dimanche 17 juillet 2011

Lettres en provenance de la nuit -- Nelly Sachs (1891-1970)





Tombeau du Voyant de Lublin
"Ancien" ("Stary") cimetière juif, Lublin



Les Juifs sont un peuple têtu. Ils refusent les soulagements que le Christ leur a offerts. Buber fait dire au saint "Juif" (*) : je dois conquérir la vérité de haute lutte. Donc me conquérir moi-même de haute lutte. Le Christ est l'intensité embrasée. Il est si richement, si divinement doté, qu'il déborde et peut *partager* la rédemption. Mais le peuple juif doit parcourir une fois encore son chemin de rédemption dans toutes ses variations. Le Christ est sorti de la cachette du carquois (Isaïe 49:2), le saint "Juif" est caché dedans.Mais la nuit tomba quand le Christ mourut, et Lui aussi fut caché. A notre époque tout est dit dans la clarté. A la lumière artificielle. Heureusement que nous avons Buber. Les incroyants ont de nos jours les talents les plus raffinés. Les croyants viennent avec des fleurs sans racines qu'ils mettent dans de beaux vieux vases. Mais Buber est au fait des secrets. Peut-être aussi Bernanos. Les secrets qui ne commencent à transpirer que dans l'extrême dévouement une fois le corps éclos de la peau du désespoir, dans la seconde "Néant".
Les gens d'aujourd'hui sont assis autour de la table ronde de l'expérimentation. Des bombes ont fait tomber Jéricho. Mais dans les tessons du bruit quelque chose pousse. Quelle ferveur y pousse ? Et Vénus en avril est déjà l'étoile du soir et se trouve dans le Bélier. Dans la coupe de la corne de bélier habite le cosmos. Également dans la respiration. Souffle est dans toutes les langues un mot ample. Le plus ample. Et s'étend dans le secret. "Il fait l'obscurité pour Sa cachette !".
La Shekhina marche dans la poussière. La Shekhina est à genoux sur le bord de la route avec l'âme la plus perdue. Elle ne nous sauve pas. C'est nous qui devons la sauver. Elle est notre part éternelle.

(*) Rabbi Yaakov Yizthak de Pjyzha, qu'on appela Yehoudi, "Le Juif", et aussi "le saint Juif", pour le distinguer de son maître et homonyme, le Voyant de Lublin.



Nelly Sachs, Lettres en provenance de la nuit (traduit et présenté par Bernard Pautrat ; Allia, 2010).




Lettres en provenance de la nuit
est un journal ; celui tenu par Nelly Sachs dans les trois années qui suivirent le décès de sa mère. Journal qui n'était certainement pas destiné à la publication. 
En dépit de son indiscutable valeur documentaire (soulignée par les excellentes notes) et de passages lumineux comme celui donné plus haut ("Mais dans les tessons du bruit quelque chose pousse. Quelle ferveur y pousse ?"), je n'ai pas fini ce livre, submergé par le sentiment d'assister en voyeur à l'étreinte de la douleur et du langage. De cette étreinte était nés In den Wohnungen des Todes et Sternverdunkelung, naîtront Und niemand weiß weiter et Flucht und Verwandlung.

C'est par ce chemin que je préfère retrouver Nelly Sachs, en suivant les traces qu'elle a volontairement laissées de son passage.

C'est d'autant plus facile au lecteur français que quatre recueils ont été traduits chez Verdier par Mireille Gansel :

Éclipse d'étoile précédé de Dans les demeures de la mort (1949, 1946) 
Exode et Métamorphose (1957, 1959) 
Partage-toi nuit (poèmes de la période 1966-1970, restés inédits à sa mort)