dimanche 9 septembre 2012

Koniec !



Parce que, en dépit du temps qu'il m'aura fallu pour m'en rendre compte, la misère n'a besoin ni de spectateur, ni de commentateur.

Do widzenia.








Chantent les grillons-carillons,
C'est la fièvre qui frémit,
Crisse le four desséché,
C'est une soie rouge qui brûle.

Les souris rongent de leurs dents
Le fond si mince de la vie.
Une hirondelle ou bien l'enfant
Aura détaché mon esquif.

Que chuchote au toit la pluie -
C'est une soie noire qui brûle -
Mais le merisier entendra
Jusqu'au fond des mers - adieu.

Vu que la mort est innocente
Et qu'on n'y peut rien changer -
Dans la fièvre du rossignol
Le cœur est encore brûlant.

(1917 ; in Ossip Mandelsam, Tristia et autres poèmes, traduit par François Kérel, Poésie / Gallimard)


"Et pourtant, nous avions vécu alors comme si rien de tout cela ne devait jamais arriver."


Nous avions prévu bien des choses, sinon toutes ; nous avions examiné avec réalisme la naissance et le développement des événements et nous nous étions dit : oui, cela pourrait bien commencer ainsi, se dérouler de cette façon, à condition que l'on n'y fasse pas obstacle. Et pourtant, nous avions vécu alors comme si rien de tout cela ne devait jamais arriver.

(in Manès Sperber, Au-delà de l'oubli, Calmann-Lévy, 1980 ; cité dans Jean-Michel Palmier, Weimar en exil, Payot 1988)



Combien sommes-nous aujourd'hui, assis sur les "falaises de marbre", à regarder monter la vague, à en commenter les remous, tout en nous livrant à nos "chasses subtiles" ; à l'aune de ce qui menace, écriture de blog, peaufinage de théorèmes et chasse aux papillons se valent bien.




En passant, Weimar en exil est un chef d’œuvre. Entre l'exposé de la ligne directrice

Cette république mal aimée, menacée de toutes parts, exigeait d'eux qu'ils se contentent d'apporter leur soutien à un régime mal accepté et on fera de leur refus de ne pas critiquer une véritable forfaiture. Pourtant, du style pédagogique de Carl von Ossietzky à la satire de Kurt Tucholsky, un même combat se déployait : obliger la République à être à la hauteur de sa mission, l'amener à combattre tout ce qui la menaçait, avertir, avertir encore. Ce qui frappe avec le recul, c’est qu'en dépit de leur idéalisme, ils surent reconnaître à temps presque tous les dangers.
Par rapport à leur exemple, combien de discussions sur "l'engagement", "le pouvoir des intellectuels", la "politisation de l'art" semblent trop simples. Le destin de cette intelligentsia, son comportement, ses paroles, ses actes, ses écrits dans les années qui virent monter le fascisme, mais aussi à travers l'exil, tout comme la longue suite de combats qu'elle a perdus, sont un extraordinaire exemple sociologique qui donne à réfléchir si, comme l'affirme Gramsci, il est "possible de penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes d'un passé bien souvent lointain et dépassé". Leurs rares victoires nous concernent, leurs défaites encore plus. Et aucun de leurs combats de saurait nous laisser indifférents. C'est cette trajectoire dans l'histoire d'une génération intellectuelle, son inscription, ses traces, que nous avons choisi d'interroger à travers l'effondrement de la République de Weimar, la montée du national-socialisme et l'exil. En reprenant sous forme de question l'affirmation de Brecht : "La Bête intellectuelle est dangereuse", nous avons tenté de comprendre la capacité qu'eurent ces écrivains, ces artistes, ces intellectuels d'agir sur leur temps. Et c'est justement parce que l'époque de al République de Weimar fut l'une des plus riches sur le plan culturel qu'elle nous semble constituer un exemple à peu près unique.

