samedi 14 juillet 2012

Mandelstam, rythme et politique


Au beau milieu de la guerre civile, courte période pendant laquelle le régime bolchevique ne s’est pas encore imposé définitivement et doit compter sur toutes les forces sociales mises en mouvement depuis 1917, Ossip Mandelstam écrit un petit texte intitulé « L’État et le rythme » (1920), où il esquisse ce qui est probablement l’une des toutes premières *politiques du rythme*.
Dès le début de son texte, Mandelstam décrit la situation politico-sociale de la Russie en ces termes prophétiques : « La collectivité n’existe pas encore. Elle reste à naître. Le collectivisme est apparu avant la collectivité et si l’éducation sociale ne vient pas à son aide nous risquons de nous retrouver avec le collectivisme sans la collectivité. » L’une des solutions pour éviter cet échec serait, selon lui, le développement d’une éducation rythmique des masses. En effet, celles-ci possèdent traditionnellement une certaine solidarité mais, sans « rythme », elles ne forment que des agglomérats purement quantitatifs. Ce qui leur a permis de vaincre le tsarisme, fait-il remarquer, c’est de trouver un « accord dans l’action » par un rythme collectif ; c’est l’organisation de leur mouvement, de leur manière de fluer, qui les a fait devenir, pour un moment de l’histoire, des collectivités. Il faut donc inventer un moyen de conserver cette « rythmicité » particulière, cette « qualité de l’énergie sociale » atteinte pendant la Révolution : « La nouvelle société tient ensemble grâce à la solidarité et au rythme. La solidarité signifie accord sur les objectifs. Mais l’accord dans l’action est aussi essentiel. La révolution a été victorieuse grâce à son rythme. Le rythme est descendu sur sa tête commeune langue de feu. Il doit être conservé pour toujours. Solidarité et rythmicité sont la quantité et la qualité de l’énergie sociale. Les masses sont solidaires. Seule la collectivité est rythmique. »
Les réformes économiques comme la distribution des terres et la collectivisation des entreprises – mais aussi la centralisation politique qui est en train de s’imposer avec le « communisme de guerre » – ne serviront à rien et seront même nocives, si elles ne se doublent pas d’une transformation des masses en véritables collectivités, c’est-à-dire en groupes dans lesquels le singulier et le collectif se renforcent l’un l’autre au gré de leur action dans l’histoire. Or, cette transformation passe très clairement, aux yeux de Mandelstam, par une réorganisation des manières de fluer des corps-langages-groupes qui leur permettrait de retrouver la qualité de l’individuation apparue pendant la Révolution. Il demande ainsi à ce qu’une éducation rythmique soit introduite dans le cursus scolaire, car seul le rythme est susceptible de surmonter, dans les individus eux-mêmes, les contradictions et les divisions de la société capitaliste : « Le rythme exige une synthèse, une synthèse du corps et de l’esprit, une synthèse du travail et du jeu. »
Mandelstam évoque alors avec lyrisme le visage d’une société où le rythme aurait été utilisé dans toute sa puissance d’individuation singulière et collective : « Si l’éducation rythmique devait être finalement acceptée au plan national, un miracle devrait se produire qui transférera un système abstrait dans la chair du peuple. Là où il n’y avait hier qu’un brouillon, demain les costumes colorés des danseurs chatoieront et les chants retentiront. L’école précède la vie. L’école sculpte celle-ci à sa propre image et ressemblance. Le rythme de l’année scolaire sera ponctué par les congés dédiés aux Jeux olympiques scolaires ; le rythme sera le motif et l’organisateur de ces jeux. Pendant ces congés, nous verrons une nouvelle génération éduquée rythmiquement, proclamant librement sa volonté, ses joies et ses peines. »
L’éducation rythmique constituera donc un moyen de construction d’un ensemble social où les individus seront à la fois totalement libres et solidaires, mais surtout d’une société où, comme le voulait Marx, l’homme se produira lui-même enfin rationnellement : « Les actions rythmiques, harmonieuses et universelles, animées par une idée commune, sont d’une importance infinie pour la création de l’histoire à venir. Jusqu’à présent l’histoire a été créée inconsciemment dans la souffrance du hasard et des luttes aveugles. Désormais, le droit inaliénable de l’Homme sera de construire consciemment l’Histoire, en la faisant naître lors de ces congés comme une proclamation de la volonté créatrice du peuple. » Le rythme constituera un outil pour dépasser les conflits d’intérêts : « Dans la société du futur, les jeux sociaux prendront la place des contradictions sociales et fonctionneront comme des enzymes, comme des catalyseurs qui assureront la floraison organique de la culture. »
Il est clair que Mandelstam a grandement sous-estimé les conséquences négatives du contrôle étatique des rythmes qu’il appelait de ses voeux et, à l’inverse, peut-être surestimé leur capacité réconciliatrice ou synthétique. Ces descriptions ne sont pas, en effet, sans évoquer des scènes qui se produiront par la suite, ni sans faire penser à l’idéologie progressiste et étatiste qui les justifiera. Les gigantesques concours sportifs de masse, les spartakiades et les grandes parades rythmiques seront bientôt, on le sait, des éléments courants du régime soviétique et des autres régimes totalitaires. Ses analyses constituent toutefois un pas notable vers la définition de critères de jugement de la qualité des techniques rythmiques : elles permettent de distinguer les différentes vertus politiques des groupements humains en se fondant sur le critère du rythme. Elles doivent être pour cela retenues comme point d’appui pour notre réflexion.


in Pascal Michon, Les rythmes de la politique, Les prairies ordinaires, 2007


Ce livre est disponible en ligne ici (avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur) ; un livre d'une rare intelligence qui passe en revue une vaste galerie d'ancêtres (Simmel, Mauss, Foucault, Evans-Pritchard, Clastres ... ) sans jouer jamais au petit jeu de la dénonciation d'une imposture qu'il était enfin temps de révéler (l'avant-propos est remarquable de lucidité sur la pensée critique et son soi-disant échec) pour mettre en évidence la fluidification comme nouvel habit de la domination : comment le monde peut-il être à la fois plus ouvert, plus libre, plus féroce et plus inégalitaire ? La prévention de (et à l'égard de) l'agôn (le conflit, qui n'est pas, ou pas encore, la guerre ou la violence) et des "corps intermédiaires" que cette fluidité encourage, par le primat du court terme et des engagements intenses mais de courte durée, est-elle compatible avec l'individuation qu'elle promet ?