lundi 30 janvier 2012

La Osita, el Lobo y Fafner ...


Deux extraits des Autonautes de la cosmoroute :





La version originale en espagnol est disponible ici.



Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


Un véritable cadeau des Dieux que d'avoir pu découvrir ce livre à vingt ans ...


mercredi 25 janvier 2012

Theodoros Angelopoulos (1935-2012)


Le voyage à Cythère (1983)


« Je n’ai pas voulu raconter une histoire politique. On sait seulement qu’un vieux révolutionnaire rentre au pays après 30 ans d’exil en URSS… Ce vieux, porteur du passé révolutionnaire, n’est plus rien quand il rentre. Voilà l’essentiel. Il revient mourir, creuser sa tombe au village. Il demande à mourir comme un vieux chien. Pour la troisième fois, il est repoussé, rejeté à cause de sa différence. La première fois, c’était en 1922, parce qu’il était grec pour la population turque de l’époque. La deuxième, parce qu’il était révolutionnaire pendant la guerre civile. Et la troisième, parce que, contrairement aux autres paysans du village, il ne veut pas vendre sa terre. Il refuse de participer à la folie de vendre qui a saisi tout le village. Ils finiront par vendre la neige du ciel, disent les textes grecs. C’est donc un homme toujours en exil, en voyage, la valise à la main... »

(propos recueillis par Jean-Louis Mingalon ; source, ici)



 

mardi 24 janvier 2012

En chinois, "Aral" se dira-t-il "Poyang" ?



Le lac Poyang, ex-plus grand lac d'eau douce de Chine


Le Yang Zhi (Fleuve Bleu), un des trois géants qui dévalent du Tibet par l'est (avec le Mékong et la Salouen) semble avoir bien du mal à maintenir en vie ses écosystèmes en aval du barrage des Trois Gorges.

Officiellement, ce furent tout d'abord les températures élevées qui furent rendues responsables de l'évaporation du lac, transformé, toujours officiellement en une "vaste prairie". Vaste, en effet. Depuis, et toujours officiellement, c'est une sécheresse persistante ; de sécheresse à assèchement par incurie, il n'y a plus qu'un pas.

En souhaitant au lac Poyang d'avoir une nouvelle chance, même petite, comme le lac Mono ...

vendredi 20 janvier 2012

Autobiographie des objets -- François Bon


Ils passent au lointain, on les tient un instant en mémoire comme on les aurait dans la main, poids, taille, consistance, mémoire tactile qui est aussi le biais d’écriture. On hésite à pousser la porte presque transparente qu’ils recèlent : les visages en arrière sont ceux de tes morts.
On sait qu’il faudrait, qu’ils recèlent eux aussi un fragment mince et diaphane de ce qu’on poursuit intentionnellement ici, touche à l’imaginaire, là où il exigeait à la fois l’expérience du réel (quand bien même si retreinte, par l’enfance, par l’époque, par l’isolement) et l’expérience imaginaire, celle des livres et peut-être plus largement de ce qu’on lit à même les signes du monde, et les mots et lettres qui nous forment sont loin de se restreindre à ce qu’on trouve dans les livres, qui en étaient à la fois le premier dépôt et la clé d’accès.
Alors on les garderait ici, sans développer forcément, pour rassembler aussi, ne pas rendre répétitive la démarche.




Allez voir ... et, si vous ne connaissez déjà, explorez le tiers livre.

jeudi 19 janvier 2012

Les autonautes de la cosmoroute, ou, Un voyage intemporel Paris-Marseille -- Carol Dunlop (1946-1982), Julio Cortazar (1914-1984)


Rien de plus facile, ici, que de juger l'arbre à ses fruits.  Voici, par exemple, ce qu'en dit François Bon dans l'introduction à son Autoroute (voir ici) :



Je venais de découvrir le fabuleux livre / voyage de Julio Cortazar et Carol Dunlop : Les Autonautes de la cosmoroute. Un voyage Paris Marseille en bus Volkswagen, en s’arrêtant à chaque parking, passant la nuit dans un sur deux des arrêts. Soit 32 jours pour le voyage, sans quitter l’autoroute.

Une drôle d’inversion du monde, avec l’impression que l’autoroute devient l’espace total du monde, immobile en fait, avec le reste de la planète qui s’en est séparé, et gravite en désordre tout autour.

