lundi 16 mai 2011

Le Pauvre -- Georg Simmel (1858-1918)


En dépit de leur aspect risible et pour tout dire misérable, les contorsions frénétiques de Laurent Wauquiez destinées à attirer sur sa peu considérable personne les erratiques projecteurs de l'actualité auront eu pour conséquence de me renvoyer à cet excellent petit opuscule disponible chez Allia (2009 ; excellemment traduit et présenté par Laure Cahen-Maurel). 

Qu'il en soit remercié, si, si et en dépit de etc.


Ce petit livre est un pendant indispensable aux approches plus directement issues de l'économie, voir par exemple les pages de La grande transformation (Karl Polanyi, Gallimard) consacrées aux poor laws (voir ici) ou la synthèse de Thomas C. Leonard sur le salaire minimum, The Very Idea of Applying Economics: The Modern Minimum-Wage Controversy and Its Antecedents.


Point d'économie ici, ou très peu, le strict minimum : "ce qui fait que le pauvre est un pauvre n'est pas l'état de besoin dans lequel il vit. Au sens sociologique du terme, est pauvre uniquement celui que son besoin porte à être assisté."

Le cœur de la réflexion ne se centre ni sur le vécu de la pauvreté ni sur les calculs utilitaristes des conséquences d'un salaire minimum mais sur la structure de l'assistance publique, structure asymétrique s'il en est, qui s'ancre exclusivement dans le devoir de la société envers elle-même de soutenir ses membres les plus démunis (le "envers elle-même" est capital ici : le fondement est utilitariste et non moral). Point d'équilibre de droits et de devoirs ; point de droit tout court, d'ailleurs (et donc point de devoirs pour les "équilibrer") ; juste cette vérité toute nue : l'État-Providence moderne œuvre à son propre intérêt.




(excellente source)


Extraits :


Chez les anciens sémites, la revendication du pauvre à prendre part au repas n'a pas son corrélat dans la générosité personnelle mais dans l'appartenance sociale et la coutume religieuse. Lorsque l'aide aux pauvres trouve sa raison d'être dans un lien organique entre les éléments, le droit du pauvre est en général plus fortement accentué - que cet accent soit religieux et remonte à l'unité métaphysique ou que, de nature tribale ou bien familiale, il dérive de l'unité biologique. Nous verrons à l'inverse que lorsque prendre soin du pauvre dépend, sur un mode téléologique, d'un but à atteindre et non pas, sur un mode causal, de l'unité déjà présente et active d'une communauté d'origine, le droit de réclamation du pauvre s'éclipse jusqu'à disparaître entièrement.
(...)
L'assistance intervient volontairement, ou sous la contraint de la loi, de manière à ne pas laisser le pauvre se changer en ennemi actif et nuisible de la société ; de manière à faire refleurir sa force amoindrie en une force de nouveau féconde pour la collectivité ; et à garantir la totalité contre la dégénérescence de sa progéniture. Le pauvre, comme personne, le reflet de sa position dans son sentiment, importent aussi peu qu'ils importaient à celui qui faisait l'aumône pour le salut de sa propre âme.
(...)
Ce sens de l'assistance montre clairement qu'en prenant au nanti pour donner au pauvre elle ne tend absolument pas à égaliser les positions individuelles. Elle n'est même pas conçue pour supprimer, comme on tend à le faire par d'autres moyens, la division de la société entre riches et pauvres. Elle a au contraire pour fondement la structure de la société telle qu'elle est ; et s'oppose le plus à tous les efforts des socialistes et des communistes pour abolir cette structure. Son but est précisément d'atténuer certaines manifestations extrêmes de la diversité sociale de manière à maintenir la société sur les bases d'une telle diversité.
(...)
Ce rapport sociologique élémentaire explique la complication spécifique des devoirs et des droits dans la forme étatique moderne d'assistance aux pauvres. A plus d'un endroit, nous nous heurtons au principe suivant : l’État a l'obligation d'aider le pauvre mais il n'existe pas de véritable droit du pauvre à être aidé. Le pauvre, et cela a été explicitement formulé en Angleterre, n'a aucune légitimité à porter plainte et à demander réparation quand une aide lui est injustement refusée. Il se trouve pour son compte exclu de la réciprocité des droits et des devoirs qui est au fondement des sociétés. Le droit correspondant à cette obligation de l’État n'est pas le sien propre mais celui de chaque citoyen à ce que sa contribution fiscale en faveur des pauvres soit fixée à un tel niveau et employée de telle façon que les fins publiques de l'aide aux pauvres soient effectivement atteintes.





Oui, décidément, loué soit Laurent Wauquier, et en dépit de etc.