétention ...)

"The echo of a laugh is anything but light."


Une phrase issue d'un blog, du genre de blog qui vous redonne confiance en l'humanité, tout simplement.


Alors, juste en passant, un poème de Eugen Jebeleanu, en traduction anglaise :


Secret Weapon

This thing
so many despise
but everyone wants to make.
This thing
so many people
want to catch
as they dress up in the sirens of cars
which can go 100 miles per hour,
and in pressurized bottles,
and in dresses with patterns or no rhyme or reason,
in dresses no less shiny
than neon on those evenings in summer
when I don’t know who
high above us
is quietly
scything
the crops.
This despised thing
envied by all
because it cannot be seen
but exists,
because it is wolf and bird
and nation of lambs,
high, high, where it rules
the moon
without saying a word.
This thing
so precious
it costs almost nothing,
which reveals itself to only a few,
giving itself to all, wolf, bird, lamb
(without tail! without end!)
belonging to all
(if they can catch it)
which cannot be fashioned
by hands with flint finger bones.
This thing which sings,
which bites if it’s needed, which keeps you warm
wolf
bird
lamb
breath of the Invisible.

(in Eugen Jebeleanu, Secret Weapon : Selected late poems, traduit par Matthew Zapruder et Ralph Ioanid, Coffee House press, 2008)



 breath of the Invisible ...

jeudi 13 juillet 2017

La planète malade -- Guy Debord


La « pollution » est aujourd’hui à la mode, exactement de la même manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans les faits. Elle s’expose partout en tant qu’idéologie, et elle gagne du terrain en tant que processus réel. Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production marchande et le projet de sa négation totale, également riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux côtés par lesquels se manifeste un même moment historique longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures partielles inadéquates : l’impossibilité de la continuation du fonctionnement du capitalisme.

L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène - et vers quelle date - la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.

Tandis que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et modernes en affectant d’épouser leur siècle, en proclamant que l’autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l’on devrait préférer à l’inconfort des « pittoresques » quartiers anciens, ou en faisant gravement remarquer que l’ensemble de la population mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L’impossibilité est en fait déjà parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique séparée, qui ne discute plus que de l’échéance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement. Une telle science ne peut qu’accompagner vers la destruction le monde qui l’a produite et qui la tient ; mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un degré caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi.



Ainsi commence ce bref texte de 1971 ; si cela ne vous donne pas envie d'aller le lire en entier (ici, par exemple), en voici la conclusion :



Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps.

Le continu et autres écrits -- Hermann Weyl (1885 - 1955)


En guise de conclusion j'essaie de rassembler en quelques thèses générales l'expérience que les mathématiques ont acquise en approfondissant l'infini au cours de l'histoire.
1) Dana la vie spirituelle de l'homme se séparent distinctement l'un de l'autre un domaine de l'agir, de la formation, de la construction, d'une part, domaine auquel s'appliquent l'artiste créateur, le savant, le technicien, l'homme d'état, et qui en science est placé sous la norme de l'objectivité - d'une autre part un domaine de la réflexion, qui s'accomplit dans des intuitions et que, pour le distinguer, on pourrait considérer comme le véritable apanage du philosophe. Le risque de l'activité créatrice, quand elle n'est pas surveillée par la réflexion, est qu'elle dévie du sens, se fourvoie, cristallise en routine - le risque de la réflexion, de dégénérer en un "parler sur" qui paralyse la puissance créatrice. Ce que nous avons fait ici, c'est de la réflexion. La mathématique hilbertienne, comme la physique, ressortit à l'esprit constructif, la métamathématique avec son intuition de la non-contradiction, ressortit à la réflexion.
2) La tâche de la connaissance ne peut certainement pas être remplie par la vision intuitive là où, comme en science de la nature, on touche à une sphère objective impénétrable dès l'origine à la raison. Mais déjà en mathématique pure, nous ne pouvons pas voir la validité d'une formule sur son caractère descriptif ; sa validité ne se révèle qu'en itérant et en combinant un nombre quelconque de fois l'application de règles pratiques d'inférence. En cette acception on peut parler d'une cécité originelle de la raison : nous ne possédons pas la vérité, ouvrir tout grands les yeux ne suffit pas, la vérité veut être gagnée par l'agir.
3) L'infini est accessible à l'esprit et à l'intuition sous forme d'un champ de possibilités ouvert dans l'infini ; à la manière de la suite des nombres qui continue toujours plus loin ; mais
4) L'infini achevé ou actuel en tant que domaine fermé d'existence absolue, ne peut pas lui être donné.
5) Toutefois l'esprit, par son exigence de totalité et la croyance métaphysique en la réalité, est pressamment contraint de représenter par une construction symbolique l'infini en tant qu'être fermé.
Je prends philosophiquement très au sérieux ce savoir d'expérience tiré du spectacle de l'évolution des mathématiques. Si on me permettait un langage théologique je dirais que les trois derniers points signifient que nous refusons la thèse de la finitude simple de l'homme, aussi bien dans sa version athéistique de la finitude radicale, que dans sa version théiste où elle sert de base au scénario dramatique du repentir, de la révélation et de la grâce ; car l'esprit est liberté dans la sujétion de l'être-là, il est ouvert à l'infini. Dieu en tant qu'infini achevé ne peut lui être donné ni présentement ni dans l'avenir ; il ne peut pas faire irruption en l'homme par la révélation, ni l'homme par la vision mystique percer jusqu’à Dieu. Nous ne pouvons que représenter l'infini actuel symboliquement. Toute création de formes où se manifeste la créativité reçoit de cette relation consécration et dignité. En mathématiques et en physique seulement, autant que je puis voir, la construction symbolico-théorique a acquis une solidité telle qu'elle s'impose à quiconque dont l'intelligence s'ouvre à ces sciences.