On comprend lentement que ce voyage en fait est un adieu au monde : Cortazar mourra peu après, ainsi que Carol. Ils nous disent au revoir, en cherchant le lieu le plus paradoxal de l’isolement.

Avec Fabrice Cazeneuve, nous avons proposé à Thierry Garrel, responsable documentaires de création sur Arte, non pas de refaire le voyage, mais de s’embarquer à notre tour pour 3 semaines sur l’autoroute, on ne la quitterait pas, on filmerait tout. Thierry s’est moqué de nous : on ne pourrait rien découvrir que d’ordinaire.

Mais justement, l’ordinaire, dans l’héritage de Perec, est-ce que cela ne vaut pas, d’aller le chercher dans ces zones limites du monde, celles du mouvement, de l’anonymat mêlé à l’intime, et un espace en fait stratégique pour l’économie, intersection de microcosmes liés à la terre, de l’autre côté du portail fermé, et l’incessant passage.




Les autonautes de la cosmoroute (1983) n'a plus l'air disponible chez Monsieur Gallimard ...


lundi 16 janvier 2012

Όσο βαρούν τα σίδερα


Aμάν, αμάν ...


Όσο βαρούν τα σίδερα αμάν αμάν
βαρούν τα μαύρα ρούχα
γιατί τα φόρεσα κι εγώ κόσμε ψεύτη
για μια αγάπη που ‘χα

Αμάν είχα και υστερήθηκα το μωρό μου
θυμούμαι και εστενάζω
άνοιξε γης μέσα να μπω κόσμε ψεύτη
κόσμο να μην κοιτάζω

 


La version de Nikos Xylouris a toujours été ma préférée mais elle n'est pas en ligne apparemment ; on se consolera sans problème avec celle de son frère Antonis "Psarantonis" Xylouris, ici

Deux frères, deux styles radicalement différents (pour Nikos, voir , par exemple) tant pour le chant que pour le jeu de lyra ! Le troisième de la fratrie, Yannis, se distingue : virtuose du luth, il ne chante guère.

Et il y a de quoi avoir besoin se consoler ... pour qui veut bien ouvrir les yeux.


vendredi 13 janvier 2012

Classé sans suite -- Patrik Ouředník


Vient de paraître aux éditions Allia (dans une traduction de Marianne Canavaggio : "Lebeda tétait sa pipe, le serveur s'entêtait dans hargne. Tout est question de préfixe."). 
Précipitez-vous ... Investissez !


LECTEUR ! Notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l'impression que l'action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l'auteur est un imbécile, soit c'est vous ; les chances sont égales. D'autres trépassèrent, oyez ! nous mourrons tous ! Qui c'est qui sait comment ça finira ? On s'embrouille parfois dans sa propre vie sans même s'en apercevoir ; il en va de même pour les personnages de roman.
Vous vous demandez comment cette histoire va tourner ? Voilà, cher lecteur, ce que nous ne pouvons vous dévoiler. Nous avons entamé ce récit sans intention particulière ni pensées corrompues ; nous ignorons comment il finira, pourquoi même il finirait, nous en sommes au même point que vous, ou presque, puisqu'au moment où vous lisez ces lignes, notre tâche a pris fin, le livre a été publié ; vous avez engagé une partie de vos revenus dans l'espoir d'un retour sur investissement sous forme d'un quelconque bien spirituel. Nous ne souhaitons en aucun cas nous montrer discourtois, nous n'avons nullement l'intention de nous livrer à des provocations gratuites, mais pourtant, pourtant, pourtant ; en quoi cela nous concerne-t-il ? Nous avons pris sur nous la plus grosse part de responsabilité ; à vous, à présent, d'endurer la vôtre.
(p.96)



Un savant je m'en foutisme, ou l'inverse, qui navigue, plonge, refait surface ... qui navigue où, déjà ? Quelque part, disons, entre Julio Cortazar (je parierai bien que Le tour du jour en quatre-vingt mondes - Gallimard 1969 - ou mon préféré Les autonautes de la cosmoroute - avec Carol Dunlop, Gallimard 1983 - ne laissent pas Patrik Ouředník indifférent) et Thomas Bernhard. Par ailleurs, "Ourednik n'est pas Hrabal : il ne croit pas à l'Aufhebung de la vie par le récit de la vie" ; comme c'est la postface qui le dit, libre à vous de le prendre, ou non, pour un indice ! Un peu vague ? Sans doute, sans doute, mais de l'un à l'autre, il y a de la place pour tirer des bords, et des beaux. Un pur moment de bonheur, vous voilà prévenus ! Et puis, au détour de la postface, on voit aussi passer en clopinant notre ami odradek ...

