lundi 19 août 2013

Les enfants humiliés - Journal 1939-1940 -- Georges Bernanos

Description de l'Arrière, description toujours actuelle à l'heure où des pays, au nom de la guerre économique, envisagent sans broncher le devenir-punk-à-chien d'une part croissante de leur jeunesse.



L'Arrière n'est pas une image, un symbole, une fiction, c'est un être social, réel, concret. Si je ne réussis pas à vous en convaincre, il me semble que j'aurai perdu ma vie, j'aurai vainement survécu à mes compagnons dont le souvenir me hante, et qui valaient mieux que moi. Il ne s'agit nullement ici d'une distinction naïve entre le civil et le militaire. Les nations ne font plus la guerre avec leur armée, notre armée c'est notre jeunesse en armes. L'Arrière peut se définir d'un mot : c'est la France sans jeunesse, privée de cette part essentielle, et qui lentement se fait à cette absence, au point de ne plus la sentir, sinon sous la forme stérile d'un regret sentimental, qui va pâlissant chaque jour. Toute la hideur des guerres modernes paraît à ce signe réellement satanique. Les patries risquaient des armées, le monde, du premier coup, met aujourd'hui sa jeunesse en gage, puis s'organise comme si ce gage ne devait jamais lui être restitué. Il ne lui est jamais restitué, en effet, pourvu que les hostilités se prolongent, car une jeunesse décimée elle-même de moitié, profondément altérée dans son fonds moral par un rôle expiatoire assumé presque au sortir de l'enfance, à l'âge où selon la nature, l'être a droit à la protection, bien loin d'avoir à protéger les autres - cette jeunesse n'est plus qu'un fantôme de jeunesse, une jeunesse absorbée par l'énorme, l'opulent Derrière, arrivé au terme de sa maturité, enfin mûr.
 
L'Arrière n'est pas une fiction, il est autrement réel et concret que l'Avant. La jeunesse souffre et meurt avant que d'être tout à fait formée, son léger squelette a tôt fait de tomber en poussière. L'habitude de souffrir et de mourir ensemble développe le sentiment de camaraderie mais ne saurait favoriser beaucoup la création d'une conscience collective. L'Arrière, fait d'éléments coriaces, solidement reliés entre eux par des intérêts communs, acquiert aisément cette conscience. La jeunesse tient dans la société la place de l'amour dans une vie d'homme : cette part peut être immense, elle ne paraît nullement indispensable à qui n'observe que le dehors des choses. Il y a des vies sans amour qui semblent absolument normales, remplies d'événements. Une société sans jeunesse ne présente aucun symptôme visible de décrépitude, rien ne décèle son brusque vieillissement, car elle n'a ni veines ni artères : elle s'endurcit seulement, prend ce caractère particulier d'égoïsme animal, caricature ignoble de l'égoïsme sacré de la première enfance. De 1914 à 1918, l'Arrière s'est parfaitement bien passé de nous. La mort de quinze cent mille des nôtres n'a rien changé à son aspect, au lieu qu'il se fût senti mutilé par la perte des mines de Briey. Je dis plus : ne fût-il pas revenu un seul d'entre nous, l'histoire de l'après-guerre n'en aurait pas été modifiée pour autant. Elle était faite par avance, elle était faite sans nous.
 
J’ai besoin de dire que la guerre moderne, la guerre démocratique totalitaire, la guerre des peuples, n'a de national que le nom. L'expérience de la dernière nous a suffisamment éclairés sur ce point. La guerre démocratique totalitaire a des buts nationaux, mais elle ne saurait atteindre à ces buts parce qu'elle est incapable d'aboutir à une paix digne de ce nom. La guerre démocratique totalitaire, la guerre des peuples, n'est que la manifestation aigüe d'un état chronique d'anarchie généralisée qui rend précaire toute organisation nouvelle. La guerre démocratique totalitaire, la guerre de tous par tous, et par tous les moyens, est une sorte de catastrophe dont les militaires et les politiques surveillent le cours en ayant l'air de le diriger, bien qu'elle reste aussi pratiquement inutilisable que les tremblements de terre et les marées. Elle n'est pas, comme l'ancienne, l'"ultima ratio", il n'y a pas l'ombre de raison en elle, personne ne la veut, chacun se défend de l'avoir voulue et les profits que les politiques se flattent d'en tirer, le moment venu, ne trompent que les naïfs. Ils les ont volé dans les décombres, au mépris de la loi martiale, comme les pillards d’une ville incendiée.
 
La guerre démocratique totalitaire n'a de national que le nom. Elle est internationale dans ces buts derniers, dans ses dernières conséquences. Je n'oserais prétendre encore que le monde moderne sacrifie délibérément sa jeunesse, chaque fois qu'il arrive au bout de ses expédients, mais il va chaque fois jusqu'au bout de ses expédients, il n'échappe à la révolution que par une liquidation générale. Tous les vingt ans, les jeunesses du monde posent une question à laquelle notre société ne peut répondre. Faute de répondre, elle mobilise, à l'exemple d'un ministre mobilisant les postiers ou les cheminots. J'écris cela parce que cela est vrai. Nul ne saurait échapper à cette évidence. La mobilisation des jeunesses devient une mesure indispensable, une nécessité d’État, un phénomène universel. Les autocraties plébiscitées, les démocraties impériales, en ont fait une institution régulière. Les démocraties parlementaires, dont les parlements ne sont plus, d'ailleurs, que des moignons atrophiés, seront bientôt tenues de les suivre, la brièveté croissante des périodes d'entre deux guerres rendant trop difficile et coûteux le retour, même apparent, à ce que l'on nommait jadis l'état normal, l'état de paix.