vendredi 14 mai 2010

30 jours de silence






Woodbridge
Dang Ngo






L'obsession de la moisson et l'indifférence à l'Histoire sont les deux extrémités de mon arc. L'ennemi le plus sournois est l'actualité.

René Char, in Recherche de la base et du sommet (Poésie/Gallimard)

Arrêt, vision et langage : essai d'interprétation du Ts'i Wou-Louen de Tchouang-Tseu -- Jean-François Billeter


Juste le tout début de cette étude, histoire de comprendre la révolution de point de vue à laquelle Jean-François Billeter invite le lecteur de Tchouang-Tseu. Pour la suite, voir les références données dans le billet précédent.






Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.




in Philosophie 44 (Editions de Minuit ; 1994) pp12-51

mercredi 12 mai 2010

Tchouang-Tseu -- traduction par Jean-François Billeter


Cette traduction du début du second chapitre, reconnu comme un des plus denses et obscurs de l'ouvrage, est parue dans le volume 44 (décembre 1994) de la revue Philosophie (Editions de Minuit).







Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.



Le commentaire qu'en donne Jean-François Billeter dans le même volume a véritablement bouleversé ma lecture de Tchouang-Tseu par le lien profond qu'il établit avec la pratique de la méditation, bien au-delà des pirouettes habituelles qui assimilent rapidement la méditation à une forme particulière de réflexion et passent ensuite au commentaire (un exemple ici) sans s'arrêter sur que l'on ressent effectivement au cours de la méditation et comment cette expérience permet d'aborder ce texte "intégralement" ; ce commentaire est quand même bien trop long pour être posté sans autorisation (*).

Jean-François Billeter a depuis livré une version très amplifiée de ces travaux sur Tchouang-Tseu dans :

Leçons sur Tchouang-Tseu (Allia 2002), qui contient une version du commentaire de ce chapitre II
Etudes sur Tchouang-Tseu (Allia 2004)

A propos de Tchouang-Tseu, voir aussi la nouvelle traduction de Jean Lévi, Les Oeuvres de Maître Tchouang (Encyclopédie des Nuisances, 2006) et, du même, Propos intempestifs sur le Tchouang-Tseu : Du meurtre de chaos à la révolte des singes (Allia, 2004)

(*) chere.photocopieuse@gmail.com et un peu (beaucoup) de patience !

mardi 11 mai 2010

This road leads to Heaven


This road leads to Heaven ...

... avec un nom qui reprend le refrain d'un titre-phare de Death in June et pas mal de références en commun, je devais bien croiser ce blog un jour. A explorer !



Heaven Street


Take a walk down Heaven Street
The soil is soft and the air smells sweet
Paul is waiting there
And so is Franz
Now only memories run on railway tracks.

This road leads to Heaven.

Waiting feet frozen to the ground
The earth exploding with the gas of bodies
Rifle butts
To crush you down
Now only flowers
To idolize.

This road leads to Heaven


Nietzsche et la philosophie -- Gilles Deleuze


Développement lumineux, et ô combien d'actualité, de Gilles Deleuze sur la notion de "dette".

A lire à l'heure où nous sommes, paraît-il, sauvés par ce qui, à la fois, empoisonne, organise et défend nos vies.






Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.




Quant au livre (publié en 1962 aux PUF) dont cet extrait est tiré, c'est un authentique trésor qui offre une approche infiniment stimulante, et de Nietzsche, et de Deleuze.


A lire en complément au fragment de Walter Benjamin Kapitalismus als Religion. Je ne l'ai pas sous la main en français ; disponible en anglais ici, en allemand ici (en provenance de ce blog) et lu en allemand, là (entre autres sources !).

Sur ce fragment, on peut consulter cet article de Mickaël Löwy.


dimanche 9 mai 2010

En Angleterre (et nulle part ailleurs ?)


Whatever It Is, I’m Against It a trouvé LA photographie des élections britanniques !

La circonscription de David Cameron (qui fut celle de Douglas Hurd. Qui ?) ne paraissait pourtant pas avoir grand chose de spécial ... Enfin un "effet Cameron" !

Délie -- Maurice Scève (1500(?)-1560(?))



