mardi 25 novembre 2014

La débâcle -- César Fauxbras (1899 - 1968)


On ne peut mieux introduire ce livre que ne le fait son auteur dans son avant-propos :


La matière de ce reportage a été recueillie entre le 29 mai et le 6 juillet 1940.
Fait prisonnier le 29 mai à Ledringhem, près de Dunkerque, le reporter, qui ne veut avoir joué que le rôle d'un magnétophone, se mit à coucher dans un cahier les propos de ses compagnons. Avant la capture, il n'y avait rien à écouter, car le citoyen mobilisé gardait bouche cousue. Même dans la déroute, il craignait trop les mouchards et les tribunaux militaires pour oser se soulager par des lamentations et des imprécations. Dès qu'il eut été pris, et libéré de sa terreur, il vida son sac/
Cinq semaines plus tard, le 6 juillet, on savait que l’armistice n'était pas la paix, et qu'on ne rentrerait pas chez soi pour l'automne. L'homme du 10 mai tenait d'autres discours. Les Allemands, jusque-là des Fritz, des Fridolins, rarement des Boches, ne furent plus que des vaches de Boches. Quand il eut entendu dire : "Si c'était à recommencer ...", le reporter écrivit : FIN DU 10 MAI, et changea de cahier. Il avait noté tout ce qui lui était venu aux oreilles et qui lui avait paru apporter une explication au fait que le 13 mai, après une campagne de quatre jours, l'armée française n'existait plus. Voici ce sondage d'opinion, l'opinion du soldat réserviste parti pour Dantzig le 3 septembre 1939. Peut-être l'heure du magnétophone est-elle venue, après un quart de siècle, et chacun, du général au caporal et du ministre à l'historien, ayant commenté l'événement.

CESAR FAUXBRAS, 1965




La Débâcle 5, 2011



Quelques extraits sur notre aviation, pour la rigolade (piochés au long du livre, qui est strictement chronologique) :


C'est un riche idée qu'ils ont eue, les Fridolins, de nous enfermer dans une filature. J'aime mieux coucher sur du jute qu'à la belle étoile. Mais si nous avions une aviation, je ne serais pas tranquille. Vois-tu que nos aviateurs viennent bombarder la filature ? Vu de haut, un Français prisonnier ressemble exactement à un Allemand vainqueur ... Dieu merci, la preuve est faite que nous n'avons pas d'aviation.

Pour un avion capable de voler, la France possédait six généraux d'aviation. Les avions étant occupés à transporter en lieu sûr les généraux d'aviation, il ne pouvait pas y en avoir sur le front. Telle est la clé du mystère.

Les candides qui ont acclamé Daladier après Munich, ce sont les mêmes qui avaient acclamé Lindbergh à son atterrissage au Bourget en 27. Ils admiraient l'aviation et les aviateurs, et ils sont indignés maintenant de recevoir des bombes sur la gueule !...

Je vais vous raconter une bataille de la guerre de 40 comme on la racontera plus tard dans les livres d'Histoire. Ce ne sera pas long. Les Fritz attaquent, notre artillerie leur tire dessus, les bombardiers-piqueurs viennent arroser notre artillerie, les artilleurs se débinent, les biffins ne voyant plus tomber les obus disent qu'on est trahis et suivent le mouvement des artilleurs, les troupes en réserve suivent les biffins, tout le monde se mélange, on balance les fourniments qui gênent le cross-country, et l'armée française arrive à Clermont-Ferrand, sauf les malchanceux coincés dans la poche et qui vont se livrer à des études stratégiques en Autriche, Stalag XVII A, au bors du beau Danube bleu.
- Tu oublies un fait d'importance, tu oublies de préciser que pendant que les bombardiers d'Adolf arrosaient notre artillerie, notre aviation de chasse surveillait les Champs-Élysées, les aviateurs dans les bistrots de luxe, avec tous leurs galons dorés et leur petit sabre si marrant.
- Tu exagères. Ils n'étaient pas tous aux Champs-Élysées. Avant le 10 mai, pendant ma détente, j'ai vu un avion français, moi, du côté d'Arcachon.
- Un avion militaire ?
- Peut-être bien.