et la conclusion

"Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion, sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus d’Église, Militant, je voulus me sauver par les œuvres (...) L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre (...) Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches", écrit Sartre à la fin des Mots et, comme un écho lointain, résonne le rire de Kurt Tucholsky et de son admirable apostrophe "au lecteur de 1985", écrite en 1926 :

Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessus la tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveau sur l'air de : on se comprend nous deux, car tu es à l'avant-garde, comme moi. Hélas, cher ami - toi aussi tu es un contemporain - Et au mieux, quand je dis "Bismarck" et que tu es obligé de te creuser la cervelle pour savoir de qui il s'agit, je grimace à l'avance un pauvre sourire : tu n'imagines pas comme les gens qui m'entourent sont fiers de leur éternité ... Non, n'insistons pas. D'ailleurs le déjeuner t'appelle.
Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune comme les dents de nos juges, regarde la feuille s'effrite entre tes doigts ... eh oui, il est si vieux. Va dans la paix de Dieu - si vous donnez encore le même nom à cette chose là. Nous n'avons probablement pas grand chose à nous dire, nous autres, gens ordinaires. La vie nous a dissous, notre contenu s'en est allé en même temps que nous. Tout était dans la forme. Ah oui, je vais tout de même te serrer la main. Les usages. Et tu t'en vas.
Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots : vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d'avant. Mais alors, vraiment pas, vraiment pas.

il y a quelques neuf cents pages ; toutes sont indispensables (on peut seulement sauter allègrement au-dessus de la (brève) section II de l'introduction qui sacrifie à la tradition universitaire de l'"état de l'art" ... soporifique à souhait pour qui n'est pas professionnellement de la partie).

Et comme le monde a rétréci depuis les années trente, une lecture simplement pragmatique pourrait se concentrer seulement sur la brève discussion de l'"émigration intérieure".

A condition de la méditer ...


mardi 4 septembre 2012

Histoire d'une petite fille -- Laure


Fritz Lang - image extraite de Der müde Tod (1921)


Des yeux d'enfant percent la nuit.
La somnambule, en longue chemise blanche, éclaire les coins d'ombre où elle s'agenouille marmottant tout endormie devant le crucifix et la Vierge Marie. Les images pieuses couvrent les murs, la dormeuse se prête à tous les agenouillements et puis se glisse entre ses draps. Livrée aux fantômes moins réels qui eux aussi ont tous les droits sur moi, ma chambre reprend son immobilité lourde de cauchemar prématuré.
La terreur se lève entre quatre murs comme le vent sur la mer. Une très vieille femme cassée en deux me menace de son bâton, un homme rendu invisible par le fameux anneau me guette à tout instant, Dieu "qui est partout et connaît toutes les pensées" me regarde, sévère. Le rideau blanc se détache de la fenêtre, il plane dans les ténèbres, s'approche et m'emporte : je traverse doucement la vitre et monte au ciel ...
Des milliers de points lumineux apparaissent dans l'obscurité, ils dansent en rond, s'éloignent de la veilleuse, essaiment vers moi. Une fine poussière d'arc-en-ciel se pose sur les objets, les gouttes de couleur glissent les unes sur les autres. Cônes, cercles, rectangles, pyramides liquides et phosphorescentes, abécédaires des formes et des couleurs, prisme solaire, ciel de mes yeux en pleurs ; les phosphènes dansent en rond ... le lit tangue sous la houle des rêves.
Et les jours de ces nuits c'était une enfance sordide et timorée, hantée par le péché mortel, le Vendredi Saint et le Mercredi des cendres. Enfance écrasée sous les lourds voiles de deuil, enfance voleuse d'enfants.
Non, tout n'est pas dit. Des mains criminelles ont agrippé la roue du destin : beaucoup en restent là, nouveau-nés vigoureux étranglés par le cordon ombilical et pourtant ... ils ne "demandaient qu'à vivre".
Écoutez-les, la nuit est pleine de leurs cris : longs cris déchirants interrompus par un bruit de fenêtre brutalement fermée, cris rauques et liquides étouffés par le bâillon et mourant entre les lèvres, appels stridents, noms d'hommes et de femmes jetés dans le vide éternel, rire vengeur tombant de haut en cascade de mépris, plaintes vagues et diffuses, vagissements d'enfants à voix d'hommes. Tous ces cris, mêlés au vol des feuilles d'automne, montent d'un jardin comme monterait l'odeur de la rosée, de l'humus et du foin coupé.



