vendredi 13 janvier 2012

Classé sans suite -- Patrik Ouředník


Vient de paraître aux éditions Allia (dans une traduction de Marianne Canavaggio : "Lebeda tétait sa pipe, le serveur s'entêtait dans hargne. Tout est question de préfixe."). 
Précipitez-vous ... Investissez !


LECTEUR ! Notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l'impression que l'action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l'auteur est un imbécile, soit c'est vous ; les chances sont égales. D'autres trépassèrent, oyez ! nous mourrons tous ! Qui c'est qui sait comment ça finira ? On s'embrouille parfois dans sa propre vie sans même s'en apercevoir ; il en va de même pour les personnages de roman.
Vous vous demandez comment cette histoire va tourner ? Voilà, cher lecteur, ce que nous ne pouvons vous dévoiler. Nous avons entamé ce récit sans intention particulière ni pensées corrompues ; nous ignorons comment il finira, pourquoi même il finirait, nous en sommes au même point que vous, ou presque, puisqu'au moment où vous lisez ces lignes, notre tâche a pris fin, le livre a été publié ; vous avez engagé une partie de vos revenus dans l'espoir d'un retour sur investissement sous forme d'un quelconque bien spirituel. Nous ne souhaitons en aucun cas nous montrer discourtois, nous n'avons nullement l'intention de nous livrer à des provocations gratuites, mais pourtant, pourtant, pourtant ; en quoi cela nous concerne-t-il ? Nous avons pris sur nous la plus grosse part de responsabilité ; à vous, à présent, d'endurer la vôtre.
(p.96)



Un savant je m'en foutisme, ou l'inverse, qui navigue, plonge, refait surface ... qui navigue où, déjà ? Quelque part, disons, entre Julio Cortazar (je parierai bien que Le tour du jour en quatre-vingt mondes - Gallimard 1969 - ou mon préféré Les autonautes de la cosmoroute - avec Carol Dunlop, Gallimard 1983 - ne laissent pas Patrik Ouředník indifférent) et Thomas Bernhard. Par ailleurs, "Ourednik n'est pas Hrabal : il ne croit pas à l'Aufhebung de la vie par le récit de la vie" ; comme c'est la postface qui le dit, libre à vous de le prendre, ou non, pour un indice ! Un peu vague ? Sans doute, sans doute, mais de l'un à l'autre, il y a de la place pour tirer des bords, et des beaux. Un pur moment de bonheur, vous voilà prévenus ! Et puis, au détour de la postface, on voit aussi passer en clopinant notre ami odradek ...

Allez deux petits aperçus supplémentaires :




Quelques jours plus tard l'oncle bouffait les pissenlits par la racine. Le temps guérit tous les maux.
Oui ! Ainsi s'écoule-t-il, tout de majesté et de tranquille assurance. Dyk vieillissait lentement : de temps à autre il culbutait une collègue, de temps à autre il allait à la bibliothèque municipale ou au théâtre, plus rarement au cinéma ou au bistrot. Entre-temps Dyk Jr avait grandi, et était presque arrivé au baccalauréat. Il n'y fut cependant pas reçu : quelques semaines avant la date fatidique, sa classe alla visiter le Monument de la paix. Dyk Jr et trois de ses condisciples partirent au troquet et se mirent promptement en état d'ébriété. Sur le chemin du retour, ses camarades se mirent à chanter à pleins poumons "Rentre chez toi, l'Armée Rouge, c'est le monde qui bouge" (Dyk Jr, morose comme à son habitude, se taisait) et le plus effronté d'entre eux se mit à crier sur de jeunes pionnières revenant du Monument de la paix une comptine diffamant la constitution socialiste selon les termes des paragraphes 98 et 104 du code pénal :

On est des p'tites pionnières,
On a un p'tit trou.
Quand on sera au Parti
Il deviendra gros.

