mardi 1 mai 2012

L'été de la honte -- Branimir Šćepanović



Au registre des avatars de la parabole du Grand Inquisiteur ... encore ce registre ne couvre-t-il qu'un des niveaux que ce roman entrelace en semant des prénoms comme autant de clés, certaines évidentes (Jacob, Isaac, Marthe, Pierre, Luc), d'autres plus cachées, du moins pour les héritiers de l'église de Rome (Euthyme, Basile, Maxime), d'autres enfin qui ne se lisent qu'à travers la spectroscopie fine des Balkans.
Entrelacement n'est d'ailleurs pas le mot exact pour décrire la construction de ce livre : sédimentation conviendrait mieux, avec la notion de brouillage des strates, de contamination mutuelle des différents niveaux de lecture qui n'émergent "purs" que par instant avant de replonger dans une ambiguïté parfois troublante.
Le livre est situé au Monténégro, le pays natal de Šćepanović, le village s'appelle Passiatcha (Pays des chiens) ; on ne s'étonne peut-être plus aujourd'hui de lire dans un roman "balkanique" qu'un personnage en haïssait un autre, son voisin, pour avoir "manqué l'occasion de lui régler son compte au cours de la guerre" mais le roman date de 1965 et dépeint, comme toute l'œuvre de Šćepanović, un présent suspendu (les seules indications datées sont "19.."), tordu, noué par la haine et tendu vers un avenir lugubre, à rebours du souriant décor de la Yougoslavie de Tito.

Les littératures "romanes" ont trouvé dans la luxuriance des Amériques "Latines" une expression particulière de la violence qu'on a classée sous l'étiquette "réalisme magique" ... ce roman, toute l'oeuvre de Branimir Šćepanović (ici aussi) en fait, est là pour rappeler qu'on aurait pu faire de même pour les littératures "slaves", mais dans la fournaise de l'été "yougoslave".







L'air absent, il considéra longuement les os rongés, les assiettes, les tables renversées et les petits morceaux de verre. Puis il leva les yeux, mais cela lui coûta autant d'efforts que s'il avait dû soulever son corps alourdi. Sur toute la longueur du mur, à une hauteur que ne pouvait atteindre la main d'aucun villageois, en lettres de formats et d'aspects différents, du coin droit de la salle jusque sur la porte de chêne foncé, où le dernier mot était à peine visible, était inscrit un curieux message qu'il ne pouvait lire sans tourner lentement la tête, dont la nuque était collée par du sang coagulé au plancher sale de l'auberge de Ioksim. Nous avons réglé son compte à ce salaud ! le 23 septembre ça t'apprendra chez Ioksim bonjour Isaac pardonne-nous si nous avons été maladroits nous n'avons pas couru le monde nous l'autre jour ce n'était pas la tombe de Jacob et ce n'était pas de l'agneau c'est un chat crevé avec de l'oignon nous n'avons jamais eu peur ! Surtout du pouvoir tu parles voilà comment nous traitons les voleurs et les minables l'important c'est de croire. Il n'y a pas de Dieu es-tu bien dans notre Passiatcha vive la libération ce n'est pas de notre faute.


(...)


"S'est-il vraiment passé quelque chose ou suis-je encore debout sur le mont de l'est, après avoir été battu et humilié, en train de penser à Marthe, qui vient d'essuyer mon sang et mes larmes, et qui est repartie après m'avoir fait cette aumône dont je ne voulais pas ? Mon Dieu, est-ce encore ce même jour, ce même instant, où j'ai dix-neuf ans et un grand désir, né de la honte et de la haine, de fuir au loin pour devenir un homme, ou bien est-ce un autre jour où, après bien des années, après toute une vie, je fuis encore, mais cette fois pour toujours ? Quel jour sommes-nous donc ?"
Et il se prit à croire que ces longues années de pérégrinations et de souffrance, son retour à Passiatcha et tout cet été, n'étaient qu'images irréelles nées dans sa conscience en un seul instant et suscitées par son désir de voir d'un seul coup d’œil toute sa vie future.
"Si tel est le cas, j'aurai tout de même pu la voir différemment", pensa-t-il, et il sourit, en homme digne de ce nom, capable d'aimer jusqu'à son propre malheur.
La cloche sonna encore : c'était donc sans doute un jour de fête à Passiatcha, ou tout simplement la fin de l'été, mais la lumière était si violente qu'on avait du mal à le croire.




(traduit par Jean Descat aux éditions Hêrodotos / Le Milieu du Jour, 1992)