mercredi 30 juin 2010

POEM - Ich setze den Fuß in die Luft und sie trug -- Ralf Schmerberg


Une improbable anthologie filmée de la poésie allemande en 19 poèmes :

Friedrich von Schiller: "Ode an die Freude"
Antonia Keinz: "Alles!"
Hermann Hesse: "Ich weiß von solchen..."
Claire Goll: Auszug aus "Jedes Opfer tötet seinen Mörder (Arsenik)"
Ernst Jandl: "glauben und gestehen"
Heiner Müller: "Ich kann dir die Welt nicht zu Füßen legen"
Johann Wolfgang von Goethe: "Gesang der Geister über den Wassern"
Selma Meerbaum-Eisinger: "Der Sturm"
Mascha Kaléko: "Sozusagen grundlos vergnügt"
Ingeborg Bachmann: "Nach grauen Tagen"
Kurt Tucholsky: "Aus!"
Erich Kästner: "Kleines Solo"
Hans Arp: "Sophie"
Else Lasker-Schüler: "An den Ritter aus Gold"
Georg Trakl: "Das Morgenlied"
Heinrich Heine: "Der Schiffbrüchige"
Paul Celan: "Tenebrae"
Rainer Maria Rilke: "Siehe, ich wusste es sind"
Isabel Tuengerthal: "Der Falter"

Autant de "clips" aux esthétiques évidemment très différentes pour plus de deux siècles de poésie ; certains clips sont seulement portés par l'intensité du récitant (Klaus Maria Brandauer pour "Der Schiffbrüchige", par exemple) ; à l'autre bout du spectre, d'autres reposent sur des images documentaires (ainsi, la Semana Santa à Alcala del Rio pour "Tenebrae"). Parfois inégal mais n'est-ce pas la contrepartie nécessaire au pouvoir hypnotique de certaines séquences ?

Les images ont été tournées à Rio de Janeiro, dans le massif de l'Himalaya, en Islande, en Espagne et à Berlin. Bande-son très "ECM" (Rypdal, Pärt, Janacek) mais aussi Eno et ... S.E.T.I. (Andrew Lagowski).


Les 19 épisodes sont disponibles sur You Tube, en commençant par le premier,
.

Voir aussi ici pour les textes de tous les poèmes.

lundi 28 juin 2010

Le Menhir -- Paul Celan


Wachsendes
Steingrau.

Graugestalt, augen-
loser du, Steinblick, mit dem uns
die Erde hervortrat, menschlich,
auf Dunkel-, auf Weissheidewegen,
abends, vor
dir, Himmelsschlucht.

Verkebstes, hierhergekarrt, sank
über den Herzrücken weg. Meer-
mühle mahlte.

Hellflüglig hingst du, früh,
zwischen Ginster und Stein,
kleine Phaläne.

Schwarz, phylakterien-
farben, so wart ihr,
ihr mit-
betenden Schoten.

in Die Niemandrose
(S. Fischer Verlag, 1963)



Paul Celan passa les étés 60 et 61 à Trébabu, dans le Finistère, avec sa femme Gisèle ; les poèmes de la troisième section de Die Niemandsrose (dont Le Menhir fait partie) sont l'écho de ces séjours.
Ce "Gris de pierre / qui grandit là", c'est sans doute le menhir de Kerloas, dit "An tort" ("Le bossu") en raison des deux curieuses bosses diamétralement opposées, à sa base.



Le Menhir

Gris de pierre
qui pousse.

Forme grise, sans
yeux, toi, regard de pierre, avec lequel
la terre a fait saillie vers nous, humaine,
sur l'obscur, le clair, de ces chemins de lande,
le soir, devant
toi, gouffre du ciel.

De l'adultérin, charroyé jusqu'ici, sombrait
par-dessus le dos du cœur. Moulin-
de-mer moulait.

Aile-claire, tu étais suspendue le matin,
entre genêt et pierre,
petite phalène.

Noires, couleur de phylactères, ainsi étiez-vous
cosses
partageant les prières.

in Paul Celan, La rose de personne,
traduction de Martine Broda
(Nouveau Commerce, 1979(*))


(*) Une édition remaniée de cette traduction est
parue en 2002 chez Corti mais je ne l'ai pas lue.
Martine Broda nous a quitté l'an dernier.



Gisèle Celan-Estrange
Fête noire (1965)


Le Menhir

Gris de pierre
qui grandit là.

Silhouette grise, toi qui n'as
pas d'yeux, regard de pierre, avec lequel
la terre devant nous a surgi, humaine,
sur des chemins de bruyère obscure, ou blanche,
le soir, face
à toi, gouffre du ciel.