Matricielle 1.4, 2011-2013




Et ceci, un peu moins pour la rigolade :



Il n'y a pas plus abruti que le Boche !... Oui, je dis : le Boche !... Voyons, à quoi doit-il sa victoire ? A nous !... Hitler et sa gradaille prétendront que les divisions blindées, les bombardiers en piqué et autres produits de l'intelligence germanique nous ont réduits à l'impuissance, tout valeureux que nous sommes. Oui, soyez sûrs qu'ils nous reconnaîtront de la valeur militaire, car à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Je prétends, moi, que nous aurions tenu sous les bombes, que nous aurions arrêté les chars, si nous l'avions bien voulu. Avouons-le, entre nous, elles ne faisaient pas de grands ravages, ces terribles bombes !... On se serait vite habitués à ce genre de sport. Quoi, avez-vous une idée de ce que c'était, un bombardement, à Verdun ? Je prétends que si nous l'avions voulu, les astuces stratégiques et tactiques du guignol autrichien ne seraient pas venues à bout de notre entêtement. Et si les Boches avaient cru leurs armes irrésistibles, ils nous auraient attaqués en septembre, après la Pologne. Au lieu de ça, en septembre, ils nous ont demandé la paix !... Pourquoi ont-ils attendu huit mois ? Parce qu'ils comptaient sur la connerie de nos maîtres pour retourner ceux d'entre nous que tentait une pension de trois mille francs par an, payable à leur veuve. En huit mois, nos maîtres, leurs flics et leurs juges ont réussi à persuader le troufion à dix sous que trois mille francs de pension de veuve, ce n'est pas lourd. Est-ce que j'exagère ? Regardez ce morceau de journal : il est du 21 mars. Le premier jour du printemps 1940, le jour où la France a perdu cette guerre, battue non par Hitler et ses chars, mais par un morceau de papier. Vous vous souvenez, de cet article : il a fait assez de bruit ! Je lis : Une lettre décachetée par la censure vaut cinq ans de prison à l'envoyeur. Nous faisions une guerre antifasciste, nous défendions la liberté, et des bourriques ouvraient nos lettres, et un tribunal de planqués foutait cinq ans de taule au copain qui s'était exprimé librement dans une lettre à sa femme. J'y insiste : à sa femme. Dans une lettre intime, dans une lettre que seule sa femme devait lire, et non pas dans un tract, ou dans une salle de bistro. Nous n'avions pas le droit de penser, nous étions déjà des cadavres ! Et ils s'imaginaient que des cadavres chasseraient les nazis ? Plus fort : ces cons-là mettaient ça dans leurs journaux, quand l'armée française n'avait rien à foutre qu'à lire le journal du matin au soir ! Pour nous insuffler plus d'ardeur patriotique, probablement !... Épilogue, grâce à nous, Hitler a vaincu en trois jours la première armée du monde. Un pareil service N'aurait-il pas mérité récompense ? Vous savez comme nous sommes récompensés !... Encore huit jours de ce régime, tisane et pain moisi, et nous rendrons l'âme. Vous avez lu leurs affiches, ils pelotent les civils, et nous, ils nous affament !... Comme si nous ne venions pas de prouver que nous ne sommes pas autre chose que des civils inoffensifs, malgré notre défroque. des abruitis, les Boches, je vous le répète. Des cons qui valent les nôtres, de cons. Mais je vous le prédis : ils la payeront, leur connerie. La connerie se paye toujours !

- Eh bien, l'as-tu entendu s'exciter ce petit gars du 10e Génie ? T'as vu les copains s'ils en bavaient de s'entendre préciser ce qu'ils pensaient tous sans oser le dire ? Et on aurait voulu faire marcher à la trique une armée où des sapeurs de deuxième classe savaient causer comme des académiciens ?

- On ne dira pas que celui-là il a foutu le camp par trouille, parce que si un Fritz l'avait entendu les traiter de Boches et Hitler de guignol, il aurait eu du vilain pour sa pomme.




(in César Fauxbras, La Débâcle, Allia, 2011)