jeudi 7 août 2014

Incontrôlable, suivi de O -- Andreï Voznessenski (1933 - 2010)



Orbes des pommes d'api surchargeant les pommiers. Grand-père étayait ses branches ployées avec des perches fourchues.
Le pommier était derrière la maison, face au levant. Tous les matins, sa silhouette baignait dans les rayons. Ils faisaient comme des raies obliques dans un cahier d'écolier. Les contours des pommes étaient soulignés par des demi-cercles luisants, on eût dit des O majuscules avec des pleins, comme si le petit matin apprenait à calligraphier.
Sous l'une des pommes se contorsionnait un ver faisant la lettre Q que j'ignorais alors.
O ma première maîtresse d'écriture ! Des millénaires avant, dans un autre jardin, une autre première maîtresse tendit, intimidée, cette luisante lettre ovale par quoi commença le genre humain.
L'arbre du langage se gonflait de suc. Au commencement était le verbe, qui n'avait point de forme. L'homme a créé saintement et avec péché une forme pour le verbe en inventant l'alphabet, le dessin, la sculpture.




Un bien curieux livre, en trois parties fort inégales. Incontrôlable est un recueil de poèmes très éloigné du meilleur Voznessenski ; les deux autres parties, J'ai quatorze ans et O, dont est extrait ce qui précède, valent à elles seules de chiner ce livre. 

J'ai quatorze ans est autant un récit biographique (les débuts de Voznessenski dans l'ombre de Pasternak) qu'un exercice de vénération à l'égard de Pasternak. Un texte qui n'est pas sans rappeler (sans se rappeler, d'ailleurs, car Voznessenski y fait brièvement allusion) la première partie de Sauf-Conduit où Pasternak raconte ses espoirs de musicien dans l'ombre de Scriabine.
Beau livre au demeurant que Sauf-Conduit qui suit la formation intellectuelle de Pasternak en trois lieux (St Petersbourg, Marburg, Moscou), trois disciplines (musique, philosophie, poésie) et trois maîtres (Scriabine, Hermann Cohen, Maïakovski).
Parcours tâtonnant comme le sera celui de Voznessenski, architecte de formation devenu poète et qui conservera toujours une sensibilité particulière à l'égard des volumes et de la géométrie.


Sheep piece, sculpture de Henry Moore, dont il est question dans O


C'est cette sensibilité qui sous-tend, unifie ("sphérifie" ?) O, étrange rêverie en prose mêlant ensemble une brassée de souvenirs, entrelaçant, entre autres, une visite chez Henry Moore à Perry Green ou chez Picasso, Vyssotski et les débuts du Taganka et (retrouvant ici la veine biographique de Sauf-Conduit) une touchante évocation d'un autre mentor, "l'Homme-Conscience", l'architecte Léonid Andriévitch Pavlov (voir ici, et , ce dernier site étant celui de Liya Pavlova, son épouse, également architecte et peintre)


Une station-service de L.A. Pavlov, à Moscou, dont il est aussi question dans O



Incontrôlable, suivi de O, Andreï Voznessenski, traduit par Léon Robel, NRF Gallimard 1983
Sauf-Conduit, Boris Pasternak, traduit par Michel Aucouturier, L'Imaginaire Gallimard, 1989