mercredi 19 novembre 2014

Somaland -- Eric Chauvier


Participer à une enquête d'utilité publique (1), ne serait-ce que pour un malheureux (dans tous les sens du terme (2)) remembrement laisse une curieuse impression : on se prend surtout à espérer que sur des sujets plus graves, les choses sont menées avec plus de sérieux.

(1) En tant qu' "intervenant" comme le rapportent les comptes-rendus : il y a en effet ceux qui ont des noms et les autres. Les "intervenants" "s'interrogent" (on est correct dans les comptes-rendus mais on sent parfois que c'est le mot "éructent" que les rédacteurs ont à l'esprit), les "bien nommés", eux, "répondent", "précisent", "nuancent" etc ; la mise en scène du savoir se déversant sur l'ignorance est le cadre obligé de tels comptes-rendus.
(2) Après tout, que quelques kilomètres de nouveaux talus soient "couverts" d'éthiques rameaux espacés d'un bon mètre et dont la moitié sont déjà morts, que ces nouveaux talus, sans doute rétifs aux injonctions administratives, aient transformé leur côté amont en profond marécage ... jusqu'à ce que les agriculteurs, soudain conscients qu'il n'y a plus de bois à couper sur les anciens talus mis à bas et que le maïs n'est pas une plante lacustre, les défoncent pour améliorer un écoulement que ces talus se devaient effectivement d'empêcher, il n'y a pas mort d'homme.

Et puis, à la lecture des arguments des élus défenseurs du barrage de Sivens (ici, par exemple), un doute s'installe, une impression de déjà-entendu : "tout a été fait dans les règles, tout est légal, démocratie, justice, état de droit etc" ... certes, l'argument de la légalité de l'ensemble d'une procédure n'est pas négligeable mais, si tout a été fait avec la même absence de sérieux, la même tranquille assurance à s'asseoir sur les avis "consultatifs" quand ils sont négatifs, la légalité ne sert plus que de cache-sexe.

On se dit quand même qu'on a sans doute été témoin d'un cas isolé, et puis on tombe sur Somaland. Vous trouverez deux comptes-rendus de cet excellent petit livre ici et .

Au compte-rendu d'enquête qui expose l'opacité des procédures de gestion des risques et leurs zones d'ombres volontairement construites, Eric Chauvier superpose un dispositif supplémentaire qui intensifie le caractère de "réalité fictionnelle" : les noms de personnes, de lieux, d'entreprises, sont fictifs ce qui n'est pas si courant dans un compte-rendu d'enquête qui précise que les conversations sont enregistrées, en précise le détail des intonations et note même le langage corporel (sans oublier les polices et couleurs de l'indispensable Powerpoint) ; on en vient à douter même des noms des produits chimiques (le silène, par exemple, qui est une vaste famille et non un produit spécifique) et la folle hypothèse de zombification préméditée des populations défavorisées contamine le lecteur qui ne sait plus s'il lit une fiction avec de vrais morceaux de réalité dedans (lesquels ?) ou un compte-rendu étrangement anonymisé (est-ce un jeu de piste ?).

N'empèche ... tout n'est pas négatif ; depuis la parution du livre (2012), la cartographie semble avoir fait d'impétueux bonds en avant. Fini le crayon de couleur, vive la pixellisation, d'ailleurs l'intervenant "méta-géographe" l'avait prévu, cela a indubitablement amélioré la situation : 
 





(Eric Chauvier, Somaland, Allia, 2012)