Du concubiné, brouetté jusqu'ici, s'abîmait
par-delà le dos du cœur. Moulin
de mer moulait.

Aile-claire, tu étais suspendue le matin,
entre genêt et pierre,
petite phalène.

Noires, couleur
de phylactères, ainsi étiez-vous,
gousses, vous
aussi en prière.

in Paul Celan, choix de poèmes réunis par l'auteur,
traduction de Jean-Pierre Lefebvre
(Poésie/Gallimard, 1998)





La troisième strophe est un véritable calvaire.

Verkebstes, construit sur die Kebste, un mot vieilli qui signifie concubine, pourrait en effet signifier "quelque chose traité comme une concubine". Franchement, "Du concubiné" ou "Du séparé" ne vont pas et trahissent la perplexité des traducteurs.
Comme le signale Jean-Pierre Lefebvre dans ses notes, die Kebste a aussi le sens de "capsule", ce qui pourrait faire écho aux phylactères de la dernière strophe (via les téphilines, ces boites qui contiennent les phylactères). Par ailleurs, die Kebste, via sa forme un peu plus usuelle die Kebstehe, se scinde étymologiquement en deux parties : Kebst - Ehe, Ehe signifiant mariage. La concubine, la seconde épouse est en quelque sorte une épouse "encapsulée", cachée. J'entendrais donc plutôt le mot Verkebstes comme "quelque chose de caché", voire "quelque chose de secret" mais évidemment, cela est loin de rendre justice aux multiples échos qu'il éveille ; en particulier, l'idée de répudiation (traité comme une concubine) n'y est plus vraiment.

Herzrücken n'est pas vraiment plus facile ; "dos du cœur" (à partir de der Rücken, le dos), c'est possible, effectivement, mais après ? Rücken, c'est aussi tout une série de verbes de mouvement (pousser un objet, déplacer une pièce sur un échiquier ; anrücken, s'avancer, vorrücken, progresser etc ; une idée de mouvement et même de mouvement un peu contraint, de mouvement sous une pression, de poussée dans le dos) et c'est surtout cela que j'entends derrière Herzrücken, quelque chose comme "mouvement du cœur" ("battement de cœur" se construirait sur schlagen).

Meer-Mühle n'arrange pas les choses ... certes, un "moulin de mer" est, comme le précise toujours Jean-Pierre Lefebvre dans ses notes, une formation géologique spécifique des zones karstiques, mais encore ? Le Finistère n'est guère renommé pour ses formations karstiques !
Je préfère me souvenir du moulin à mer (ou moulin à marée) à l'embouchure de la rivière du Camfrout, sur la commune de Logonna-Daoulas (pas si distante que cela de Trébabu, quelques dizaines de kilomètres, tout de même, mais on reste dans le Finistère !) : l'étang du moulin et un des ports de la commune s'appellent d'ailleurs Moulin Mer.


Au final, je proposerais plutôt

Quelque chose de caché, charroyé jusqu'ici, s'abîmait
par-delà le mouvement du cœur. Le moulin
à marée moulait.



Moins obscur.
Un rien trop familier ou idiosyncrasique sans doute pour ceux qui considèrent, contre toute évidence, la poésie de Celan comme un gigantesque rébus, un somptueux galimatias auquel ne rien comprendre serait finalement tout à fait naturel (*). La langue de Celan est neuve; il l'a voulue ainsi, éperdument. Elle est neuve mais elle ne cache rien : elle ne cherche au contraire qu'à renouer les fils de la poésie par-delà l'abîme.


(*) Est-il vraiment nécessaire de préciser que ceci ne vise évidemment pas Martine Broda ou Jean-Pierre Lefebvre dont les traductions ont tout au contraire éminemment contribué à rendre Celan accessible au lecteur francophone ?



dimanche 27 juin 2010

Industrial night -- Sandra Bell


Un éclair de la "scène de Dunnedin" (Nouvelle-Zélande ; début des années 90) ; quelques autres noms si ce qui suit vous intéresse : Peter et Graeme Jefferies, David Kilgour, Nocturnal projections, This kind of punishment, Cakekitchen, The dead C, entre autres et dans le désordre !



