mercredi 19 novembre 2014

Au pays d'Essenine -- Alexandre Soljenitsyne (1918 - 2008)


Et voilà, on s'en va vérifier une citation ("Ce n'est pas la mer qui nous noie, c'est la flaque de boue") et on se retrouve à relire Le premier cercle et à y retrouver ce petit volume à couverture jaune de poèmes de Essenine qui joue un rôle central dans les dernières pages, que Gleb Nerjine arrache, avant son départ pour les camps, à l'administration de la charachka pour le rendre à la lecture, à la vie au sein du premier cercle de l'enfer.

Et puis on se souvient de ce petit texte de Soljenitsyne (in Études et miniatures, repris dans Zacharie l'escarcelle, Julliard 1971), traduit par Lucile Nivat.



Gennady Dily
L'Oka près de Konstantinovo
(source)



Quatre villages l'un derrière l'autre s'étirent uniformément le long d'une rue.Pas de jardins. Pas de forêt non plus à proximité. Devant les maisons, des jardinets souffreteux. Ici et là aux fenêtres, des encadrements de bois ajouré grossièrement bariolés. Une truie d'au moins six pouds, majestueuse, se gratte conte la borne au milieu de la rue. Des oies bien en file font brusquement volte-face à la poursuite d'une ombre de bicyclette passée en trombe, et lui adressent à l'unisson un cri belliqueux. Des poules s'affairent à gratter la rue et les arrière-cours, cherchant de quoi manger.

A Konstantinovo, le comptoir de vente ressemble à un poulailler délabré. Du hareng, toutes sortes de harengs ; des bonbons fourrés tout agglutinés, comme on n'en mange plus nulle part depuis quinze ans ; des tourtes de pain noir dures comme des pavés, deux fois plus compactes qu'en ville, dignes de se mesurer avec la hache plus qu'avec le couteau.

Dans l'izba des Essenine, de pauvres cloisons qui ne vont pas jusqu'au plafond, des souillardes, des réduits dont aucun ne mérite le nom de pièce. Dans le potager, un petit hangar sans fenêtre ; avant, il y avait aussi des bains ; Serge s'y faufilait dans le noir et y composa ses premiers vers. Derrière la palissade, l'habituel petit champ.

Je traverse ce village comme beaucoup d'autres, dont les habitants maintenant encore sont tout préoccupés de pain, de petits profits et soucieux de damer le pion aux voisins, et je me sens tout ému : le feu célest a, un beau jour, embrasé ces horizons et aujourd'hui encore, ici, il m'enflamme les joues. J'arrive sur le versant de l'Oka. Je regarde au loin et m'étonne : se peut-il que de cette bande lointaine et sombre de taillis on ait pu dire avec tant de mystère : "Dans la forêt de pins tintent les pleurs des tétras", et ce sont ces méandres bordés de praieries de la paisible Oka qui ont inspiré ces mots mystérieux : "Des meules de soleil au creux des eaux" ?

Quel alliage de talent le Créateur a-t-il jeté ici, dans cette izba, dans ce coeur de jeune paysan bagarreur pour que, tout secoué, ce petit paysan trouve tant de matériaux pour la beauté - près du four de l'izba, dans l'étable, sur l'aire, dans les pâtures qui bordent le village -, cette beauté que, depuis mille ans, on foule aux pieds et on ignore ?...