lundi 20 août 2012

Lettre d'amour à cent mille voix -- Jean Tardieu


Juan Munoz
Conversation


On me dit qu'aujourd'hui passe,
Mais c'est toujours aujourd'hui,
Dans la gare et près des docks,
A l'usine, sur le pont,
Partout, partout aujourd'hui !
Je travaille maintenant
Pour jamais.
Seulement quand je te cherche,
Quand je sais que tu viendras,
Je dis un peu à moi-même :
"A demain ! A demain !"
Mais quand demain je t'ai vue,
Après que tu m'as quitté,
C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui !...

Pourtant non ; je suis injuste :
Tu sais, quand tu es là
On s'accoude à la fenêtre,
Tu me parles de rien
Et je crois t'écouter ;
(L'été c'est mieux, la chaleur
Coûte moins cher) ;
J'entends l'accordéon d'en face
Jouer un air que je connais,
C'est comme ceci, comme cela.
Mais parfois je ne sais pas
Te reconnaître tout à fait,
Ton odeur a changé,
Tu te tais ou tu trembles,
Les cafés sont fermés,
Un peu de vent s'élève,
Alors parfois je ris :
Je ne suis plus ici.

Je voudrais te voir pour que tu me dises
De perdre espoir plus profondément
Et décidément,
De ne plus compter, de ne plus attendre.
On attend toujours (c'est décourageant)
La fin du travail, la fin des semaines,
Toujours la fin de tout,
Mais rien ne change, et plus ça va
Plus c'est la même chose,
Je vais encore répéter "aujourd'hui" ...

J'ai demandé à ceux qui sont mariés
Qui ont une femme et des enfants.
Je ne me souviens plus de ma question
Mais je sais qu'ils ne m'ont pas répondu,
Ou bien ils m'ont dit "Que veux-tu dire ?

"Tu nous fatigues. On est déjà
"Assez malheureux comme ça.
"Bois un coup, ça te remettra."
Ils ne savent pas s'arrêter.
Certains font semblant d'être heureux
Devant le pain sale et la soupe ;
Pas d'intervalle, pas d'air,
La fenêtre même est pleine,
Même ouverte elle est bouchée
Par le linge, les plantes,
Et les gens d'en face, et tout.
Je me tais, je ne veux pas
Les décourager
Mais je les déteste,
Plus que pauvres, mais résignés,
Et malades, mais résignés.

Tout de même veux-tu,
Faisons comme eux ?
Puisqu'on est sur la terre
Il vaut mieux y plonger
Il vaut mieux toucher terre,
Être lourds, être deux,
Être seuls plus nombreux,
Oublier le ciel vide
Qui parfois m'attirait,
Avoir ton corps toujours tout près,
Porter des enfants dans ses bras,
Encombrer l'air encore plus,
S'entourer de toutes les choses
Qu'on peut avoir à bon marché,
Avoir une vraie tanière, 
Être tout à fait -

Si on se mariait ?

(Paris, 27 juillet 1933, 11h du soir)


(in Margeries, Poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986)



Un poème comme une "coupe oblique", qui met à jour différents thèmes et différentes manières de Jean Tardieu.