mercredi 16 février 2011

Archéologie de la violence -- Pierre Clastres (1934-1977)


How to fix a broken anthropology ...

Essai paru en 1977 dans le premier numéro de la revue Libre et réédité aux éditions de l'Aube ; on souhaiterait que Le malheur du guerrier sauvage (paru dans le cinquième numéro) soit aussi réédité ...

Pierre Clastres y remet sur ses pieds l'anthropologie de Hobbes et de Lévi-Strauss : il y a société chez les sauvages mais il n'y a pas d'État ; la société sauvage est une société pour la guerre, pour le maintien du caractère à la fois total (immuable et auto-suffisant) et unitaire (indifférencié) de la société sauvage, caractère qui s'oppose à l'émergence d'un État en tant que machine à réguler des flux et des différences ; c'est la guerre et la nécessité qu'elle engendre de se faire des alliés (et d'en faire des parents) qui sous-tendent l'échange (et l'échange des femmes) entre communautés.
La démonstration, appuyée entre autres sur les analyses de Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, chez Gallimard) qui supportent la thèse de l'auto-suffisance et donc ruinent celle de la guerre comme conséquence de la rareté des ressources, est convaincante et son écho se prolonge aujourd'hui  : voir la thèse 43 de Introduction à la guerre civile ou les analyses d'Arjun Appaduraï dans Géographie de la colère : la violence à l'âge de la globalisation (Payot, 2007) sur les "majorités incomplètes" et les minorités indésirables ("dans un monde qui se globalise, les minorités sont un rappel constant de l'incomplétude de la pureté nationale").

Il y a juste un passage qui me pose problème :


Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


"Cela ne signifie pas, bien entendu, que s'il n'y avait plus d'alliance, il n'y aurait plus d'échange : celui-ci, simplement, se trouverait circonscrit à l'espace de la communauté autonome au sein de laquelle il ne cesse jamais d'opérer, il serait strictement intra-communautaire."

Conserver ainsi au terme de la démonstration (l'échange est "pour la guerre") le terme d'échange pour qualifier les interactions intra-communautaires me semble ré-introduire nécessairement la guerre à l'intérieur de la communauté, d'en rompre le caractère unitaire et de faire rentrer par la fenêtre le fantôme Hobbesien de la "guerre de chacun contre chacun" qui venait d'être expulsé par la porte. J'aurais préféré y lire le terme de don, s'appuyant sur l'Essai sur le don de Marcel Mauss qui est un autre outil (avec les livres de Sahlins et La société contre l'État de Pierre Clastres) pour se séparer de l'anthropologie de l'homme pour l'échange.


24/10/2011

La société contre l’État (Minuit, 1974) n'était plus disponible depuis longtemps ; il vient d'être réédité, toujours aux Éditions de Minuit dans la collection Reprise.

« Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »


02/11/2011

Il y a une naïveté certaine à dissiper dans mon commentaire au-dessus sur le remplacement du terme "échange" par "don" : outre le fait que Clastres utilise le terme échange de façon plus générale que pour sa seule qualification de commerce (on trouve même dans La Société contre l’État le terme d'hyperéchange à propos des liens sociaux qui tissent effectivement une interdépendance entre plusieurs modes d'échanges/dons), il ne faut pas y lire un paradis du don (sorte d'âge d'or où le lion couche avec l'agneau) contre un enfer de l'échange marchand.
L'essai L'arc et le panier (in La Société contre l’État, toujours), par exemple, est extrêmement explicite sur le sentiment d'aliénation profondément ressenti par les hommes Guayaki vis-à-vis du don des femmes (système de mariage polyandrique) qui, avec le tabou sur la consommation des produits de sa propre chasse (le chasseur ne peut consommer les animaux qu'il a tués de peur de perdre ses pouvoirs de chasseur) et son corrélat qu'est le don réciproque des proies à l'intérieur de la communauté - qui, lui, n'est pas ressenti comme une aliénation, structure la société Guayaki. Il n'y a pas d'âge d'or du "donner, recevoir, rendre" vers lequel retourner et la littérature ethnologique est, à ce sujet, très explicite.