mercredi 29 août 2012

Futura 2012 ...




... c'était la semaine dernière à Crest, la vingtième édition de ce festival unique en son genre consacré aux musiques acousmatiques et à leur interprétation, avec projection de plus de cent pièces (je n'ai pas compté, le programme est ici) sur l'acousmonium Motus.

L'invité de cette vingtième était Denis Dufour, fondateur et cheville ouvrière de ce festival ; "invité", le terme est sûrement impropre : peut-on être invité chez soi ?



Programmation toujours très éclectique de Vincent Laubeuf : 
  • créations (superbes pièces de Nathanaëlle Raboisson et Olivier Lamarche, Tomonori Higaki, Nicolas Bernier, Agnès Poisson) et pièces de répertoire (et s'il y a bien un répertoire acousmatique avec ses interprètes et une tradition naissante de cette interprétation, c'est en grande partie à Denis Dufour qu'on le doit, à travers Futura et Motus ; la projection des Fragments pour Artaud de Pierre Henry fut un de mes meilleurs moments de cette édition ; Red bird de Trevor Wishart et Automne pathétique de Dieter Kaufmann, également), 
  • pièces "fermées" (disons, avec une écoute très dirigée ; je pense ici en particulier aux grandes pièces de Dufour comme Golgotha, Messe à l'usage des aveugles ou Notre besoin de consolation est impossible à rassasier dont les arguments sont explicites et ambitieux ... et dont le compositeur a les moyens de cette ambition) et pièces "ouvertes" (Bernhard Günter, par exemple ; il faut d'ailleurs lire les deux notices de Golgotha (Denis Dufour) et de Whiteout (Bernhard Günter) pour mesurer l'écart de position entre les deux compositeurs !), 
  • paysages sonores et sons de synthèse pure, 
  • filiation naturelle à une musique contemporaine désormais plus acceptée, au moins par les institutions (la pièce de Dufour Syntagma, en hommage à Xénakis), et cousinages avec les franges plus bruyantes de la galaxie technoïde (Espèce d'espace de Florent Colautti - à écouter ici - avec un final à la Imminent Starvation).

Et comme on a aussi fait quelques promenades et baignades autour de Crest, on a sûrement manqué d'autres beaux moments ! Avec une programmation d'une telle densité, il faut aussi savoir se ménager quelques respirations.

On espère de tout cœur revenir pour la vingt-et-unième !



A mi-chemin entre Dufour et Günter, en termes de "directivité", la pièce de Dieter Kaufmann faisait appel à la lecture deux poèmes fameux de la littérature allemande.


Hälfte des Lebens (Hölderlin)

Mit gelben Birnen hänget
Und voll mit wilden Rosen
Das Land in den See,
Ihr holden Schwäne,
Und trunken von Küssen
Tunkt ihr das Haupt
Ins heilignüchterne Wasser.

Weh mir, wo nehm ich, wenn
Es Winter ist, die Blumen, und wo
Den Sonnenschein,
Und Schatten der Erde?
Die Mauern stehn
Sprachlos und kalt, im Winde
Klirren die Fahnen.


Herbst (Rilke)

Die Blätter fallen, fallen wie von weit,
als welkten in den Himmeln ferne Gärten;
sie fallen mit verneinender Gebärde.

Und in den Nächten fällt die schwere Erde
aus allen Sternen in die Einsamkeit.

Wir alle fallen. Diese Hand da fällt.
Und sieh dir andre an : es ist in allen.

Und doch ist Einer, welcher dieses Fallen
unendlich sanft in seinen Händen hält. 


Pièce mélancolique où la voix affleure de façon toujours sensible sous les traitements, qui s'ouvre sur Weh mir pour se refermer sur la répétition de fallen tourbillonnant lentement, en écho au poème.
Assurément, la connaissance de ces deux poèmes donne une direction à l'écoute ; le texte même, par son "afffleurement" Weh mir / fallen également, mais la pièce n'enferme (le mot est sans doute trop fort, disons ne focalise l'attention) l'auditeur dans aucune grille de lecture.







A propos de Fragments pour Artaud (hommage à Pour en finir avec le jugement de Dieu, cette pièce radiophonique enregistrée en 1947 qui ne passa pas la censure ?), à côté d'extraits de textes issus de Héliogabale et des Tarahumaras (pour ceux que j'ai reconnus), il y a ce mouvement construit sur le retour entêtant de Sur terre marche une limace / Que saluent dix mille mains blanches ; beau grand écart de Pierre Henry que d'adjoindre à ces textes un de ses premiers : ce refrain incongru est emprunté à Cri, poème adressé à Jacques Rivière avec la lettre du 29 Janvier 1924.

Sans oublier ce mouvement d'une effrayante puissance, sorte de Carmina Burana électroacoustique qui voit monter irrépressiblement une procession répétant Où est le sang, le sang humain ?.

La spatialisation donne à toute cette pièce une puissance envoûtante : je l'ai réécoutée depuis sur mon équipement (misérablement) stéréophonique ... c'est bien d'une toute autre expérience qu'il s'agit, face à, ou plutôt au cœur de, l'acousmonium !




Cri

Le petit poète céleste
Ouvre les volets de son cœur.
Les cieux s’entrechoquent. L’oubli
Déracine la symphonie.

Palefrenier la maison folle
Qui te donne à garder les loups
Ne soupçonne pas les courroux
Qui couvent sous la grande alcôve
De la voûte qui pend sur nous.

Par conséquent silence et nuit
Muselez toute impureté
Le ciel à grandes enjambées
S’avance au carrefour des bruits.

L’étoile mange. Le ciel oblique
Ouvre son vol vers les sommets
La nuit balaye les déchets
Du repas qui nous contentait.

Sur terre marche une limace
Que saluent dix mille mains blanches
Une limace rampe à la place
Où la terre s’est dissipée.

Or des anges rentraient en paix
Que nulle obscénité n’appelle
Quand s’éleva la voix réelle
De l’esprit qui les appelait.

Le soleil plus bas que le jour
Vaporisait toute la mer.
Un rêve étrange et pourtant clair
Naquit sur la terre en déroute.

Le petit poète perdu
Quitte sa position céleste
Avec une idée d’outre-terre
Serrée sur son cœur chevelu.

*

Deux traditions se sont rencontrées.
Mais nos pensées cadenassées
N’avaient pas la place qu’il faut,
Expérience à recommencer.

(in Œuvres Complètes, Tome I, Gallimard, ou L'Ombilic des Limbes, Poésie / Gallimard)