Industrial night

Look down, look down, look down into the industrial night
I got a postcard of tulips and heard the sound of a person walking, dressed in black coats, over wobbly cobblestones
and in the cafe we laughed and laughed, and the laughter was the colour of our dissatisfaction
I am connected to concrete, I am connected to pipes, I am connected to neons, into the industrial night
I was angry and broke a plate
I was angry and didn't break a plate and the anger it went inside, and tried to get out of my body
I am connected to concrete, I am connected to pipes, I am connected to neons, into the industrial night
it was old and worn but many people lived in it
they pulled it down
it symbolized a part of us
all the events that had happened there
all the moods and the subtleties of our togetherness was entrenched in the walls and trees
I am connected to concrete, I am connected to pipes, I am connected to neons, into the industrial night




Premier titre du premier album de Sandra Bell, Dream of falling (Xpressway/Turbulence, 1992). Aussi sur la compilation Killing capitalism with kindness (Xpressway/Turbulence, 1992).

, on est en 2008.






samedi 26 juin 2010

Another time ; Translucent carriages -- Tom Rapp


Another time

Where have you been to?
Where did you go?
Did you follow the summer out
When the winter pushed its face in the snow?
Or have you come by again
To die again?
Try again another time

Did you follow the Crystal Swan?
Did you see yourself
Deep inside the Velvet Pond?
Or have you come by again
To die again?
Try again another time

When you set to shape the world
was the shape the shape of you?
or did you cast enchanting glance
through the eye that all men use?
Or have you come by again
to die again?
try again another time

Did you find that the Universe
Doesn't care at all?
Did you find that if you don't care
This whole wrong world will fall?
Or have you come by again
To die again?
Try again another time

Did you ever capture
All those jewels in the sky?
Did you find that the world outside
Is all inside your mind?
Or have you come by again
To die again
Try again another time


Le premier titre du premier album de Pearls before swine, One nation underground (ESP, 1967) :






Translucent carriages

The translucent carriages
Drawing morning in
Dawn inside their pockets
Like a whisper on the wind

The soft touch of your words
Has been betrayed like love grown old
Or the silhouettes of children
Crying somewhere in the cold

The ancient night is coming back
The light is fading out
The tree is hid in shadow
In a fog of useless doubt

Go away go away
The imperative is drawn
All your symbols are shattered
All your sacred words are gone

The caravans are leaving
For the dawn of nothing
Lepers carry roses
To Jerusalem

In peace
Sons bury their fathers
In war
Fathers bury their sons

Love is silent
At the edge of the universe
Waiting
To come in

Jesus raised the dead
But who
Will raise the living

Every time I see you passing by
I have to wonder why



Le premier titre du second album de Pearls before swine, Balaklava (ESP 1968) :





Les deux albums ont été ré-édités ensemble sur un seul CD chez ESP/Wild Cat (Complete ESP recordings). Surprise, à 50$ chez Amazon (ok, 9$ seulement en téléchargement) ! Je me contenterai de mes bons vieux vinyles ...



Et juste histoire d'entendre celui qui est aux manettes de Wild Cat, Joe Phillips.

mardi 22 juin 2010

Retraites : "l'homogénéisation par l'âge fonctionne plutôt comme un paravent qui dissimule une foule de disparités et d'injustices" -- Robert Castel


Au-delà (ou plutôt en-deçà) de la logique économique du débat actuel sur les retraites, la récente tribune de Robert Castel dans Le Monde pointe tranquillement les deux mutations des cinquante dernières années que toute réforme devrait intégrer : l'allongement de la durée de vie (claironnée à tout-va) et l'explosion du salariat en une infinité de variantes incomparables les unes aux autres. Ce second point est largement ignoré dans le débat actuel, à l'exception du débat marginal sur la pénibilité.

Si le salariat ouvrier assez uniforme des années 60 justifiait l'homogénéisation par un âge légal uniforme de la retraite, l'explosion du salariat en une palette très diverse de conditions de travail ne le justifie plus, du moins a priori.

Reste néanmoins toujours le même problème : un âge uniforme de la retraite correspond, du point de vue d'un statisticien, à un a priori d'ignorance sur cette complexité des situations au travail.

Cet a priori est certes grossier, interdisant de façon certaine la réalisation de l'optimum (+), mais il est "sans biais" ; au contraire, la prise en compte de la diversité des situations au travail suppose la construction d'un a priori de la distribution de ces situations. De l'adéquation de cet a priori à la distribution réelle dépend la qualité de l'optimum atteignable. Le risque, c'est la construction d'un a priori biaisé menant à une solution largement sub-optimale en dehors des régions correspondant aux biais.

On retrouve là un bien vieux problème analogue à celui sur lequel Bentham et Mill se séparaient : entre toutes les passions, Bentham se refusait à choisir ou à construire un ordre a priori, se retranchant derrière un a priori d'ignorance pour lequel toutes les passions se valent (*); cette solution répugnait à John Stuart Mill pour des raisons morales évidentes mais refuser l'a priori d'ignorance allait le mener vers une monumentale et finalement peu convaincante "algèbre des passions".