CCCLXXI

Blâme ne peut, où n'est aucun défaut,
Ni la peine être, où n'y a coulpe aucune ;
Dont si justice en nous-mêmes défaut,
C'est par malice ou par propre rancune.
Ni l'Or prisé ni la chère Pécune,
Dieu de vilté, et de sagesse horreur,
Me tire à doute, et de doute à terreur.
Mais en mon coeur a mis dissention
Consentement, qui met en grand' erreur
Le résolu de mon intention.


samedi 8 mai 2010

Instant propice, 1855 -- Patrik Ouředník


Après avoir réglé son compte au XXème siècle avec Europeana, Patrik Ouředník s'enfonce un peu plus loin dans le temps, au XIXème et aux temps de l'utopie anarchiste. Une construction en trois parties dont la première (le récit autobiographique du "Frère Ainé", anarchiste italien vivant en France, dont la vie tend toute entière vers la fondation au Brésil d'une communauté anarchiste "Fraternitas") lui permet de démontrer sa maîtrise du pastiche et fournit un excellent résumé des doctrines utopiques ; rupture de ton avec la seconde partie, constituée du journal de traversée d'un des colons, qui relate de façon plutôt drolatique les débats passionnés entre différentes tendances de l'anarchisme, du spontanéisme à l'auto-gestion "consciente et responsable", sur l'organisation politique et libidinale de la colonie. Ce tableau des dissensions dresse petit à petit un décor menaçant où éclate la troisième partie, ou faudrait-il dire les troisièmes parties puisque Patrik Ouředník a l'excellente idée d'offrir quatre échecs différents à la colonie, quatre échecs où l'on reconnait facilement des silhouettes qui viendront hanter le XXème siècle.

Publié aux éditions Alia, 2006.





15 octobre
Je ne suis pas tout à fait sûr qu'on soit le 15 octobre. Ma mère est née ce même jour. J'ai cessé de tenir mon journal quand nous sommes arrivés à la colonie. Je ne sais pas par où commencer. Elle est née à Casalvieri, près de Rome. Il y a quelques semaines, j'ai rêvé qu'elle était morte. Elle était couchée sur un lit, en robe noire, les mains jointes, des bougies brûlaient autour et trois vieilles femmes que je ne connaissais pas étaient assises sur des chaises. Je me tenais près du lit quand tout à coup elle a ouvert ses paupières et posé un doigt sur ses lèvres. Puis elle s'est levée et m'a fait signe de la suivre. Les pleureuses étaient assises sur leur chaise, elles chuchotaient entre elles et ne se rendaient compte de rien. Ma mère est sortie de la maison, je voulais la suivre mais elle me précédait toujours de six ou sept pas, même lorsque j'accélérais et tentais de la rejoindre. Plus tard on s'est retrouvé au cimetière, ma mère a fait halte, je me suis approché d'elle mais sans pouvoir la toucher. Elle a désigné une tombe et dit Voilà où j'habite, puis elle en a désigné une autre et dit Voilà où tu habites, à présent nous nous verrons plus souvent. J'ai voulu la prendre par la main, mais je n'y parvenais pas. Puis elle a commencé à s'enfoncer lentement en terre, sans avoir pourtant l'air effrayé ni surpris, elle me regardait d'un air sérieux, peut-être même sévère, en s'enfonçant dans la terre et alors que seule sa tête dépassait encore, elle a fermé les yeux et disparu en entier. C'est notre sixième mois ici. Decio est revenu à la colonie, il avait apporté une hache et voulait abattre le mât de la cour en haut duquel flotte le drapeau noir et rouge. Il est venu avec une douzaine d'anciens colons et quelques Indiens, l'un d'eux agitait une machette et riait sans arrêt. Presque tous étaient ivres.






Les colonies fondées par des anarchistes européens en Amérique du sud sont une réalité historique ; une des plus connues est La Cecilia fondée par Giovanni Rossi en 1890.

Voir ici (pp 65 et suivantes) pour une brève histoire de La Cecilia. Voir également ici, à propos d'un roman Um amor anarquista (Miguel Sanches Neto) inspiré par La Cecilia (pas traduit en français à ma connaissance) ainsi que le film que Jean-Louis Comolli lui a consacré en 1975, si jamais il ressort (film disponible en dvd, toutefois, édité par Doriane Films).