Le début de Histoire d'une petite fille (in Laure, Écrits, 10/18, 1978), texte autobiographique qui donne la clé pour sentir combien ce "Tout ce que j'ai moi est volé" oriente (au mieux), écrase (au pire) le texte ci-dessous.


 Käthe Kollwitz, Hunger



La même sirène hurle à la guerre et à l'esclavage.
Dans l'usine étouffante, trépidante, poussiéreuse, nauséabonde, je les ai vues, enchainées, comme au bagne. Peuvent-elles rêver de s'évader ? Elles ont fini même d'y penser. Elles sont là, sans lumière comme sans vouloir. Six heures, vite à la maison, plions le dos sur le travail de ménagère. Et par ce mimétisme étrange de l'être à sa condition d'homme, de prolétaire, elles reviendront demain comme aujourd'hui couleur de crasse et de poussière. Sur le quai les débardeurs, couleur de brique et de charbon : curieux spectacle pour d'autres êtres humains dont l'inconscience, le dédain et la morgue sont assurés par le charme, la grâce et la beauté très cher payée et tout un "ensemble" assorti au pelage de leur chien. Inconscience et dédain ? même pas. Il y a deux mondes (l'un n'entre pas dans l'autre sinon par images faussées) et rares sont ceux qui, dans l'un, ont vraiment conscience de la réalité journalière de l'autre. Il y a la vie. L'habitat des uns et des autres et les heures et ce qu'elles amènent dans chaque existence. Il y a des vies qui n'ont pas d'heures : l'aube des désespérés, l'attente des chômeurs ... les hommes en trop, ceux-là, la fièvre les possède et leur donne à comprendre ce qui se passe et cet "intolérable" où leur propre vie est nouée, les prend à la gorge, exige une réponse.
Alors on s'étonne qu'il n'y ait pas plus souvent ... journellement ... des accidents ; oui, des accès de colère comme ça, en plein Paris, rue Royale, aux Champs Élysées. Mais non, la crainte du lendemain annule le jour-même. Ainsi la moitié de la vie n'est qu'appréhension, angoisse ou bien loisir parcimonieux, attentif. Et puis il y a tous ceux tellement adaptés à la vie de bureau plus fiévreuse que celle de leur maison que loin de se révolter, ils prennent part aux intérêts du patron. Tout est question de FIÈVRE, on se prend à espérer que la colère reste tapie dans les quartiers ouvriers, qu'elle s'y cantonne pour mieux s'armer, jaillir, maitrisée.
Et bientôt tout s'embrouille. C'est l'heure des rues grises désertes, où les chauffeurs d'autobus,excédés de la journée, haineux et rageurs, enfilent les avenues qui s'écartent toutes nues comme des jambes de femmes. En trombe ils écrasent les pavés, ils en ont assez de transporter toute une volière ambulante qui piaille, jacasse, papote, s’esbroufe, et se reluque. Je m'en vais avec leur idée qui pèse comme un ciel bas sur la vie.
Qu'est-ce qu'une conviction non prouvée ? Une certitude qui ne passe pas dans les faits ? Une solidarité verbale ? Le doute s'est glissé comme un ver qui ronge le cœur. Être si loin de tous de chacun et de ce moi pourtant rivé à eux ! C'est à ceux-là que ma pensée revient toujours et constamment. C'est tout aussi intolérable qu'un retour dans un Paris brumeux après 15 jours de vie au soleil. Tout ce que j'ai moi est volé. Quelque chose pèse, pèse. Le pavé est libre. Ils sont chez eux, les termites, pesants et parcimonieux, tapis au cœur de leur foyer sans feu. On les voit du métro sous l'abat-jour vert à frange perlée, ou le lustre en bois doré. On les voit faire et défaire leur ménage, mais toujours ruminant, supputant, combinant : femme ou maîtresse ? Pourquoi cette restriction mentale. Pourquoi faut-il que vos actes ne soient pas nous tout entier. Nos affirmations se retournent contre nous. Tout va à l'encontre du but. La pensée entrave le geste et on reste là, coincé. La pensée ? Non : les faits, l'histoire, les hommes et leur langage à rebours. Alors on remue des idées comme on joue aux osselets ? Mais on ne se rattrape pas sur le papier comme un noyé s'agrippe au rocher : la feuille est lisse, lisse, lisse et la bonne volonté file entre les doigts comme une anguille. Le papier c'est de la pâte molle, de la comme sèche avec des mots éculés. Adhésion, démission, c'est vite dit. Mais c'est toute la vie sans que vous puissiez même vous en sortir. Allez donc jusqu'au bout de la pensée et suivez la dans toutes ses conséquences. Mais vous parlez bas comme dans la maison d'un mort. Peu m'importe où je suis si je sais où je vais. Peut-être que le moment viendra où il suffira de savoir contre quoi on est. Si j'étais ouvrière ou même midinette je ne penserais pas tant aux fins dernières de l'action. Je défendrais mon pain, mon lendemain contre les "inconscients" qui vivent une vie de conte de fée.
Je ne savais pas que "l'histoire se répète", que les chefs sont incapables, masqués par la faute de leur phraséologie criminelle : "nos glorieux martyrs ouvriers" ; tout en doutant qu'il y ait un but meilleur que le point de départ.
Et parce qu'ils sont quand même des milliers à défendre sou à sou leur droit à être, des milliers à sauvegarder ce droit minime de fourmi, qu'il y a un mouvement qui est une défense et une haine, une peur et une alerte.
La valeur de la vie ne peut être que résistance et révolte exprimées avec toute l'énergie du désespoir. Et ce désespoir même est un grand amour de la vie, des vraies valeurs humaines et des grandes forces instinctives, de tout ce qui est là que nous vivons


