lundi 2 janvier 2012

Silentium (!)


Deux célèbres poèmes russes portent ce titre, l'un de Fedor Tyutchev, l'autre d'Ossip Mandelstam qui avait sans nul doute son illustre devancier en mémoire en reprenant ce titre.


Tyutchev (1803-1873), tout d'abord, peut-être le premier des poètes de l' "âge d'or" ... après Pouchkine, bien sûr, qui est hors concours !


Silentium !

Молчи, скрывайся и таи
И чувства и мечты свои -
Пускай в душевной глубине
Встают и заходят оне
Безмолвно, как звезды в ночи, -
Любуйся ими - и молчи.

Как сердцу высказать себя?
Другому как понять тебя?
Поймет ли он, чем ты живешь?
Мысль изреченная есть ложь.
Взрывая, возмутишь ключи, -
Питайся ими - и молчи.

Лишь жить в себе самом умей -
Есть целый мир в душе твоей
Таинственно-волшебных дум;
Их оглушит наружный шум,
Дневные разгонят лучи, -
Внимай их пенью и молчи!..



ce qui donne, traduit par Nabokov :



Silentium !

Speak not, lie hidden, and conceal
the way you dream, the things you feel.
Deep in your spirit let them rise
akin to stars in crystal skies
that set before the night is blurred:
delight in them and speak no word.

How can a heart expression find?
How should another know your mind?
Will he discern what quickens you?
A thought once uttered is untrue.
Dimmed is the fountainhead when stirred:
drink at the source and speak no word.

Live in your inner self alone
within your soul a world has grown,
the magic of veiled thoughts that might
be blinded by the outer light,
drowned in the noise of day, unheard...
take in their song and speak no word.



et en français (E. Rais, J. Robert, Anthologie de la poésie russe, Bordas, 1947)


Silentium !

Tais-toi et garde en toi
Tes sentiments et tes rêves.
Dans les profondeurs de ton ame,
Qu'ils s'élèvent et déclinent
En silence, comme les étoiles dans la nuit.
Sache les contempler et te taire.

Le cœur – saurait-il s'exprimer ?
Un autre – saurait-il te comprendre?
Peut-il entrer dans ta raison de vivre ?
Toute pensée qui s'exprime est mensonge.
En les faisant éclater, tu troubleras tes sources.
Sache seulement t'en nourrir et te taire.

Apprendre a ne vivre qu'en soi-même!
Dans ton âme est tout un monde
De pensées magiques et mystérieuses.
Le bruit du dehors les assourdira
Les rayons du jour les dissiperont.
Sache écouler leur chant et te taire.



De nombreuses traductions de ce poème ultra-classique, ici. Ce poème est tellement connu que "Мысль изреченная есть ложь" ("Toute pensée exprimée est mensonge") a le statut de proverbe !



Max Ernst, Le jardin de la France



Mandelstam, maintenant, impeccablement hermétique !


Silentium

Она еще не родилась,
Она и музыка и слово,
И потому всего живого
Ненарушаемая связь.

Спокойно дышат моря груди,
Но, как безумный, светел день,
И пены бледная сирень
В черно-лазоревом сосуде.

Да обретут мои уста
Первоначальную немоту,
Как кристаллическую ноту,
Что от рождения чиста!

Останься пеной, Афродита,
И слово в музыку вернись,
И сердце сердца устыдись,
С первоосновой жизни слито!


traduit par Clarence Brown (Cambridge University Press, 1978) :



Silentium

It has not yet been born,
it is music and the word,
and thereby inviolably
bonds everything that lives.

The breast of the sea breathes tranquilly
but the day is brilliant, like a fool,
and the pale lilac of the foam
lies in a bowl of cloudy blue. 

May my lips acquire this
primeval quietness
like a crystal note
congenitally pure.

Remain foam, Aphrodite;
and return to music, word,
and heart, be ashamed of heart
when blent with life's foundation!


et par Kline (ici)



Silentium

She has not yet been born:
she is music and word,
and therefore the un-torn,
fabric of what is stirred.

Silent the ocean breathes.
Madly day’s glitter roams.
Spray of pale lilac foams,
in a bowl of grey-blue leaves.

May my lips rehearse
the primordial silence,
like a note of crystal clearness,
sounding, pure from birth!

Stay as foam Aphrodite – Art –
and return, Word, where music begins:
and, fused with life’s origins,
be ashamed heart, of heart!


Traduit par Paul Celan (dans son Ossip Mandelstamm, Gedichte, S. Fisher Verlag, 1959, le premier "vrai" volume de traductions de Mandelstam, faut-il le signaler ; les œuvres de Mandelstam venaient peu auparavant, en 1955, de ressortir du néant,  en russe, aux éditions Tchekov à New York)  :



Silentium

Sie ist noch nicht, ist unentstanden,
Musik ist sie und Wort:
so lebt, verknüpft durch ihre Bande,
was west und atmet, fort.

Im Meer das Atmen, ruhig, immer,
das Licht durchwächst den Raum;
aus dem Gefäß, das bläulich schimmert,
steigt fliederblasser Schaum.

O könnt ich doch, mit meinem Munde,
solch erstes Schweigen sein,
ein Ton, kristallen, aus dem Grunde,
und so geboren: rein.

Bleib, Aphrodite, dieses Schäumen,
du Wort, geh, bleib Musik.
Des Herzens schäm dich, Herz, das seinem
Beginn und Grund entstieg.