Allez deux petits aperçus supplémentaires :




Quelques jours plus tard l'oncle bouffait les pissenlits par la racine. Le temps guérit tous les maux.
Oui ! Ainsi s'écoule-t-il, tout de majesté et de tranquille assurance. Dyk vieillissait lentement : de temps à autre il culbutait une collègue, de temps à autre il allait à la bibliothèque municipale ou au théâtre, plus rarement au cinéma ou au bistrot. Entre-temps Dyk Jr avait grandi, et était presque arrivé au baccalauréat. Il n'y fut cependant pas reçu : quelques semaines avant la date fatidique, sa classe alla visiter le Monument de la paix. Dyk Jr et trois de ses condisciples partirent au troquet et se mirent promptement en état d'ébriété. Sur le chemin du retour, ses camarades se mirent à chanter à pleins poumons "Rentre chez toi, l'Armée Rouge, c'est le monde qui bouge" (Dyk Jr, morose comme à son habitude, se taisait) et le plus effronté d'entre eux se mit à crier sur de jeunes pionnières revenant du Monument de la paix une comptine diffamant la constitution socialiste selon les termes des paragraphes 98 et 104 du code pénal :

On est des p'tites pionnières,
On a un p'tit trou.
Quand on sera au Parti
Il deviendra gros.

Tous les quatre finirent en cabane et il ne fut plus question de baccalauréat. Ainsi s'écoule le temps et inexorablement. Dyk ne quittait que rarement Prague, il lisait et allait au théâtre, au cinéma, au parc ou au bistrot. De temps en temps, il culbutait une collègue, mais les années s'accumulant, les occasions se raréfiaient ; sans les soirées d'entreprise, Dieu sait si une seule se serait allongée.
Ainsi s'écoule le temps, impitoyablement et irrésistiblement, pansant les blessures, dies adimirit aegritudinem hominibus. De temps à autre une guerre éclatait et une autre finissait, de temps  à autre une mode advenait et une autre la supplantait. Dyk Jr était rentré de détention provisoire, avait emballé une fille et déménagé avec elle en banlieue.
(p.39-40)


Najman était un spécimen si accompli de la connerie tchèque qu'on aurait pu l'exhiber dans les Expositions universelles : jovial, trivial, populaire, passablement inculte et agressif. Il adorait discuter, ce qui, en Bohème, désigne une opération sociale consistant à désarçonner le plus rapidement possible le crétin d'en face. Ce n'est que quand un Tchèque se plie à cette contrainte qu'il est considéré comme un homme intelligent : ici, l'intelligence jaillit des ténèbres dans lesquelles un crétin plonge un autre crétin. Si bien qu'argumenter veut dire nier tout ce que les autres disent, par principe (il ne m'auront pas), et qu'avoir une opinion revient à barboter dans le marécage qui tient lieu de cervelle au dit.
Najman excellait dans les discussions, argumentations et opinions, de sorte qu'il jouissait de l'estime et de la considération de ses concitoyens : arriver à exprimer son crétinisme avec toute l'autorité que cela suppose est pour les Tchèques l'ambition suprême, juste après la collaboration avec les puissances du moment et l'entretien des nains de jardin.
(p.88-89)




Bien sûr, les éditions Allia continuent de snober les adorables petites décorations des alphabets slaves (*) mais on ne leur en voudra pas, publier Zábrana, même un extrait, avoir quatre livres de Patrik Ouředník (Instant Propice, Europeana, Le silence aussi et, maintenant, Classé sans suite) au catalogue vaut largement absolution !

(*) sauf dans les notes de bas de page de la postface ... un piège de plus, histoire de bien coller avec le ton  de vraie-fausse parodie de critique littéraire (cette postface, c'est la cerise sur le gâteau !)


