mardi 22 juin 2010

Retraites : "l'homogénéisation par l'âge fonctionne plutôt comme un paravent qui dissimule une foule de disparités et d'injustices" -- Robert Castel


Au-delà (ou plutôt en-deçà) de la logique économique du débat actuel sur les retraites, la récente tribune de Robert Castel dans Le Monde pointe tranquillement les deux mutations des cinquante dernières années que toute réforme devrait intégrer : l'allongement de la durée de vie (claironnée à tout-va) et l'explosion du salariat en une infinité de variantes incomparables les unes aux autres. Ce second point est largement ignoré dans le débat actuel, à l'exception du débat marginal sur la pénibilité.

Si le salariat ouvrier assez uniforme des années 60 justifiait l'homogénéisation par un âge légal uniforme de la retraite, l'explosion du salariat en une palette très diverse de conditions de travail ne le justifie plus, du moins a priori.

Reste néanmoins toujours le même problème : un âge uniforme de la retraite correspond, du point de vue d'un statisticien, à un a priori d'ignorance sur cette complexité des situations au travail.

Cet a priori est certes grossier, interdisant de façon certaine la réalisation de l'optimum (+), mais il est "sans biais" ; au contraire, la prise en compte de la diversité des situations au travail suppose la construction d'un a priori de la distribution de ces situations. De l'adéquation de cet a priori à la distribution réelle dépend la qualité de l'optimum atteignable. Le risque, c'est la construction d'un a priori biaisé menant à une solution largement sub-optimale en dehors des régions correspondant aux biais.

On retrouve là un bien vieux problème analogue à celui sur lequel Bentham et Mill se séparaient : entre toutes les passions, Bentham se refusait à choisir ou à construire un ordre a priori, se retranchant derrière un a priori d'ignorance pour lequel toutes les passions se valent (*); cette solution répugnait à John Stuart Mill pour des raisons morales évidentes mais refuser l'a priori d'ignorance allait le mener vers une monumentale et finalement peu convaincante "algèbre des passions".

C'est une chose de pointer du doigt la grossière simplicité du prior d'ignorance au nom de la complexité des phénomènes, c'en est une autre de maîtriser a priori cette complexité !

L'intervention de Robert Castel ne saurait être ignorée pour autant : la mutation du salariat reste un point aveugle de nos politiques sociales qui s'en vont répétant "les salariés, les salariés" comme un mantra. La solution qu'il propose, il la propose dans le cadre restreint du débat sur les retraites et, effectivement, si on doit se limiter à ce cadre pour prendre en compte l'atomisation du salariat, cette solution semble la seule envisageable.

On pourrait néanmoins objecter (et Robert Castel y verrait peut-être un signe d'angélisme) qu'il n'y a aucune raison qu'il faille corriger a posteriori (par des âges de la retraite différents) les conséquences si différentes d'une vie de travail : y a-t-il vraiment une raison pour qu'un maçon soit plus usé à 50 ans qu'un directeur de recherche du CNRS à 80 ? Ou ceci n'est-il pas la conséquence directe d'un mépris complet de la pénibilité au cours de la vie ?

Ne serait-ce pas plutôt par là qu'il faudrait commencer : viser à ce que tous puissent parvenir à un âge de la retraite (à déterminer) "dans le même état" ? Quelque chose qui aurait l'avantage de permettre une régulation active tout au long de la vie, à comparer à l'impossible régulation "passive" de l'âge de la retraite.





(+) pour être plus correct, il faudrait plutôt parler de vitesse de convergence vers l'optimum, vitesse d'autant plus grande que l'a priori choisi "colle" aux données, ce que l'a priori d'ignorance ne cherche pas à faire. Par contre, il ne risque pas d' "oublier" ou de négliger des pans entiers de la distribution, ce qui ralentirait encore plus (voire rendrait impossible, en cas d'oubli total) la convergence.
(*) ce qui ne signifie pas qu'a posteriori elles contribuent également à l'utilité : a posteriori, on peut constater des différences et le déontologue saura en tirer parti.