lundi 1 février 2016

Naval et carcéral (1) -- Michel de Certeau (1925 - 1986)



Salvador Dali - La gare de Perpignan (1965)


Enfermement voyageur. Immobile dans le wagon, voir glisser des choses immobiles. Qu'est-ce qui se passe ? Rien ne bouge au-dedans et au-dehors du train.
Immuable, le voyageur est casé, numéroté et contrôlé dans le damier du wagon, cette réalisation parfaite de l'utopie rationnelle. La surveillance et la nourriture y circulent de case en case : "Contrôle des billets" ... "Sandwiches ? Bière ? Café ? ...". Seuls les W.C. ouvrent une fuite dans le système clos. C'est le fantasme des amoureux, l'issue des malades, l'escapade des enfants ("pipi !"), - un coin de l'irrationnel, comme l'étaient les amours et les égouts dans les Utopies de jadis. Mis à part ce lapsus abandonné aux excès, tout est quadrillé. Ne voyage qu'une cellule rationalisée. Une bulle du pouvoir panoptique et classificateur, un module de l'enfermement qui rend possible la production d'un ordre, une insularité close et autonome, voilà ce qui peut traverser l'espace et se rendre indépendant des enracinements locaux.
Au-dedans, l'immobilité d'un ordre. Ici règnent le repos et le rêve. Il n'y a rien à faire, on est dans l'état de raison. Chaque chose y est à sa place comme dans la Philosophie du droit de Hegel. Chaque être est posé là comme un caractère d'imprimerie sur une page militairement rangée. Cet ordre, système organisationnel, quiétude d'une raison, est pour le wagon comme pour le texte la condition de leur circulation.
Dehors, une autre immobilité, celle des choses, régnantes montagnes, verdures étendues, villages arrêtés, colonnades de buildings, noires silhouettes urbaines dans le rose du soir, scintillements de lumières nocturnes d'une mer d'avant ou d'après nos histoires. Le train généralise la Melencolia de Dürer, expérience spéculative du monde : être hors de ces choses qui restent là, détachées, absolues,et qui nous quittent sans qu'elles y soient pour rien ; être privé d'elles, surpris de leur éphémère et tranquille étrangeté. Émerveillement dans l’abandonnement. Pourtant elles ne bougent pas. Elles n'ont de mouvement que celui que provoquent entre leurs masses les modifications de perspective moment après moment ; mutations en trompe-l’œil. Comme moi, elles ne changent pas de place, mais la vue seule défait et refait continuellement les rapports qu'entretiennent entre eux ces fixes.
Entre l'immobilité du dedans et celle du dehors, un quiproquo s'introduit, mince rasoir qui inverse leurs stabilités. Le chiasme est effectué par la vitre et par le rail. Deux thèmes de Jules Verne, ce Victor Hugo du voyage : le hublot du Nautilus, césure transparente entre les sentiments fluctuants de l’observateur et les mouvances d'une réalité océanique ; la voie de fer qui, d'une ligne droite, coupe l'espace et transforme en vitesse de leur fuite les sereines identités du sol. La vitre est ce qui permet de voir et le rail, ce qui permet de traverser. Ce sont deux modes complémentaires de séparation. L'un crée la distance du spectateur : tu ne toucheras pas ; plus tu vois, moins tu tiens - dépossession de la main pour un plus grand parcours de l’œil. L'autre trace, indéfiniment, l'injonction de passer ; c'en est l'ordre écrit, d'une seule ligne, mais sans fin : va, pars, ceci n'est pas ton pays, celui-là non plus - impératif du détachement qui oblige à payer une abstraite maîtrise oculaire de l'espace en quittant tout lieu propre, en perdant pied.
La glace de verre et la ligne de fer répartissent d'un côté l'intériorité du voyageur, narrateur putatif, et de l'autre la force de l'être, puissance d'un silence extérieur. Mais, paradoxalement, c'est le silence de ces choses mises à distance, derrière le verre, qui, de loin, fait parler nos mémoires ou tire de l'ombre les rêves de nos secrets. L'isoloir produit des pensées avec des séparations. Le verre et le fer font des spéculatifs et des gnostiques. Il faut cette coupure pour que naisse, hors de ces choses mais pas sans elles, les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures.

(la suite)

in Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Folio 1990