La bureaucratie polonaise sur une ile déserte
"Prière de frapper avant d'entrer" 
Sławomir Mrożek (qui n'est pas tchèque)


- Dis papa, pourquoi Monsieur Mrożek revient en Pologne ?
- Il a certainement oublié quelque chose


Allez, encore une page, la dernière, promis, juste histoire de se remettre Europeana en mémoire :



Oui, amis ! Ainsi nous tenons-nous, fragiles et incorrigibles, au seuil des temps nouveaux.
Ah ! Le vingtième siècle ! Cher, cher vingtième siècle ! Qu'en est-il advenu ? Le marxisme ! La psychanalyse ! Le structuralisme ! La sémiotique ! Chers, chers paradigmes ! Le marxisme découvrit le sens de l'Histoire, ma psychanalyse révéla les motifs du comportement humain, le structuralisme dévoila les racines des mythes et la sémiotique signifia tout cela ! Mais de nos jours ? De quoi peut-on être sûr de nos jours ? Pour un peu, pas même de sa propre mort !
Il est vrai que monsieur Prazak raisonnait dans des catégories moins abstraites que nous ne le faisons, mélancoliquement inspiré par le souhait de hausser le niveau culturel de nos lecteurs. Mais quoi qu'il en soit, le chiffre deux du millénaire rendait monsieur Prazak plus vulnérable que tous les ulcères variqueux d'une maison de retraite réunis. Tant de choses avaient changé en l'espace d'une vie ! L'électricité dans tous les villages ! La télévision dans tous les foyers ! Et tiens, ce qui était moderne la veille devenait archaïque le lendemain, et ce qui était fou la veille devenait moderne. Qui pouvait s'y retrouver ? Deutschland befreit Europa ! Union Soviétique ! Carry On ! Per la patria, per la pace ! In aufrichtiger Mitarbeit ! Fais tourner la roue, camarade ! Auf Kriegsdauer geschlossen für den Sieg des Reiches ! Reviens de suite ! No pasarán ! Proletarier aller Länder ! Droits de l'homme !
Ou encore la Chine, mon bon monsieur, hier une bande de bouseux arriérés, aujourd'hui le poing armé du néo-libéralisme. Alors ? A peine une fin de l'Histoire venait de s'achever qu'une autre se ramenait ! Et tous ces noirs dans les rues ! Pas plus tard qu'hier il en avait rencontré un !
(p. 135)



lundi 9 janvier 2012

Où gîtent les étoiles - Avrom Sutzkever (1913-2010)


A quarante ans de distance, le miracle d'un même regard émerveillé qui parvient malgré tout à se réinventer :



Pelisse de feu

Les prés - de blanc éblouissant métal.
Les arbres - tous fondus dans le moule rocheux.
Ne sait où tomber la neige en pétales,
Le soleil vêt sa pelisse de feu.
L'artiste gel comme sur une vitre
De son pinceau de diamant, à mon front
Peint légendes de neige aux couleurs vives,
Sa signature est un vol de pigeon.
S'éteint en moi le soleil qui brûlait,
On ne voit plus, de feu, que sa pelisse
Sur une longue branche. Et moi, muet,
Veux m'en vêtir avant qu'il ne s'éclipse.

(in Sibérie, 1936)
traduit par Charles Dobzinski


Rire des sous-bois

Forêt que je connais, maison de fous pour arbres
Enfermés dans les bois. La clé chez le gardien.
Ils hurlent, s'arrachant les oiseaux de la tête,
Pendant l'orage, ils boivent le vin des éclairs.

Par leurs verts corridors, verts de l'éveil du cuivre,
Se promènent les jours. Ils viennent un par un
En chemise blanche et par les mêmes corridors
Disparaissent, taches bouillonnantes sur la blancheur.

Chaque arbre est prison en prison. Mais les racines
Courent avec le rire moussu des sous-bois,
Fouillant, cherchant, palpant des ossements, des crânes,
Pour que se vrille en eux la folie de la vie.

(1978)
traduit par Charles Dobzinski



In Avrom Sutzkever, Où gîtent les étoiles - Œuvres en vers et en prose, traduites du yiddish par Charles Dobzinski, Rachel Ertel et le collectif de traducteurs de l'Université Paris-VII, Seuil, 1988



Marc Chagall, illustration pour Sibérie
(souce ci-dessous)



Une traduction anglaise sur un corpus assez proche est disponible en ligne : A. Sutzkever, Selected Poetry and Prose, translated from the Yiddish by Barbara and Benjamin Harshav, UCP, 1991. Avec les illustrations de Chagall pour Sibérie !



A Fur of Fire

Fields around — of shiny dazzling metals.
Trees — in icy rock, all climbing higher.
Snows have no more room to drop their petals,
Sun walks in the sky in fur of fire.
With his diamond brush upon my pate
Artist Frost paints as on window pane
Snowy legends of his color palette,
Signed in flight of dove, in sky a strain.
Sun sets inside me. Ended her route.
Just her flaming fur alone arose
On a stretching branch. And I — a mute —
Would put on the fur before it goes.