C'est une chose de pointer du doigt la grossière simplicité du prior d'ignorance au nom de la complexité des phénomènes, c'en est une autre de maîtriser a priori cette complexité !

L'intervention de Robert Castel ne saurait être ignorée pour autant : la mutation du salariat reste un point aveugle de nos politiques sociales qui s'en vont répétant "les salariés, les salariés" comme un mantra. La solution qu'il propose, il la propose dans le cadre restreint du débat sur les retraites et, effectivement, si on doit se limiter à ce cadre pour prendre en compte l'atomisation du salariat, cette solution semble la seule envisageable.

On pourrait néanmoins objecter (et Robert Castel y verrait peut-être un signe d'angélisme) qu'il n'y a aucune raison qu'il faille corriger a posteriori (par des âges de la retraite différents) les conséquences si différentes d'une vie de travail : y a-t-il vraiment une raison pour qu'un maçon soit plus usé à 50 ans qu'un directeur de recherche du CNRS à 80 ? Ou ceci n'est-il pas la conséquence directe d'un mépris complet de la pénibilité au cours de la vie ?

Ne serait-ce pas plutôt par là qu'il faudrait commencer : viser à ce que tous puissent parvenir à un âge de la retraite (à déterminer) "dans le même état" ? Quelque chose qui aurait l'avantage de permettre une régulation active tout au long de la vie, à comparer à l'impossible régulation "passive" de l'âge de la retraite.





(+) pour être plus correct, il faudrait plutôt parler de vitesse de convergence vers l'optimum, vitesse d'autant plus grande que l'a priori choisi "colle" aux données, ce que l'a priori d'ignorance ne cherche pas à faire. Par contre, il ne risque pas d' "oublier" ou de négliger des pans entiers de la distribution, ce qui ralentirait encore plus (voire rendrait impossible, en cas d'oubli total) la convergence.
(*) ce qui ne signifie pas qu'a posteriori elles contribuent également à l'utilité : a posteriori, on peut constater des différences et le déontologue saura en tirer parti.

lundi 21 juin 2010

Priv(atis)é !


Excellent passage à la limite de ces dispositifs anti-sdf qui envahissent nos espaces urbains :





En une image, tout est dit :


dimanche 20 juin 2010

Etude de rythme à six temps forts -- Jean Tardieu


(A la récitation, les temps forts doivent être marqués avec une régularité et une insistance d'abruti.
La ligne de points représente des sons impossible à noter. C'est-à-dire les paroles du deuxième vers récité "bouche fermée", afin d'indiquer seulement le rythme dominant, soit : une syllabe accentuée précédée de deux syllabes atones ou, plus rarement, d'une seule. Exemple : han han h'an... han h'an = je rac'onte... d'où ri'en.
Le premier vers doit être dit de façon à remplacer par des silences de durée équivalente, ou par un murmure indistinct, la première syllabe atone de chaque mesure : je, un, é..., qui, pour cette raison, est placée entre parenthèses.
On peut, si l'on veut, réciter tout ce poème bouche fermée, ou même, à condition de respecter la cadence, renoncer complètement aux sons vocaux et les remplacer par toutes sortes de bruits : mains frappées l'une contre l'autre, coups de talon sur le sol, tambour, tambourin, etc.
L'effet est ravissant, surtout si l'on est nombreux à pratiquer cet exercice.)


......................................................................................................
(Je) raconte (un) pays (je) raconte (un) pays (é)tranger (je) raconte
je raconte un pays je raconte un pays étranger je raconte
je raconte un pays étranger d'où rien n'est jamais revenu
je raconte un pays d'où le vent de la mer n'est jamais revenu
ni les fleuves grondant de plaisir vers les gouffres ni l'air ni les flammes
ni les mots en secret près des murs dans la main des amants échangés
ni l'orage des jeux de la mort ni l'ample clameur de la haine
ni le cri ni le chant ni l'éclair du soleil sur les vitres des villes
ni les pas ni les coups ni le bruit des volets dans les calmes villages
ni le signe aperçu ni le tendre regard ni la voix sans parole
ni le sang ni le lait ni la neige...
----------------------------------------------Un pays étranger d'où rien
n'est jamais revenu.
-----------------------------C'est là cependant que je vis chaque jour
c'est là cependant que nous tous nous vivons chaque jour et chaque heure ;
ici-bas un pays étranger d'où rien n'est jamais revenu.






