dimanche 3 octobre 2010

Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu -- Jean Levi



Le passage par Michel Henry et sa phénoménologie si spéciale me ramène à l'apologue du meurtre de Chaos longuement commenté par Jean Levi :

L'empereur de la mer du Sud était Chou, l'empereur de la mer du Nord était Hou, l'empereur du milieu était Houen-touen. Comme chaque fois qu'ils s'étaient retrouvés chez Houen-touen celui-ci les avait reçus avec la plus grande aménité, Chou et Hou se concertèrent sur la meilleure façon de le remercier de ses bontés : "Les hommes, déclarèrent-ils, ont sept ouvertures pour voir, entendre, manger, respirer. Lui seul n'en a aucune. Et si on les lui perçait ?". Chaque jour ils lui perforèrent un orifice. Au septième jour, Houen-touen avait rendu l'âme.

La plénitude de Chaos, son auto-suffisance, toute passive, certes, mais néanmoins capable de satisfaire Chou et Hou, cela a quelque chose qui n'est pas sans rappeler la Vie chez Michel Henry ; à ceci près que Tchouang-Tseu se révèle bien plus abrupt dans ses conclusions : la "maladie de la Vie", que Michel Henry place dans la réduction du monde au monde de la science, Tchouang-Tseu la place bien plus tôt, dans l'accès à la conscience, aux représentations, dans tout ce qui rompt l'indistinction auto-suffisante de Houen-touen et épuise son souffle vital dans un incessant mouvement intérieur/extérieur.

La Vie qui s'individualise, ou plutôt la conscience individuelle comme instantiation de la Vie, il semble que Tchouang-Tseu la considère un peu comme Michel Henry considère l'outil qui échappe à la corpspropiation pour devenir la machine qui assujettit l'homme. Comme on le lit dans le Lao-Tseu (Tao-tö king (LII), passage que Jean Lévi cite d'ailleurs dans son commentaire) :

Ouvre tes orifices
Multiplie tes activités
Et ta vie est sans recours.

(Etiemble traduit "tu seras sans recours au terme de ta vie." ; Philosophes taoïstes, Pléiade)

Sous cet angle, on comprend que l'art, la culture ou l'éthique si chèrs à Michel Henry ne sont aux yeux de Tchouang-Tseu qu'autant de degrés (décisifs) dans la Chute hors de la plénitude ; certains passages sont d'ailleurs sans ambiguïté à ce sujet, trainant dans la boue les fondateurs mythiques de la civilisation chinoise que sont le Divin Laboureur et les cinq Empereurs.





Que l'embardée peu contrôlée ci-dessus ne vous détourne surtout pas de la lecture des Propos intempestifs. Ce qu'on y lit est profond, passionnant - évidemment infiniment plus étayé que mes divagations ! - et d'une actualité surprenante.







Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.




(aux éditions Allia, 2003)