Subforest Laughter

I know a forest: a madhouse for trees,
Locked in the forest. The watchman keeps the key.
The trees rip the birds off their heads. Rustle to the silence.
In a storm, they drink the wine of its lightning.

Through the corridors, green as copper-eve,
Stroll the days. One by one, they come, in white
Robes. Through the same green aisles
They flee with searing stains on the white.

Every tree a prison in a prison. Only roots
Streaming out with mossy, subforest laughter,
Groping and clutching bones and skulls,
Drilling into them the madness of life.


Maurice Roche

 
Jusqu'à la fin, j'hésiterai entre ces deux épitaphes:
Mort pour avoir fermé les yeux sur un rêve
Mort pour avoir regardé la vie en face
.


Juste pour signaler qu'un entretien de Serge Gavronsky avec Maurice Roche est disponible en ligne dans Toward a New Poetics - Contemporary Writing in France - Interviews, with an Introduction and Translated Texts, Serge Gavronsky, UCP, 1994

mardi 3 janvier 2012

A Medieval Mirror - Speculum Humanae Salvationis 1324–1500 -- Adrian Wilson, Joyce Lancaster Wilson


Encore un trésor en ligne issu de la collection des e-books publics de l'Université de Californie !
  



a. The Adoration of the Magi.
b. The Magi See the Star.
c. Three Soldiers Bring Water to David.
d. The Queen of Sheba Brings Gifts to Solomon.
Speculum humanæ salvationis , Chapter IX.
Hessische Landes- und Hochschulbibliothek Darmstadt,
Hs 2505, fols. 18 verso and 19 recto

lundi 2 janvier 2012

Silentium (!)


Deux célèbres poèmes russes portent ce titre, l'un de Fedor Tyutchev, l'autre d'Ossip Mandelstam qui avait sans nul doute son illustre devancier en mémoire en reprenant ce titre.


Tyutchev (1803-1873), tout d'abord, peut-être le premier des poètes de l' "âge d'or" ... après Pouchkine, bien sûr, qui est hors concours !


Silentium !

Молчи, скрывайся и таи
И чувства и мечты свои -
Пускай в душевной глубине
Встают и заходят оне
Безмолвно, как звезды в ночи, -
Любуйся ими - и молчи.

Как сердцу высказать себя?
Другому как понять тебя?
Поймет ли он, чем ты живешь?
Мысль изреченная есть ложь.
Взрывая, возмутишь ключи, -
Питайся ими - и молчи.

Лишь жить в себе самом умей -
Есть целый мир в душе твоей
Таинственно-волшебных дум;
Их оглушит наружный шум,
Дневные разгонят лучи, -
Внимай их пенью и молчи!..



ce qui donne, traduit par Nabokov :



Silentium !

Speak not, lie hidden, and conceal
the way you dream, the things you feel.
Deep in your spirit let them rise
akin to stars in crystal skies
that set before the night is blurred:
delight in them and speak no word.

How can a heart expression find?
How should another know your mind?
Will he discern what quickens you?
A thought once uttered is untrue.
Dimmed is the fountainhead when stirred:
drink at the source and speak no word.

Live in your inner self alone
within your soul a world has grown,
the magic of veiled thoughts that might
be blinded by the outer light,
drowned in the noise of day, unheard...
take in their song and speak no word.



et en français (E. Rais, J. Robert, Anthologie de la poésie russe, Bordas, 1947)


Silentium !

Tais-toi et garde en toi
Tes sentiments et tes rêves.
Dans les profondeurs de ton ame,
Qu'ils s'élèvent et déclinent
En silence, comme les étoiles dans la nuit.
Sache les contempler et te taire.

Le cœur – saurait-il s'exprimer ?
Un autre – saurait-il te comprendre?
Peut-il entrer dans ta raison de vivre ?
Toute pensée qui s'exprime est mensonge.
En les faisant éclater, tu troubleras tes sources.
Sache seulement t'en nourrir et te taire.

Apprendre a ne vivre qu'en soi-même!
Dans ton âme est tout un monde
De pensées magiques et mystérieuses.
Le bruit du dehors les assourdira
Les rayons du jour les dissiperont.
Sache écouler leur chant et te taire.