On ne peut juger de la valeur de rien sans que ce soit par rapport à la classe ouvrière ou aux efforts d'émancipation de cette classe. C'est cela qui "situe toute chose ... c'est le grand pivot auquel on se réfère". Cette classe nous savons bien combien à l'heure actuelle, elle est menacée. Nous savons aussi quels horizons limités elle ouvre à l'esprit et au coeur humain. Cette solidarité avec cette classe il nous faut la matérialiser la concrétiser dans un lutte quotidienne. A l'intérieur de nous-mêmes en effet, se retrouvent les mêmes embûches, les mêmes obstacles que ceux que cette classe affronte matériellement.
Ces êtres-là oscillent tour à tour entre leur fierté et leur misère. Croyant échapper au monde "pourri" ils se reforment un cosmos fait d'autres habitudes diverses et somme toute décalquées, contractées petit à petit ; un univers où l'on s'entend grâce à des mots qui sont devenus des mots de passe.
Sommes-nous à jamais prisonniers du monde qui nous a faits ? ou des prisonniers qui s'évadent successivement de toutes leurs prisons de verre ? Tristes exercices. Les jours coulent ternes et blafards par cela même qu'on les sent nuls. Pactiser avec son propre ratage.
Points d'appui : l'amour. L'être aimé apparaît comme la seule planche de salut.
Disant tout cela nous savons que les prisonniers sont en réalité des êtres qui se voient toujours dans des miroirs convexes ou concaves et jamais ne se sont penchés sur l'eau claire d'un ruisseau. Il semble bien qu'il y ait quand même la nature.