dimanche 2 janvier 2011

Un croisement -- Franz Kafka


J'ai un animal curieux, moitié chaton, moitié agneau. C'est un héritage de mon père. En ma possession, il s'est entièrement développé ; avant il était plus agneau que chat. Maintenant il est moitié-moitié. Du chat il a la tête et les griffes, de l'agneau la taille et la forme ; de tous les deux les yeux, qui sont sauvages et pétillants, la peau suave et ajustée au corps, les mouvements ensemble sautillants et furtifs. Couché au soleil, dans le creux de la fenêtre, il se pelotonne et ronronne ; à la campagne il court comme un fou et personne ne peut l'atteindre. Il fuit les chats et il veut attaquer les agneaux. Durant les nuits de lune sa promenade favorite est la gouttière du toit. Il ne sait pas miauler et il déteste les souris. Il reste des heures et des heures à l'affût devant un poulailler, mais il n'a jamais commis d'assassinat.
Je le nourris avec du lait ; c'est ce qui lui réussit le mieux. Il boit le lait à grandes gorgées entre ses dents d'animal de proie. Naturellement, c'est un vrai spectacle pour les enfants. L'heure de la visite est le dimanche matin. Je m'assieds avec l'animal sur mes genoux et tous les enfants du voisinage m'entourent.
On pose alors les questions les plus extraordinaires, auxquelles personne ne peut répondre : Pourquoi il n'y a qu'un seul animal de cette sorte, pourquoi c'est moi son maître et non pas un autre, s'il y a eu avant un animal semblable et qu'arrivera-t-il après sa mort, s'il ne se sent pas seul, pourquoi il n'a pas d'enfants, comment il s'appelle, etc. Je ne prends pas la peine de répondre : je me limite à montrer ce que je possède, sans autre explication. Quelquefois les enfants amènent des chats ; une fois ils ont été jusqu'à amener deux agneaux. Contre leurs espérances il n'y a pas eu de scènes de reconnaissance. Les animaux se regardèrent avec douceur de leur yeux d'animaux, et ils s'acceptèrent mutuellement comme un fait divin. Sur mes genoux l'animal ignore la crainte et l'instinct de poursuite. Blotti contre moi c'est ainsi qu'il se sent le mieux. Il s'attache à la famille qui l'a élevé. Cette fidélité n'est pas extraordinaire : c'est l'instinct naturel d'un animal qui, ayant sur la terre d'innombrables liens politiques, n'en a pas un seul consanguin, et pour qui l'appui qu'il a trouvé chez nous est sacré.
Quelquefois je dois rire quand il renifle autour de moi, quand il s'emmêle dans mes jambes et ne veut pas s'éloigner de moi. Comme s'il n'avait pas assez d'être chat et agneau, il veut être chien. Une fois -- cela arrive à tout le monde -- je ne voyais pas le moyen de sortir de difficultés économiques, j'en étais sur le point d'en finir avec tout. Cette idée en tête, je me balançais dans le fauteuil de ma chambre, l'animal sur mes genoux ; j'ai pensé à baisser les yeux et j'ai vu des larmes qui gouttaient dans ses grandes moustaches. Étaient-ce les siennes ou les miennes ? Ce chat à l'âme d'agneau a-t-il l'orgueil d'un homme ? Je n'ai pas hérité gros de mon père, mais ce legs vaut la peine qu'on en prenne soin.
Il a l'inquiétude des deux, celle du chat et celle de l'agneau, bien qu'elles soient très différentes. C'est pourquoi il est mal à l'aise dans sa peau. Quelquefois il saute vers le fauteuil, il appuie ses pattes de devant contre mon épaule et il approche son museau de mon oreille. C'est comme s'il me parlait, et, en fait, il tourne la tête et me regarde avec déférence pour observer l'effet de sa communication. Pour lui faire plaisir je fais comme si je l'avais compris et je bouge la tête. Alors il saute à terre et bondit autour de moi.
Peut-être que le couteau du boucher serait une rédemption pour cet animal, mais il représente mon héritage et je dois la lui refuser. C'est pour cela qu'il faudra attendre jusqu'à mon dernier soupir, bien qu'il me regarde parfois avec des yeux humains, raisonnables, qui m'inciteraient à l'acte raisonnable.






Cet étonnant auto-portrait, cité par Jorge Luis Borges dans Le livre des êtres imaginaires (en collaboration avec Margarita Guerrero ; Imaginaire/Gallimard, traduit par Françoise Rosset, Gonzalo Estrada et Yves Péneau) fait partie des textes conservés par Max Brod ; on pourra le trouver également dans Récits posthumes et fragments chez Babel, traduit par Catherine Billmann.

Dans le même livre, Borges donne aussi de Kafka la courte nouvelle Le souci du père de famille (Die Sorge des Hausvaters ; disponible en français dans A la colonie pénitentiaire chez Babel) qui présente la bizarre créature Odradek, attachante petite étoile un peu infirme, clopinant sur  un bâton en guide de béquille, couverte de fils de toutes les couleurs :

"Je me demande en vain ce qu'il adviendra de lui. Est-il mortel ? Tout ce qui meurt a eu auparavant sa raison d'être, une soret d'activité à laquelle se frotter ; ce n'est pas le cas pour Odradek. Lui arrivera-t-il un jour de débouliner l'escalier de haut en bas sous les pieds de mes enfants et de leurs enfants en traînant derrière lui des filochures de fil à coudre ?
Certes, il ne fait de mal à personne ; mais je souffre presque à l'idée qu'il me survivra"