Tous les quatre finirent en cabane et il ne fut plus question de baccalauréat. Ainsi s'écoule le temps et inexorablement. Dyk ne quittait que rarement Prague, il lisait et allait au théâtre, au cinéma, au parc ou au bistrot. De temps en temps, il culbutait une collègue, mais les années s'accumulant, les occasions se raréfiaient ; sans les soirées d'entreprise, Dieu sait si une seule se serait allongée.
Ainsi s'écoule le temps, impitoyablement et irrésistiblement, pansant les blessures, dies adimirit aegritudinem hominibus. De temps à autre une guerre éclatait et une autre finissait, de temps  à autre une mode advenait et une autre la supplantait. Dyk Jr était rentré de détention provisoire, avait emballé une fille et déménagé avec elle en banlieue.
(p.39-40)


Najman était un spécimen si accompli de la connerie tchèque qu'on aurait pu l'exhiber dans les Expositions universelles : jovial, trivial, populaire, passablement inculte et agressif. Il adorait discuter, ce qui, en Bohème, désigne une opération sociale consistant à désarçonner le plus rapidement possible le crétin d'en face. Ce n'est que quand un Tchèque se plie à cette contrainte qu'il est considéré comme un homme intelligent : ici, l'intelligence jaillit des ténèbres dans lesquelles un crétin plonge un autre crétin. Si bien qu'argumenter veut dire nier tout ce que les autres disent, par principe (il ne m'auront pas), et qu'avoir une opinion revient à barboter dans le marécage qui tient lieu de cervelle au dit.
Najman excellait dans les discussions, argumentations et opinions, de sorte qu'il jouissait de l'estime et de la considération de ses concitoyens : arriver à exprimer son crétinisme avec toute l'autorité que cela suppose est pour les Tchèques l'ambition suprême, juste après la collaboration avec les puissances du moment et l'entretien des nains de jardin.
(p.88-89)




Bien sûr, les éditions Allia continuent de snober les adorables petites décorations des alphabets slaves (*) mais on ne leur en voudra pas, publier Zábrana, même un extrait, avoir quatre livres de Patrik Ouředník (Instant Propice, Europeana, Le silence aussi et, maintenant, Classé sans suite) au catalogue vaut largement absolution !

(*) sauf dans les notes de bas de page de la postface ... un piège de plus, histoire de bien coller avec le ton  de vraie-fausse parodie de critique littéraire (cette postface, c'est la cerise sur le gâteau !)


La bureaucratie polonaise sur une ile déserte
"Prière de frapper avant d'entrer" 
Sławomir Mrożek (qui n'est pas tchèque)


- Dis papa, pourquoi Monsieur Mrożek revient en Pologne ?
- Il a certainement oublié quelque chose


Allez, encore une page, la dernière, promis, juste histoire de se remettre Europeana en mémoire :



Oui, amis ! Ainsi nous tenons-nous, fragiles et incorrigibles, au seuil des temps nouveaux.
Ah ! Le vingtième siècle ! Cher, cher vingtième siècle ! Qu'en est-il advenu ? Le marxisme ! La psychanalyse ! Le structuralisme ! La sémiotique ! Chers, chers paradigmes ! Le marxisme découvrit le sens de l'Histoire, ma psychanalyse révéla les motifs du comportement humain, le structuralisme dévoila les racines des mythes et la sémiotique signifia tout cela ! Mais de nos jours ? De quoi peut-on être sûr de nos jours ? Pour un peu, pas même de sa propre mort !
Il est vrai que monsieur Prazak raisonnait dans des catégories moins abstraites que nous ne le faisons, mélancoliquement inspiré par le souhait de hausser le niveau culturel de nos lecteurs. Mais quoi qu'il en soit, le chiffre deux du millénaire rendait monsieur Prazak plus vulnérable que tous les ulcères variqueux d'une maison de retraite réunis. Tant de choses avaient changé en l'espace d'une vie ! L'électricité dans tous les villages ! La télévision dans tous les foyers ! Et tiens, ce qui était moderne la veille devenait archaïque le lendemain, et ce qui était fou la veille devenait moderne. Qui pouvait s'y retrouver ? Deutschland befreit Europa ! Union Soviétique ! Carry On ! Per la patria, per la pace ! In aufrichtiger Mitarbeit ! Fais tourner la roue, camarade ! Auf Kriegsdauer geschlossen für den Sieg des Reiches ! Reviens de suite ! No pasarán ! Proletarier aller Länder ! Droits de l'homme !
Ou encore la Chine, mon bon monsieur, hier une bande de bouseux arriérés, aujourd'hui le poing armé du néo-libéralisme. Alors ? A peine une fin de l'Histoire venait de s'achever qu'une autre se ramenait ! Et tous ces noirs dans les rues ! Pas plus tard qu'hier il en avait rencontré un !
(p. 135)