L'ambigu Она des deux premiers vers a fait couler beaucoup d'encre : neutre ou féminin, de qui s'agit-il ? Voir la discussion passionnante ici (ne manquez pas les excellents commentaires de Bill Walderman sur l'arrière-plan mythologique du poème) ! Bizarrement, la question ne m'était jamais venue à l'esprit avant de découvrir la traduction de Brown et les arguments qu'il apporte ; j'ai toujours lu "Elle" aux deux vers pour Aphrodite, et je persiste.

Pourtant, quelque chose ne colle toujours pas vraiment : ce qui est au début du poème, c'est le mot allié "consubstantiellement" à la musique ; on pourrait dire le chant, c'est le deuxième vers. Celle qui n'est pas encore née, c'est Aphrodite ; c'est le premier vers : l'arrière-plan est bien la naissance d'Aphrodite de l'écume de la mer.

L'identité commune aux deux Она ne paraît plus évident du coup (après tout, l'un(e) "n'est pas encore né(e)" quand l'autre "est" ...), quoique Mandelstam semble bien s'adresser (plus tard) à une Aphrodite au moment exact de sa naissance (Останься пеной, Афродита / Reste dans l'écume Aphrodite), la suppliant de renoncer à cette naissance qui va défaire l'unité primordiale du chant (слово в музыку вернись / O mot, retourne dans la musique) dans laquelle elle est encore, Beauté inconsciente d'elle-même, "non séparée", car non encore née sous le regard analytique de l'Art (le discours sur la beauté, le mot séparé de la musique), "silence" au sens de non-discours (молчание, comme le chant véritable est un non-discours ; comme le recommande Tyutchev, Молчи / Tais-toi), pas au sens d'absence de bruit (Тишина).


La lecture de Celan est singulière au premier abord, congédiant le mot pour ne garder que la musique (du Wort, geh, bleib Musik) ce qui ne me paraît pas être le sens littéral de слово в музыку вернись (O mot, retourne dans la musique) ; la répétition de bleib (qui est littéralement au premier vers mais pas au second) semble indiquer une assimilation d'Aphrodite à la musique : le poète cherche à conjurer l'émergence du discours comme entité séparée (du Wort, geh / toi, mot, va-t-en ... on parle ainsi à un chien !). A l'assimilation d'Aphrodite à la seule musique près, on retrouve donc dans sa traduction la même thématique.



De toute façon, avec Mandelstam, on ne trouve jamais le fond du double-fond mais jusque-là j'arrive encore à discerner au moins quelques-uns des chemins auxquels invite le poème.



Les deux derniers vers, par contre, me laissent toujours un peu dans l'embarras. Allons-y du mot à mot :

Et toi coeur du coeur aies honte,
dans le principe fondamental de la vie fusionné !

(si vous êtes déjà passé chez langagehat, vous avez pu constater que la forme est un peu bizarre, que le fusionné n'est pas pile poil décliné pour s'accorder au premier cœur mais que ce serait bien pire s'il fallait le rapporter au second cœur ...)

Une fois remis dans un ordre moins abracadabrant (le français n'a pas la souplesse des langues à déclinaison : il faut tout bien ranger, sinon ... galimatias !), donne :

Et du coeur aies honte, toi cœur
fusionné dans le principe fondamental de la vie !

Là encore, c'est du côté de Kline que j'aboutis, pas du côté de Brown qui rapporte apparemment (il s'en faut d'une virgule mais j'ai vérifié !) le fusionné au second cœur, ce qui inverse complètement le sens ... quel qu'il soit par ailleurs !

Pour le sens, il ne me manque qu'un mot mais les rigueurs de la prosodie ne permettent pas au poète de charger absolument tout dans sa barque :

Et du coeur aies honte, toi cœur
encore fusionné dans le principe fondamental de la vie !


C'est en tout cas la compréhension que j'ai de ces deux derniers vers, en accord me semble-t-il avec ceux qui précèdent ; tant qu'Aphrodite n'est encore que Beauté, le cœur est uni à l'ensemble de la nature et le poète le met en garde contre ce qu'il va devenir une fois séparé, tout comme il a plus haut mis en garde Aphrodite contre sa naissance comme Art.

La traduction de Celan  est, là encore, curieuse ; il semble parler "à partir de l'autre côté de la naissance" : son entstieg / surgi ne répond pas directement au слито / fusionné. C'est apparemment au coeur "surgi du principe primordial" qu'il enjoint d'avoir honte du cœur ; j'avoue trouver cela obscur :

 Et toi cœur surgi du principe primordial, aies honte du cœur !

A moins de rapporter la relative au premier Herz(ens) ... une construction pas si bizarre que cela, apparemment (un ami allemand m'indique ne l'avoir jamais lu autrement ...), et qui rejoindrait l'interprétation présentée plus haut (dont je n'ai nul monopole ! La traduction de Kline est limpide) en donnant littéralement

Et toi cœur, aies honte du cœur surgi du principe primordial !




Bon ... assez glosé sur un quatrain de seize mots !

Et pour qui trouverait bien cavalier mon "charger sa barque" pour parler des efforts du poète pour "saturer" de sens son poème :

The noise of [our] age will die down, [our] culture will fall asleep, the people [narod, das Volk ] who has given its best efforts to the new social class will be regenerated, and this whole current will carry in its tow the fragile barque of the human word, [carry it] into the open sea of the future, which lacks sympathetic understanding and where dull commentary supplants the fresh breeze of the hostility and empathy of contemporaries. How, then, can we prepare this vessel for its long journey and not supply it with everything necessary for the reader, so alien and dear? Once again I shall compare a poem to the Egyptian barque of the dead. In this barque everything [necessary] for life has been stored, nothing has been forgotten.