samedi 6 août 2011

Etranges Antillais -- Daniel Maximin


(source, pour ceux qui ne se souviennent pas)




La misère m'empêcha de croire que tout est 
bien sous le soleil et dans l'Histoire, le soleil 
m'apprit que l'Histoire n'est pas tout.

Albert Camus



La géographie accouche aussi l'Histoire, même si les hommes jouent à placer leurs frontières dans le giron d'États, en crucifiant les peuples pour la conquête de l'horizon, qui offre ses limites à leur vue et à leurs bévues.
Incommensurables lorsqu'il s'agit du désert, de la forêt, de la mer et du ciel, les limites du monde obligent alors les hommes à s'y conformer pour fixer leurs frontières en-deçà. Ou bien elles en signalent l'arrogance et la démesure quand ils s'attachent à tout conquérir jusqu'à leurs confins. D'Amazone en Sahara, d'Atlantique en Pacifique. Mais à l'inverse, les géographies d'île restreignent le monde à la petite échelle de l'Histoire. Leur inhumanité grossit comme dans un œuf trop plein, écrasant l'île à coups de quatre continents, comme quatre brefs coups à la porte du malheur. Accélérant les impatiences et les contradictions, les condensés d'espoir et de violence. Attisant les soifs de grand air pur et de feu des volcans, d'île déserte de ville désertée. Les plages, elles, hésitent entre la mer et l'île. Au débouché des banlieues et des capitales, des grands fleuves et des laves, des fuites désespérées, des faux départs et des pires invasions.
De Caraïbe en Méditerranée, toutes les plages sont cousines. Encerclées de mer intérieure et de dieux absolus, de cargaisons humaines des continents échoués.
Le grand rêve est que l'Histoire s'arrête aux plages,laissant à l'écume son innocence et sa pureté, sans pieds foulés, défoulés, refoulés, sans exils et sans débarquements. Il faut pour cela que l'homme accepte de s'y dénuder, larmes et couteaux aux vestiaires. Homme sans frontières, vêtu de sa seule misère et de son seul soleil. Sans la noblesse de Prospero. Sans la raison de Robinson. Sans la peste solaire de l'Étranger.

Tout Antillais est cousin d'étranger. Homme premier sans aïeux ni mémoire, purgé de mal, vidé d'espoir, défiant le jeu des recommencements de l'envers et de l'endroit. Sa survie l'aura fait renaître. Et la vraie vie l'aura tenté.
La voix d'Ariel s'est enracinée dans l'œil de Caliban et le silence de Vendredi.
Et le soleil espère toujours leur victoire sur les exils et les royaumes départagés.


(in L'invention des désirades, Points)