jeudi 20 janvier 2011

Chine trois fois muette -- Jean François Billeter


Voici le passage dont il était question précédemment :

En Chine, comme ailleurs, le progrès passe donc désormais nécessairement par la maîtrise de la réaction en chaîne (*).Si elle se réalise jamais, cette opération rencontrera, comme ailleurs, des obstacles particuliers résultant de l'histoire et de la constitution sociale propres au pays. Mais, que ce soit en Chine ou ici, le premier pas est de concevoir cette tâche.
Ce premier pas est à la fois infime et capital. Il faut l'avoir franchi pour pouvoir chercher le moyen d'œuvrer, ne serait-ce que d'une façon lointaine, à la préparation d'un nouveau chapitre de l'histoire. Cette transformation à venir nous la connaissons seulement par les exigences générales auxquelles elle devra répondre, non par la forme concrète qu'elle prendra. Tel est le défi qu'il faut relever : travailler, selon notre intelligence, à ce que nous ne pouvons pas encore imaginer -- tout en sachant que c'est de notre imagination que sortira le moment venu la réalité nouvelle. Par imagination, je n'entends pas ici notre faculté de nous soustraire au réel, mais la capacité que nous avons à lui donner forme.
Je suis parti d'un moment crucial de l'histoire chinoise, celui de la fondation de la royauté de Tcheau aux environs de l'an mille de notre ère. C'est à ce moment qu'ont été créées, disais-je, les structures fondamentales qui ont été celles du monde chinois depuis lors. Elles ont été inventées en réponse à la situation historiquement nouvelle qui s'est présentée -- comme ont été inventés, dans d'autres situations,le monothéisme juif, la démocratie grecque etc. Toute société humaine est un système imaginairement institué pour faire face à des conditions nouvelles, puis adapté tant bien que mal à leur évolution ultérieure. Cette liberté d'instituer, qui lui est essentielle, l'homme peut à nouveau en faire un usage audacieux quand les circonstances s'y prêtent.
La raison économique est un système qui, pour se perpétuer, nie sa nature imaginaire et donc révocable. Nous sommes libres de lui en substituer un autre le moment venu, de lui préférer une autre mise en forme de notre activité -- à l'échelle du monde désormais, puisque la raison économique s'est universellement imposée.Et nous pouvons concevoir l'ambition que ce ne soit plus un système de domination, mais de délibération et d'autodétermination permanentes du social et de soi. Ce serait nouveau, certes. Mais il n'y aurait jamais eu d'histoire si ce n'était le propre de l'homme de produire du nouveau -- l'homme qui "s'est enseigné à lui-même la parole, la pensée qui va comme le vent et le pouvoir d'instituer" (Sophocle dans Antigone) [1].
Si cela se réalise un jour, contre toute vraisemblance actuelle, on interrogera le passé de l'humanité d'une façon nouvelle. On se demandera comment la liberté d'instituer a été exercée, perdue de vue ou réprimée dans différentes sociétés, dans différents moments de l'histoire ; comment elle a été reconnue (rarement), travestie (souvent) ou niée (la plupart du temps). Ce sont des questions que nous pouvons aussi bien nous poser dès maintenant.

[1] Voir le commentaire que Cornelius Castoriadis fait de cette phrase dans "Anthropogonie chez Eschyle et auto-création de l'homme chez Sophcle", in Figures du pensable : Les carrefours du labyrinthe VI (Paris, Seuil, 1999). On aura reconnu dans ces considérations finales la thèse de Casstoriadis sur le rôle de l'imaginaire dans la vie des sociétés et leur histoire. Je la fais mienne en effet.





(*) NDLC : cette réaction en chaîne est la conséquence de l'hégémonie de la raison économique et du mouvement de soumission du social à l'économique. L'introduction et le premier chapitre de Chine trois fois muette s'inscrivent explicitement dans la ligne des analyses de Polanyi (La grande transformation) et la prolongent jusqu'à nos jours ; dans la ligne aussi d'Immanuel Wallerstein tant la notion de géoculture est sous-jacente dans ce livre. Quarante pages limpides qui ne peuvent pas s'embarrasser de détails mais, comme le précise d'emblée JF Billeter, "il est cependant des moments où il ne s'agit plus d'augmenter les connaissances que l'on a déjà, mais d'exercer son jugement. Le raccourci sert alors à dégager ce que l'on tient pour essentiel."