vendredi 18 mai 2012

Aucun lieu, Nulle part -- Christa Wolf (ter)


Entre la fleur bleue et la fleur noire, il y a cette fêlure que Christa Wolf ne manque pas, qu'elle saisit peut-être à l'instant de sa naissance ; il suffit de comparer la relation à la Nature dans ce qui suit avec celle qui s'exprime, par exemple, dans Les disciples à Saïs ou, plus tôt encore, dans le passage de Lenz déjà cité (extrait de Über Götz von Berlichigen ; où l'on voit aussi passer en arrière-plan la figure de Goethe).



Il regarde autour de lui. Ce jaune de la dent-de-lion piqué dans le vert, des couleurs qu'il faudrait mettre sous le nez des peintres pour leur apprendre ce que les mots jaune et vert veulent dire vraiment. Une prairie, trop parfaite pour mériter encore ce nom. A droite, le frémissement argenté des saules, où se jouent les reflets de l'eau. Il y a en nous quelque chose qui se rebelle contre la perfection de la nature, quand notre discorde intérieure y est confrontée.
Günderrode est de nouveau obligée de protéger ses yeux de la lumière. A présent, Kleist n'aimerait pas marcher seul. Mais par ailleurs cela le gêne que cette femme exprime une émotion qu'il connaît. Rien, dit-elle, ne saurait être plus dense, plus beau, plus réel que ce paysage que je ressens souvent comme un prolongement de moi-même. Et pourtant s'il pouvait tout d'un coup se transformer en une toile peinte, tendue sur un cadre, il deviendrait tout à fait dérisoire. Et j'ai peur, tout en le désirant, que la toile se déchire - en dormant, quand je tressaille, je crois parfois entendre le bruit de cette déchirure ; ce qu'alors nous pourrions voir, Kleist, en plongeant notre regard à travers les déchirures dans l'abîme, derrière la beauté disloquée : cela nous rendrait muets.
Ce plaisir malsain à montrer la machinerie dissimulée derrière le décor - Kleist n'a encore jamais rencontré cela chez une femme.
Affreux, ce chaos, dit-elle, ces éléments sans aucun lien, dans la nature et en nous. Ces instincts barbares qui déterminent nos actes beaucoup plus que nous ne le pensons. Affreusement vrai - je l'imagine.
Des mots pareils. Nos aînés ne les fourreraient jamais dans une phrase.
Tous deux ont le même mot en tête : Goethe.
Mais ce qui est le plus affreux, fait Kleist, c'est ce commandement intérieur qui me pousse à agir contre moi-même.
Et Günderrode de répliquer, citant le vers d'un poème : Mettre au monde, voilà ce qui me tue.
Il ne peut savoir qu'elle a écrit de tels vers.
Günderrode ! Cette phrase, retirez-la !
Non, Kleist, On ne peut pas reprendre un mot.



(traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 1994)




Passage à comparer à l'extrait d'Hypérion cité plus haut, moment abyssal, "grand minuit" d'Hypérion :

Si tu trouves le vide et le désert devant toi et au-dessus de toi, c'est sans doute qu'ils étaient d'abord en toi.

Si effrayants, décourageants soient-ils, ce vide, ce désert, la suite du roman le montre, ne sont qu'une étape qui ne demande qu'à être couvée / méditée pour que quelque chose de neuf en éclose qui ouvre à nouveau le monde à la liberté de l'homme, exauçant ainsi la prière de Lenz.

La perspective change radicalement ici : ce chaos n'est qu'une surface, un voile qui se déchire et "quelque chose" s'entrevoit "derrière" ce chaos, quelque chose qui nie la liberté de l'homme et qui vient ruiner l'espoir du "grand midi". Quelque chose reste à l'écart, en-dessous, qui condamne à l'avance la fusion de l'homme avec la nature.