vendredi 14 novembre 2014

L'enchantement du virtuel -- Gilles Châtelet (1944 - 1999)


Alors ce que je voudrais dire c’est qu’avant on disait il y a quelque chose qui se produit, il y a une force (6). Et Leibnitz n’aimait pas cette conception de la force même si Newton l’employait. Cela a effectivement un côté occulte : il se passe des choses parce qu’il y a de la force. Si les théories fascistes s’appuient sur des théories de force, ce n’est pas un hasard. Pour le fascisme, la virtualité c’est le scandale, ce n’est pas « tangible » ; le fascisme ne comprend rien à la virtualité (7), donc pour lui l’événement est nié ; or il y a une impatience d’événement dans le fascisme, il faut qu’il se passe quelque chose à tout prix, c’est la théorie de la volonté. Donc il faut qu’il y ait une force qui soit incrustée quelque part. Paradoxalement on peut dire (ça restera entre nous) que la conception de la force de Newton implique une sorte de volontarisme d’implantation dans la matière. Il n’y a pas une compréhension de la matière par une tendresse virtuelle mais comme une implantation occulte. Et c’est très clairement dit par Leibnitz et Hegel (et ils avaient raison !). C’est très intelligent ce qu’ils racontent là-dessus et la critique que fera Einstein sur la conception de Newton est calquée sur ce que disent ces deux métaphysiciens. Puisqu’effectivement on a l’impression qu’on a, une fois de plus, écarté physique et mathématique entre deux transcendances hostiles et puis qu’on a implanté cette chose qui s’appelle la force et que ça marche très bien. Pour les classes, les « taupes » et la pratique habituelle, ça marche très bien, la force est bien commode. Seulement quand on regarde la mécanique, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. En fait les grands théorèmes mécaniques ne parlent jamais de la force mais ils parlent de vitesse virtuelle. Lagrange qui s’inspirait directement de Leibnitz, a très bien compris que le secret de la matière, ce n’était ni dans la « force », ni dans la « réalité », bref dans les « forces réelles » (on ne les connaît jamais), mais par contre on peut toujours énoncer ce qu’on appelle le principe des vitesses virtuelles : et à ce moment-là le miracle c’est qu’une chose pleure de bruit et de fureur (la force c’est bien cela, c’est bien la fureur prisonnière des choses déchaînées), se transforme : le principe des vitesses virtuelles permet au contraire de thématiser la physique mathématique ou la mécanique sous forme d’un équilibre entre les travaux d’inertie et les travaux des forces extérieures. L’enchantement du virtuel est un enchantement qui contourne la magie. La force, c’était comme si les objets possédaient encore de par eux-mêmes toute une puissance occulte, un être qui se manifestait, alors que le virtuel évite ça. Effectivement, si on essaye de penser d’une façon purement métaphysique, quand on disloque Aristote, quand il n’y a pas de théologie, on retourne à la magie, les objets sont mûs par quelque chose de terrifiant. Ainsi s’explique l’hostilité à Galilée. Car si l’univers n’est pas mathématisable, il ne peut être que magique ou théologique. Il n’y a pas tellement de choix. On ne dit jamais cela, mais c’est ce qui est important. Là quelque chose a basculé, qui est gigantesque.



6. Cf. La critique hégelienne comme « pure manifestation »
7. Par définition du fascisme comme prestation volontariste.
 


L'ensemble de l'article est en ligne dans Chimères. Peut-être faut-il être un peu au fait de l'histoire de la mécanique pour être saisir la portée de cette image de la force comme trace de la séparation (séparation "de force" ?) entre mathématique et physique ; peut-être pas ... toujours est-il que c'est ce texte qui m'a fait lire Leibnitz (et qui m'a fait redécouvrir que c'est chez lui que l'on trouve déjà l'origine de la différentiation fractionnaire).