vendredi 30 mars 2012

La révolution derrière la porte -- Iouri Annenkov


Je pourrais tout citer de ce livre, tant c'est un plaisir de redécouvrir minutieusement les mouvements du texte en le recopiant ; ce passage encore, qui évoque tant le Witkiewicz de L'inassouvissement.


Le Christ apparaît au peuple

voir infra
Kolenka vole de plus en plus vite, il prie, demande l'oubli,
le silence du vrai sommeil qui descend sur l'homme sans bruit,
tout simplement, des montagnes ou des collines,
comme le Christ sur le tableau d'Ivanov ...
et, plus loin
Penchés au-dessus de la rivière à jamais figée dans un émoi vert, bleu, mauve,
les esclaves tournent la tête en direction des lointaines collines, 
que descend, comme un sommeil apaisant, une petite silhouette. 
Ciel d'un bleu tendre, fraîcheur des frondaisons, drapé pistache des vêtements.




L'appartement de Noussia Stroukova est imprégné d'une odeur d'éther. Une dizaine de personnes, étroitement collées les unes aux autres, sont étendues en travers du divan. Les femmes sont à demi-dévêtues, robes déboutonnées, jambes largement découvertes. De temps à autre, des couples s'isolent dans la pièce voisine, sans même prendre la peine de fermer la porte derrière eux. A leur retour, ils se couchent à nouveau sur le divan et imbibent un coton d'éther. Sur le tapis, près de la cheminée, la fille du prêtre Triodine, à moitié endormie, embrasse la ballerine Herz. Des hommes les enjambent, portant houseaux et vestes de cuir. La ballerine Herz se lève, s'étire, ôte sa jupe et se laisse tomber à nouveau près de la fille Triodine. Dans la pièce voisine, une mèche se consume dans une fiole de gouttes de laurier-rose, se noie dans la glace de l'armoire renvoyant le trouble reflet de jambes de femmes écartées, avec, par-dessus, des culottes rouges de commissaires. Dans le salon palpite la faible lueur pourpre de la cheminée, qui lance parfois des protubérances violettes. De la rue parvient le grondement lointain d'une canonnade.
A deux heures du patin, un klaxon hurle sous les fenêtres.
"Il faut que j'y aille, dit Iourik Divinov. Aujourd'hui, à l'aube, nous prenons Cronstadt"
Kolenka Kholkhlov se dresse sur ses coudes :
"Tu es sûr ?
- Allez vous faire voir avec votre Cronstadt ! crie Noussia Stroukova. Allez vous faire voir !
- Tu veux parier ? poursuit Divinov. Reboutonne-toi. Il y a de la place dans la voiture."
La nuit est froide, le vent de mars, humide. La torpédo prend de la vitesse et s'arrache à la ville. Sous l'effet de la cocaïne, Divinov est excité à l'extrême. L'air frais dégrise peu à peu Kholkhlov, l'affaiblit, lui fait tourner la tête. Kolenka s'efforce de rester immobile. Il a l'impression d'être un cristal délicat, de tinter au moindre souffle de vent. A chaque tournant, Kolenka, horrifié, prend conscience de sa fragilité ; il peut se briser comme une boule de sapin de Noël. Les immeubles et les détachements armés lui semblent voler sur des balançoires. Deux ou trois étoiles, poissons étincelants, plongent et nagent dans le ciel. La nuit est de verre, aussi froide et peu solide que Kolenka.
Divinov parle sans interruption ; il raconte qu'il a été nommé commissaire du secteur sud de Cronstadt ; il raconte la campagne de Glace (*), le massacre des révoltés, l'ordre du chef de l'armée Toukhatchevski de "prendre la forteresse de Cronstadt par un assaut foudroyant". Kolenka sent qu'il va vomir et, avec une prudence extrême, craignant de se briser, se penche à l'extérieur de la voiture ... A Oranienbaum, ils revêtent des blouses blanches, descendent sur la glace et, en silence, commencent leur progression vers Cronstadt, browning au poing. Toute de verre, la nuit de mars s'illumine faiblement d'un rayon de lune diffuse. Divinov et Kolenka marchent en queue de la colonne. Divinov lèche sur sa paume une pincée de cocaïne. Kolenka se demande avec étonnement, effroi et ennui, comment et pourquoi, diable, il se retrouve ici. Kolenka sent l'eau sous ses pieds, la glace craque. Des profondeurs émerge, humide, venteuse et printanière, l'expression "éclaircies entre les glaces" mais, aujourd'hui, mue par la peur, elle file, agitant ses ailes noires ; dans les méandres de la mémoire apparaît, furtif, un adolescent aux grandes oreilles, courant derrière sa casquette arrachée par le vent ; un instant, surgit, pour s'évanouir aussitôt, le bâtiment de verre de la Bourse. Kolenka fait un écart vers un point où la glace est plus épaisse, et il entend soudain une voix déformée, méconnaissable, presque un beuglement : la voix de Divinov. Kolenka devine ce qui se passe. Divinov se noie, tombé dans une "éclaircie" et suffoquant, tente d'appeler à l'aide. Mais cette supposition est aussitôt traversée par une autre pensée, pas vraiment une pensée, d'ailleurs, une éventualité : après tout, je pourrais n'avoir pas entendu ? Et, en effet, Kolenka Khokhlov pourrait ne pas avoir entendu l'atroce beuglement de Divinov ! Kolenka a de plus en plus le sentiment d'être en état d'apesanteur, la sensation de voler, comme en rêve. Sans regarder derrière lui, Kolenka court, accélérant le pas, pour rejoindre la colonne blanche des élèves officiers déjà loin devant. Le cri d'agonie de Divinov lui reste dans les oreilles ; Kolenka le fuit, inconscient de ses mouvements ; partout l'accompagne le spectre glacial du sommeil, transpercé du cri de la mort. Kolenka vole de plus en plus vite, il prie, demande l'oubli, le silence du vrai sommeil qui descend sur l'homme sans bruit, tout simplement, des montagnes ou des collines, comme le Christ sur le tableau d'Ivanov ...
La colonne passe les forts sans être repérée et, au cri de "hourra !" fait irruption dans les rues de Cronstadt. Les braillements résonnent douloureusement contre le verre. Kolenka ferme les yeux. On tire à présent de tous les côtés, au canon, à la mitrailleuse, au fusil. L'aube de mars joue avec le cristal. Browning au poing, Kolenka s'est figé, perplexe, devant une palissade sur laquelle est collée une page de journal :