Cela ne résiste sans doute pas longtemps à une analyse en bonne et due forme mais Jean Tardieu me fait toujours penser à Henri Michaux, à un "Michaux de synthèse" chez qui les proportions de sens de l'humour et de sens du tragique auraient été (très) légèrement modifiées.

samedi 19 juin 2010

Retouche à l'apaisement -- Daniel Boulanger


La femme des sables
film de Hiroshi Teshigahara (1964)
d'après le roman de Abé Kôbô (1962)





entrouverte et qui fane
dans son vase de Bohème
la tendresse à la fine tige
laisse une ombre orpheline
ainsi qu'en naît aux lèvres
à la mort d'un baiser

le temps au bas du jour trace une longue ligne


(in Retouches, Poésie/Gallimard, 1988)






Très tôt je m'aperçus que les lettres d'amour que j'envoyais se ressemblaient toutes : demande, attente, merci, nouvel appel, et que les réponses que l'on y faisait avaient le même tour. J'abrégeais donc, je contournai les évidences et ne parlai plus que du décor qui m'entourait, de l'image ou de l'idée qui me tourmentait autant que mon corps, mais je trouvai mes descriptions trop longues et mes cachettes bien théâtrales. Comme j'avais le temps je me suis mis à les réduire et dénuder, à regarder de biais ou par-dessous les villes, les êtres, mes sentiments, tout ce qui me tombait sous la main, à les concentrer en poèmes, c'est-à-dire en chambres fortes, à faire en sorte que le destinataire de ces mots eût à les forcer, à les prendre et reprendre. Je les appelai retouches.


mercredi 16 juin 2010

Graminées -- Guillevic


Des graminées
Comme pour tout un jour.

*

Comme si le jour
N'était pas là
Pour la tuerie.

*

Comme s'il y avait

De quoi guérir du vent
A travers les nuages.

*

De quoi guérir de l'eau
Qui se glisse au ruisseau,

Qui paraît se complaire
A couler vers plus bas,

En se laissant ravir
Même ses dimensions.

*

Des graminées
Offertes sans montée

Au calvaire,
Sans vengeance.

*

Des graminées tremblant
A peine.

Comme si ce n'était
Que de savoir la fin

Et de ne pas vouloir
Y consacrer leur temps.

*

Comme pour tout un jour
Qui n'en finirait pas,

Des graminées debout
Traversant les couteaux

Aiguisés par un air
Toujours prêt au travail.


(Etier suivi de Autres, Poésie/Gallimard)




Guillevic, Follain, Ponge ; un trio souvent réuni sous la bannière de l' "objectivité" ... Question de génération sans doute, de positionnement assumé à l'extérieur d'un courant surréaliste devenu dominant après-guerre, au prix de l'abandon d'une bonne partie de sa force subversive.


Le trio est bien disparate pourtant : finalement, Ponge ne se distingue pas tant que cela des surréalistes, ambitionnant d'inventer un nouveau langage poétique via le "parti pris des choses". Rien de tel chez Follain ou Guillevic, me semble-t-il, qu'on peut effectivement réunir au-delà de la question de l'image qui les sépare, ne serait-ce que par l'écho qu'on entend chez eux de la voix de Reverdy :


La tête du monde

Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres. Le lac tombé d'en-haut s'aplatit sur le sol. Dans le brouillard, où marche une ombre, c'est la tête. L'étoile du milieu qui brille par moments. Les épaules nouées avec des nattes blondes. La montagne. Et le tour du monde prisonnier. L'air est en feu. La bouche souffle encore. Et la plainte du sol sous le bâton brutal. Devant le voile qui se lève l'aube renaît à l'autre coin.

(in La balle au bond, 1928)

ou bien


Pour mourir

Un sou trop neuf qui roule dans l'ornière ou le soleil couchant. Maintenant, le ruisseau borde la route longue et la clarté secrète sursaute au carrefour en croix.
Les arbres étendent l'ombre. On n'entend que leur voix. Le feu s'éteint. Trop loin pour qu'on s'arrête. Il ne passera plus personne. La campagne est muette. Les pierres sèches. Un mur détruit. Le silence reprend. Un oiseau s'enfonce dans l'herbe pour mourir.

(in La balle au bond, 1928)


ou encore


Mais rien

Un même pan ferme le coin
Où l'air libre s'étend
Autour la corde glisse
Et l'eau monte
La pluie descend
Un homme tombe de fatigue
C'est le même qui tend sa main
On saute le mur du jardin
Le ciel est plus bas
Le jour baisse
La route court
Et le vent cesse
On pourrait croire qu'il est arrivé quelque chose
Mais rien

(in Pierres blanches, 1930)