De nombreuses traductions de ce poème ultra-classique, ici. Ce poème est tellement connu que "Мысль изреченная есть ложь" ("Toute pensée exprimée est mensonge") a le statut de proverbe !



Max Ernst, Le jardin de la France



Mandelstam, maintenant, impeccablement hermétique !


Silentium

Она еще не родилась,
Она и музыка и слово,
И потому всего живого
Ненарушаемая связь.

Спокойно дышат моря груди,
Но, как безумный, светел день,
И пены бледная сирень
В черно-лазоревом сосуде.

Да обретут мои уста
Первоначальную немоту,
Как кристаллическую ноту,
Что от рождения чиста!

Останься пеной, Афродита,
И слово в музыку вернись,
И сердце сердца устыдись,
С первоосновой жизни слито!


traduit par Clarence Brown (Cambridge University Press, 1978) :



Silentium

It has not yet been born,
it is music and the word,
and thereby inviolably
bonds everything that lives.

The breast of the sea breathes tranquilly
but the day is brilliant, like a fool,
and the pale lilac of the foam
lies in a bowl of cloudy blue. 

May my lips acquire this
primeval quietness
like a crystal note
congenitally pure.

Remain foam, Aphrodite;
and return to music, word,
and heart, be ashamed of heart
when blent with life's foundation!


et par Kline (ici)



Silentium

She has not yet been born:
she is music and word,
and therefore the un-torn,
fabric of what is stirred.

Silent the ocean breathes.
Madly day’s glitter roams.
Spray of pale lilac foams,
in a bowl of grey-blue leaves.

May my lips rehearse
the primordial silence,
like a note of crystal clearness,
sounding, pure from birth!

Stay as foam Aphrodite – Art –
and return, Word, where music begins:
and, fused with life’s origins,
be ashamed heart, of heart!


Traduit par Paul Celan (dans son Ossip Mandelstamm, Gedichte, S. Fisher Verlag, 1959, le premier "vrai" volume de traductions de Mandelstam, faut-il le signaler ; les œuvres de Mandelstam venaient peu auparavant, en 1955, de ressortir du néant,  en russe, aux éditions Tchekov à New York)  :



Silentium

Sie ist noch nicht, ist unentstanden,
Musik ist sie und Wort:
so lebt, verknüpft durch ihre Bande,
was west und atmet, fort.

Im Meer das Atmen, ruhig, immer,
das Licht durchwächst den Raum;
aus dem Gefäß, das bläulich schimmert,
steigt fliederblasser Schaum.

O könnt ich doch, mit meinem Munde,
solch erstes Schweigen sein,
ein Ton, kristallen, aus dem Grunde,
und so geboren: rein.

Bleib, Aphrodite, dieses Schäumen,
du Wort, geh, bleib Musik.
Des Herzens schäm dich, Herz, das seinem
Beginn und Grund entstieg.






L'ambigu Она des deux premiers vers a fait couler beaucoup d'encre : neutre ou féminin, de qui s'agit-il ? Voir la discussion passionnante ici (ne manquez pas les excellents commentaires de Bill Walderman sur l'arrière-plan mythologique du poème) ! Bizarrement, la question ne m'était jamais venue à l'esprit avant de découvrir la traduction de Brown et les arguments qu'il apporte ; j'ai toujours lu "Elle" aux deux vers pour Aphrodite, et je persiste.

Pourtant, quelque chose ne colle toujours pas vraiment : ce qui est au début du poème, c'est le mot allié "consubstantiellement" à la musique ; on pourrait dire le chant, c'est le deuxième vers. Celle qui n'est pas encore née, c'est Aphrodite ; c'est le premier vers : l'arrière-plan est bien la naissance d'Aphrodite de l'écume de la mer.

L'identité commune aux deux Она ne paraît plus évident du coup (après tout, l'un(e) "n'est pas encore né(e)" quand l'autre "est" ...), quoique Mandelstam semble bien s'adresser (plus tard) à une Aphrodite au moment exact de sa naissance (Останься пеной, Афродита / Reste dans l'écume Aphrodite), la suppliant de renoncer à cette naissance qui va défaire l'unité primordiale du chant (слово в музыку вернись / O mot, retourne dans la musique) dans laquelle elle est encore, Beauté inconsciente d'elle-même, "non séparée", car non encore née sous le regard analytique de l'Art (le discours sur la beauté, le mot séparé de la musique), "silence" au sens de non-discours (молчание, comme le chant véritable est un non-discours ; comme le recommande Tyutchev, Молчи / Tais-toi), pas au sens d'absence de bruit (Тишина).


