jeudi 19 juillet 2012

Les rythmes du politique -- Pascal Michon


Sennett montre que ces conditions ne permettent plus, contrairement à celles qui régnaient jusque-là, la formation de ce qu’il appelle le « caractère ». Celui-ci s’exprimait « par la loyauté et l’engagement mutuel, à travers la poursuite d’objectifs à long terme, ou encore par la pratique de la gratification différée au nom d’une fin plus lointaine ». Or, le travail en équipe, l’accent mis sur le très court terme aux dépens du long terme, la disparition de la notion de carrière linéaire, les fortes probabilités d’être un jour licencié, poussent à cultiver un esprit de coopération de surface, doublé d’un réel détachement et d’une profonde indifférence, quand ce n’est pas d’une sourde hostilité. Pris dans cette logique contradictoire de l’ouverture imposée et de la compétition déniée, les travailleurs rejettent désormais tout engagement, tout sacrifice et développent au contraire leurs capacités à glisser d’une équipe à l’autre, à déménager, voire à changer de métier, bref une nouvelle espèce de nomadisme obligatoire, dont la signification politique, n’en déplaise à certains néo-deleuziens, libéraux plus ou moins consentants, n’a évidemment plus rien à voir avec ce que la pensée nomade a pu représenter dans une période dominée par le capitalisme disciplinaire et bureaucratique.
Le travail par tâches élargies et le travail en équipe, qui forment le centre des nouvelles techniques d’organisation, aboutissent ainsi à une éthique individuelle très différente de celle du capitalisme industriel, dont Weber avait si clairement établi la formule. La capacité à remettre à plus tard la gratification, mais aussi l’engagement mutuel, la loyauté, la fidélité, tous principes qui formaient autrefois le cœur des vertus de l’individu, apparaissent désormais comme totalement dépassés. D’un côté, le temps du travail en équipe ne s’organise plus dans la rétention et l’attente mais se veut flexible et orienté vers des tâches spécifiques à court terme ; de l’autre, la nouvelle éthique privilégie les attentions mutuelles plutôt que la validation personnelle. Ainsi les qualités désormais attendues des travailleurs sont-elles à la mesure de « la superficialité dégradante qui assaille le lieu de travail moderne » et, d’une manière plus large, d’« une société entièrement tournée vers le présent, ses images et ses surfaces ».
S’inspirant de cette analyse, on pourrait résumer ce qui a changé de la manière suivante : la vie était autrefois organisée comme un tube dans lequel on entrait enfant et dont on sortait à la mort. Les individus étaient moulés, produits techniquement comme les briques d’un édifice social qui les écrasait et en même temps les protégeait. Ils avaient tout de la brique : son aspect borné, sa forme standardisée et un peu ennuyeuse, mais aussi sa solidité, son caractère compact, sa résistance à la pression et au temps. Tout se passe, désormais, comme si les nouvelles techniques rythmiques obligeaient les corps-langages à s’introduire au contraire dans la mince épaisseur d’un plan, à s’étaler le plus possible en un ensemble d’îles flottantes, dérivant au hasard à la surface d’un océan. Les nouveaux individus possèdent ainsi quelque chose de cette ancienne carte de l’Empire, décrite par Borges, et dont les restes subsistent dans le désert, comme des espaces abandonnés aux ermites, aux mendiants et aux animaux. Ils en ont l’aspect disparate, la minceur, la fragilité consumée et le manque de résistance à la pression.
À cela, il faut ajouter qu’en « corrodant » le « caractère », la nouvelle fluidité du monde met également en péril le « collectif ». Du fait de la superficialité qui règne au sein de celui-ci, les liens forts, fondés sur l’honneur communautaire, la conscience de classe, ont en effet tendance à disparaître au profit de liens faibles et flottants.
Il est remarquable que Sennett cite, à cet égard, le travail de Coser, que nous avons déjà croisé – et il aurait pu citer également celui de Simondon. Dans la mesure où elles dénient les asymétries de pouvoir, entretiennent la fiction d’un partage égalitaire des décisions et présupposent que tous leurs membres partagent un même but, les entreprises et les équipes, qui en constituent aujourd’hui les unités de base, ne reconnaissent pas les différences, empêchent les conflits de se développer et font tout, au contraire, pour les désamorcer. Ces communautés constituent donc, dans le vocabulaire cosérien, des « communautés faibles » – dans le vocabulaire élaboré ici, des individus collectifs à faible rythmicité. Elles se caractérisent par l’importance qu’y prend ce que le sociologue Mark Granovetter, dans un article intitulé « The Strength of Weak Ties », a appelé les « liens faibles ». Dans ces réseaux et ces grappes d’unités d’activité, les « liens sociaux forts », tels que ceux fondés sur la loyauté, la fidélité, l’engagement à long terme ne s’imposent plus aux individus. Au contraire, les formes d’association flottantes, indexées sur le court terme, leur sont  désormais plus utiles que les relations à long terme. Ce sont donc ces liens faibles qui caractérisent les équipes de travail et le nouveau monde fluide dont elles sont le modèle en miniature.

(in Pascal Michon, Les rythmes du politique, Les Prairies Ordinaires)



De quoi convaincre de l'intérêt de lire ce livre, non ?


Même si je ne suivrais pas l'auteur sur sa présentation un peu réductrice des "liens faibles" : ma compréhension du papier de Granovetter n'est pas que les liens faibles unissent faiblement des communautés faibles mais, au contraire, qu'ils unissent fragilement entre elles des communautés si fortement connectées (on admettra que la densité d'arcs est effectivement représentative d'une forme "réelle" d'interaction, hypothèse indispensable dans le domaine des réseaux sociaux) qu'en l'absence de tels liens, aucune nouveauté ne pourrait se propager dans la population. La "force des liens faibles", c'est d'être des ponts franchissant les frontières, ponts et frontières au sens où les entendait Glissant. Ils sont "faibles" en ce qu'ils ne sont pas redondants : leur rupture allonge considérablement le chemin entre les communautés qu'ils reliaient.
On doit bien sûr objecter que ces liens faibles sont donc aussi, par la nouveauté qu'ils véhiculent rapidement, des vecteurs de déstabilisation des communautés fortes qu'ils relient.  Ce point est justement relevé au début de l'extrait ci-dessus. et le rôle des "liens faibles" dans l'évolution temporelle des réseaux sociaux est un sujet copieusement étudié.
C'est précisément sur ce point d'équilibre entre ouverture et fermeture, respiration et asphyxie, que met en relief l'image des "archipels".

Entre communautés faibles, il peut aussi exister des liens (encore plus) faibles (encore faudra-t-il trouver un critère permettant de discriminer ces degrés de faiblesse) mais, dans ce cas de figure, quelle est leur "force" ? 
 Les liens faibles qui unissent les communautés que décrit l'auteur ne sont pas ceux de Granovetter en ce qu'ils unissent, au hasard de l'évolution du réseau, l'ensemble des individus d'une façon plus ou moins uniforme. Les liens faibles de Granovetter sont des "bizarreries topologiques" qui détonnent sur le paysage de "quasi-cliques", de zones fortement connectées presque isolées les unes des autres, du réseau. Dans le réseau social décrit par Pascal Michon, tous les liens sont "faibles" car porteurs de peu d'interaction, il n'y a plus de "liens faibles" au sens de Granovetter, qui sont porteurs d'une forte interaction et ne sont faibles que parce que peu redondants.





(Et pour l'allusion à la carte de Borges, voir ici.)