(in Hermann Weyl, Le continu et autres écrits, Vrin, 1994)



Quelle heureuse surprise de trouver ce livre enfoui au milieu de romans policiers à l'étal d'un bouquiniste (2€) ... 
Hermann Weyl ! Tout ce que j'ai compris de relativité générale, je le dois à Temps, Espace, Matière, Leçons sur la théorie de la relativité générale, paru en 1918 à Zurich (mais dans l'édition française de 1958). 
 

Une si étroite fenêtre ...


Trouvé dans le Carnet de notes de Mémoires d'Hadrien, cette note issue de la correspondance de Flaubert :



Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été.





Homme seul et d'ailleurs relié à tout, ajoute Marguerite Yourcenar.

 

lundi 3 juillet 2017

Rendez-vous au Jugement Dernier -- Petru Dumitriu


Puis nous partîmes. A chaque frontière, un coup de téléphone de Bucarest pouvait nous arrêter. Mais rien n'arriva. Nous traversâmes les capitales de révoltes étouffées dans le sang par les soldats de différents et successifs maîtres étrangers. Budapest, Bratislava, Prague, Berlin. Des champs de ruine, des bâtisses neuves, froides, une terre noircie par le charbon des incendies : Berlin était mort. Au bout de certaines rues on voyait, la nuit, un clignotement multicolore d'enseignes lumineuses : là-bas était quelque chose d’extraordinaire, l'autre monde, ou l'autre moitié du monde. Un homme qui, sommé par les policiers, ne s'était pas arrêté et s'était mis à courir vers les enseignes lumineuses, avait été tué l'autre jour à coups de pistolet. Un autre avait réussi à s'enfuir mais, se rendant compte brusquement qu'il n'allait plus jamais revoir les siens, s'était suicidé dans un terrain vague. Isolde et moi, nous passâmes (je m'étais glissé entre le dossier du siège et le dos d'Isolde pour au moins recevoir les balles avant elle), mais ils ne tirèrent pas ; c'étaient deux jeunes gars roses et bonasses qui se mirent à courir après nous en gesticulant quand ils virent la voiture prendre un virage entre deux ruines et s'éloigner à toute vitesse dans la direction interdite.

(in Petru Dumitriu, Rendez-vous au Jugement Dernier, Seuil, 1961)



Ainsi Petru Dumitriu narre-t-il son passage à l'Ouest en 1960 dans Rendez-vous au Jugement Dernier, roman qu'il publia en France en 1961 et qui fait diptyque avec Incognito (les deux romans ne sont d'ailleurs que partiellement compréhensibles l'un sans l'autre ; à noter que des liasses entières ont été réunies après sa mort dans l'édition de ses œuvres complètes, dont certaines fournissent certainement des éclairages supplémentaires à ces romans, le personnage d'Emil Ionescu, tout particulièrement, mais, malheureusement pour moi, c'est en roumain).

En dépit des apparences, Petru Dumitriu ne traversera jamais vraiment ce no man's land entre l'Est et l'Ouest : à son arrivée à l'Ouest, il sera fraichement reçu, les exilés roumains ne lui pardonneront pas d'avoir été un des plus choyés et le plus talentueux des thuriféraires du régime (non, pas le régime de Ceaucescu, pas encore ... celui de Georghiu-Dej qui mourra au pouvoir en 1965) : Chemins sans poussière (non traduit en français, à ma connaissance, mais disponible en allemand dès 1953, fraternité socialiste oblige, sous le titre Der Kanal (Verlag Volk und Welt)) est un hymne au "grand chantier" du canal Danube-Mer Noire, occultant complètement les travaux forcés des déportés politiques; une occultation que Dumitriu corrigera avec non moins de talent vers la fin de Incognito. Il ne reçut pas non plus sans surprise le monde de l'Ouest : deux romans, L'extrême Occident (1964) et Les initiés (1966) se lisent comme des "rapports d'étonnement" de son intégration toujours différée à cette "autre moitié du monde", intégration à laquelle il renoncera pour se tourner comme ses héros vers un mysticisme chrétien fort peu orthodoxe dont les fondements sont exposés dans Incognito par le personnage de Sébastien Ionesco, auquel fait écho le personnage d'Axel Oevermans (qui fait penser Alexandre Grothendiek par bien des côtés ; Axel, Alex ... les romans de Dumitriu sont certainement "à clé" pour qui le connaît suffisamment ; j'avoue passer à côté sans que le plaisir de la lecture en soufre particulièrement) dans L'extrême Occident : seul celui qui est resté coincé dans le no man's land peut ainsi voir comme symétriques les deux moitiés du monde.

Plus encore que Incognito, à la trame plus vaste, Rendez-vous au Jugement Dernier est le roman de la bureaucratie, de son atmosphère étouffante, de ses menus accrocs qui virent au drame au vu de tous mais sans un bruit ; Dumitriu parvient parfaitement à faire sentir en quoi une bureaucratie est en fait un authentique système chaotique : y coexistent une parfaite solidité, celle de la structure, et une complète volatilité, celles des carrières, ainsi que coexistent, dans un système chaotique, la stabilité de l'attracteur et la volatilité des trajectoires. 
Ce genre d'association d'idées ne m'est jamais venu à la lecture d'autres écrivains (Soljenytsine, Dombrovski, tant d'autres) : la perspective de Dumitriu est singulière ; ce n'est pas celle de l'homme écrasé par la bureaucratie comme entité extérieure mais du bureaucrate asphyxié par la bureaucratie dont il ne peut pas sortir, comme un noyé englouti par la vague.


Sur Petru Dumitriu, on pourra lire la belle notice d'Edgar Reichmann publié dans Le Monde à sa mort.