La lecture de Celan est singulière au premier abord, congédiant le mot pour ne garder que la musique (du Wort, geh, bleib Musik) ce qui ne me paraît pas être le sens littéral de слово в музыку вернись (O mot, retourne dans la musique) ; la répétition de bleib (qui est littéralement au premier vers mais pas au second) semble indiquer une assimilation d'Aphrodite à la musique : le poète cherche à conjurer l'émergence du discours comme entité séparée (du Wort, geh / toi, mot, va-t-en ... on parle ainsi à un chien !). A l'assimilation d'Aphrodite à la seule musique près, on retrouve donc dans sa traduction la même thématique.



De toute façon, avec Mandelstam, on ne trouve jamais le fond du double-fond mais jusque-là j'arrive encore à discerner au moins quelques-uns des chemins auxquels invite le poème.



Les deux derniers vers, par contre, me laissent toujours un peu dans l'embarras. Allons-y du mot à mot :

Et toi coeur du coeur aies honte,
dans le principe fondamental de la vie fusionné !

(si vous êtes déjà passé chez langagehat, vous avez pu constater que la forme est un peu bizarre, que le fusionné n'est pas pile poil décliné pour s'accorder au premier cœur mais que ce serait bien pire s'il fallait le rapporter au second cœur ...)

Une fois remis dans un ordre moins abracadabrant (le français n'a pas la souplesse des langues à déclinaison : il faut tout bien ranger, sinon ... galimatias !), donne :

Et du coeur aies honte, toi cœur
fusionné dans le principe fondamental de la vie !

Là encore, c'est du côté de Kline que j'aboutis, pas du côté de Brown qui rapporte apparemment (il s'en faut d'une virgule mais j'ai vérifié !) le fusionné au second cœur, ce qui inverse complètement le sens ... quel qu'il soit par ailleurs !

Pour le sens, il ne me manque qu'un mot mais les rigueurs de la prosodie ne permettent pas au poète de charger absolument tout dans sa barque :

Et du coeur aies honte, toi cœur
encore fusionné dans le principe fondamental de la vie !


C'est en tout cas la compréhension que j'ai de ces deux derniers vers, en accord me semble-t-il avec ceux qui précèdent ; tant qu'Aphrodite n'est encore que Beauté, le cœur est uni à l'ensemble de la nature et le poète le met en garde contre ce qu'il va devenir une fois séparé, tout comme il a plus haut mis en garde Aphrodite contre sa naissance comme Art.

La traduction de Celan  est, là encore, curieuse ; il semble parler "à partir de l'autre côté de la naissance" : son entstieg / surgi ne répond pas directement au слито / fusionné. C'est apparemment au coeur "surgi du principe primordial" qu'il enjoint d'avoir honte du cœur ; j'avoue trouver cela obscur :

 Et toi cœur surgi du principe primordial, aies honte du cœur !

A moins de rapporter la relative au premier Herz(ens) ... une construction pas si bizarre que cela, apparemment (un ami allemand m'indique ne l'avoir jamais lu autrement ...), et qui rejoindrait l'interprétation présentée plus haut (dont je n'ai nul monopole ! La traduction de Kline est limpide) en donnant littéralement

Et toi cœur, aies honte du cœur surgi du principe primordial !




Bon ... assez glosé sur un quatrain de seize mots !

Et pour qui trouverait bien cavalier mon "charger sa barque" pour parler des efforts du poète pour "saturer" de sens son poème :

The noise of [our] age will die down, [our] culture will fall asleep, the people [narod, das Volk ] who has given its best efforts to the new social class will be regenerated, and this whole current will carry in its tow the fragile barque of the human word, [carry it] into the open sea of the future, which lacks sympathetic understanding and where dull commentary supplants the fresh breeze of the hostility and empathy of contemporaries. How, then, can we prepare this vessel for its long journey and not supply it with everything necessary for the reader, so alien and dear? Once again I shall compare a poem to the Egyptian barque of the dead. In this barque everything [necessary] for life has been stored, nothing has been forgotten.

Ceremonial costumes of the Pueblo Indians -- Virginia More Roediger


... est en ligne !

Pour mettre des couleurs sur les "gentle spirits with yucca whips waiting / as you learn to walk" de Wendy Rose.