MERCI !
"Une citoyenne anonyme a mis à la disposition de la troïka révolutionnaire du détachement de la 1ère flotille de la Baltique deux livres de viande de cheval. Les marins expriment leur reconnaissance à cette citoyenne, pour la conscience dont elle fait preuve. Chacun comprend que la généreuse inconnue a souhaité partager avec les marins une denrée rare et précieuse. Que tremble le parti des traîtres et des menteurs, devant la famille unie et fraternelle de Cronstadt !"

Les combats de rue s'intensifient. Une fumée jaune enveloppe les hommes et les maisons, la fumée jaune gronde, pleine de voix ... En silence, les spécialistes d'art tournent les pages des livres, reflétés par les vitrines des armoires de frêne du cabinet des gravures. Le gardien, somnolent, passe de salle en salle. Dans une pièce empreinte de paix, baignée de lumière matinale, une jeune fille est assise, souriante, sur un divan de peluche ; ses bottines usées laissent sur le sol des traces humides de neige fondue. Sans doute est-elle venue à un rendez-vous, et elle sourit à ses pensées dans le calme de cette salle de musée. Penchés au-dessus de la rivière à jamais figée dans un émoi vert, bleu, mauve, les esclaves tournent la tête en direction des lointaines collines, que descend, comme un sommeil apaisant, une petite silhouette. Ciel d'un bleu tendre, fraîcheur des frondaisons, drapé pistache des vêtements. La jeune fille aux bottines contemple le corps souffreteux d'un vieillard ; masquant un instant le tableau, passe un visiteur matinal, emprunté, serrant sa casquette dans sa moufle rouge trouée, et s'efforçant de marcher le plus silencieusement possible ... Brisée par ses amants, Noussia Stroukova s'éveille, les tempes douloureuses, dans son lit fripé comme la vieillesse. Collé à la glace par les cheveux et la paume de sa main droite, Iourik Divinov a gagné son pari.
Avec une poignée de fuyards - chefs de la révolte et ingénieurs militaires - le constructeur Hooke se replie vers les côtes de Finlande.



(*) Désigne la terrible retraite des armées de Denikine, en 1918-1919 (NdT)


(extrait de La révolution à la porte, Iouri Annenkov, traduit par Anne Coldefy-Faucard aux éditions Lieu Commun, 1987)