mercredi 1 février 2012

Superstitions - Francesco Masci


Si la modernité est "la deuxième tentative de dépassement de la gnose" (H. Blumenberg, La légitimité des temps modernes) alors la modernité esthétique est un double renversé de cette même tentative de résoudre le problème du mal. La modernité est devenue possible lorsque la structure ordonnée du chaos scolastique a commencé à se fissurer et que le monde a cessé de se graver sur l'homme pour s'ouvrir devant lui comme un matériel à réorganiser. Avec quelques siècles de retard, ce programme d'auto-affirmation de l'homme est remplacé, dans la modernité esthétique, par celui de la négation du monde. Le poète Lenz en avait annoncé le ton dès le début : "Nous ne devons pas cesser nos fatigues tant que nous n'aurons pas créé un espace libre même si cet espace est un désert épouvantable ou un vide épouvantable. Et alors nous méditerons sur lui, comme Dieu médita sur le désert ou sur le vide avant que le monde fût créé, et alors quelque chose surgira. Oh béatitude, oh sentiment divin !" (Über Gotz von Berlichingen). Et pourtant la répétition de la promesse eschatologique, qui témoigne à chaque fois de sa non-réalisation, a tissé un entrelacement de topos et figures tellement denses que l'espace laissé vide par l'absence du monde est aussitôt réoccupé par sa copie culturelle. Il aura fallu à peine un siècle, le temps, comme le dit Hans Blumenberg, que la "fleur bleue' de Novalis s'obscurcisse jusqu'à se transformer en la "fleur noire" de Stefan George, pour que la culture parvienne à la conscience de soi comme tristesse de la séparation et inaugure donc, avec le dadaïsme, la tradition de la révolte auto-référentielle. Depuis, de nombreuses formes d'autodestruction jalonnent son histoire, comme autant de monuments à la mémoire d'une sécession qui doit continuellement être renouvelée. L'espace de la culture est ainsi organisé par l'addition de fragments indépendants, espace sur lequel peut reposer une interprétation horizontale du temps par lui-même et où chaque acte de révolte est aussi un acte de mémoire.

La culture est l'asservissement, par le truchement du temps, des traditions anti-modernes au fonctionnement différencié de la société. Lorsque les événements de la culture entrent en contact avec des éléments anhistoriques, ils les ramènent spontanément au temporel ou, plus exactement, au présent. Si l'idôlatrie consiste, comme le dit Simone Weil, dans le fait de "situer l'illimité en un milieu essentiellement limité", l'on peut alors parler de la culture comme d'une forme de diffusion universelle de l'idolâtrie.


(Allia, 2005)


Ah ... Über Götz von Berlichigen ... un des textes fondateurs du Sturm und Drang, conférence donnée par Lenz à la Société de Philosophie de Stasbourg autour de 1755 à propos du drame de Goethe, drame "shakespearien" qui par retour à l'envoyeur (traduction de Walter Scott) participa au déclenchement de la vague du romantisme anglais.

Et quelle élégance, un rien infidèle, dans la traduction de ce passage tout de même assez alambiqué :

[Das lernen wir daraus, daß] diese unsre handelnde Kraft nicht eher ruhe, nicht eher ablasse zu wirken, zu regen, zu toben, als bis sie uns Freiheit um uns her verschafft, Platz zu handeln: Guter Gott Platz zu handeln und wenn es ein Chaos wäre das du geschaffen, wüste und leer, aber Freiheit wohnte nur da und wir könnten dir nachahmend drüber brüten, bis was herauskäme - Seligkeit ! Seligkeit ! Göttergefühl das !

Plus littéralement (à partir de "Guter Gott ..."), cela donnerait : 

Un espace pour agir, Seigneur, et quand bien même ce serait un chaos que tu créerais, épouvantable et vide, pourvu seulement que la liberté y règne, nous pourrions, suivant ton exemple, méditer sur lui jusqu'à ce que quelque chose surgisse.

(accessoirement, je suis toujours ravi de ce que l'allemand utilise le même verbe, brüten, pour méditer et couver ! D'ailleurs, il est tentant d'en tenir compte dans la traduction : "... nous pourrions, suivant ton exemple, le couver jusqu'à ce que l'éclosion se produise".)

La traduction proposée est indéniablement plus élégante :

Nous ne devons pas cesser nos fatigues tant que nous n'aurons pas créé un espace libre même si cet espace est un désert épouvantable ou un vide épouvantable. Et alors nous méditerons sur lui, comme Dieu médita sur le désert ou sur le vide avant que le monde fût créé, et alors quelque chose surgira. Oh béatitude, oh sentiment divin !

J'aimerais bien trouver la référence de cette traduction.



La "fleur bleue", c'est bien sûr le but de la Quête amoureuse dans Heinrich von Ofterdingen et la "fleur noire", c'est au dernier vers de Im Unterreich, poème du très baudelairien Algabal :

Wie zeug ich dich aber im heiligtume
– So fragt ich wenn ich es sinnend durchmass
In kühnen gespinsten der sorge vergass –
Dunkle grosse schwarze blume ?


Comment donc t'enfanter en un tel sanctuaire
- Me demandais-je en l'arpentant, pris dans mes songes,
Et chassant le souci par l'audace du rêve -
O sombre fleur, fleur gigantesque et noire ?

(traduit par M. Boucher
in Stefan George, Poèmes 1886-1933
Flammarion, 1969)