Si cette expérience communautaire est clairement une des sources du livre (les éléments biographiques marquants du "Frère Ainé" sont en effet ceux de Rossi -- à la date de naissance près ! 31 août 1823, bataille du Trocadéro pour le Frère Aîné), le changement de date permet au livre d'éviter la forme du roman historique pour prendre la forme du conte et s'offrir ces quatre fins différentes.

Quant à la date choisie pour la fondation de Fraternitas, soit aux environs de mi-avril 1855 (le 15 octobre marquant approximativement le sixième mois de la colonie), on se contentera de remarquer qu'elle correspond à la date de la conception de Giovanni Rossi, né le 11 janvier 1856 !


vendredi 7 mai 2010

Table rase -- Lucien Suel


À vendre ! Liquidation totale ! Tout doit disparaître ! Soldes monstres !

Tout est à vendre. À vendre l'aciérie, à vendre l'acier, à vendre les travailleurs, à vendre les bagnoles, à vendre les cocottes minutes, à vendre la morale, à vendre la vertu, à vendre les combats, à vendre.

À vendre les quatre éléments, la terre, l'eau, le feu et l'air, à vendre l'homme et ses enfants, à vendre les yaourts et les médias.

À vendre l'amour, la tôle inoxydable, les tondeuses à gazon et les
révolutions, à vendre les portables, les macs, et la démocratie.

À vendre les pavés, les dvds, la choucroute et la bière-pression !

On a du mal à imaginer sa propre mort.

La molette de l'ancien haut-fourneau est exposée sur la pente du talus comme un monument funéraire, un rappel de toutes les forces qui se sont épuisées dans la production métallique, une prémonition de la fin.

La roue de la croissance a tourné. La roue de la fortune a désigné les nouveaux bénéficiaires, au Brésil, en Chine, en Inde, en Belgique.

Le libre-échange : un Genk pour un Vilvoorde, trois autobus contre un charter, deux barils de lessive contre un lavage de cerveau.

Le train du progrès est passé par ici, il repassera par là. On ne l'arrête pas. On peut juste le retarder un instant.

On marche sur le macadam. Pour un moment, on remplace le défilé incessant des poids lourds, qui d'ailleurs s'arrêtera bientôt. Les ponts, les infrastructures, les ronds-points financés par le travail ouvrier serviront à d'autres migrations...

On est plus triste que révolté. On souffre. On se soumet. On se résigne.

Les cahiers de revendications peuvent de nouveau s'appeler cahiers de doléances. On ne parle plus de Rosa Luxemburg et des martyrs de Chicago.

Le mur de l'usine qui voyait défiler les escadrons de cyclistes sortant ou arrivant au Grand Poste, le mur sur lequel s'appuyaient autrefois les éventaires des forains, des commerçants du marché, le mur est toujours là.
Bientôt, il séparera les vivants et les morts.

On voit le squelette de Miss Métallo. On peut commencer à compter ses os.

À Isbergues, la Bourse du Travail donne sur la place du marché.

Le Marché a supplanté le marché. Les légumes sont devenus des actions. Tout est Super : le marché, les structures, les héros, les logiciels, les virus, les 4 X 4, le loto...

Descendue de son vélo, la ménagère se retourne, elle voit le défilé se mettre en place, elle entend le crissement des roues de bicyclette, elle entend la sirène, la sortie à midi, elle ne remplira plus son cabas dans les épiceries disparues de la rue Roger Salengro.

Depuis 1882, la surface communale dévolue aux champs, à la nature, a diminué inexorablement. Les hauts fourneaux ont été jetés à bas dans les années soixante et l'air est devenu moins poussiéreux.

L'électricité de l'aciérie électrique vient du bord de mer, de Gravelines.

On défile entre des rails d'acier et des rangées de graminées sauvages.

Les slogans sont simples. "J'ai cotisé, j'ai travaillé, j'ai droit à la retraite, j'ai droit à la sécurité. J'ai droit, j'ai le droit." Tout le monde a des droits. Personne n'a de devoirs, sauf parfois certains écoliers... Nombreux sont ceux qui savent ce qui est bon pour les hommes.

On arpente les rues portant les noms des mythiques défenseurs de l'ouvrier, Léon Blum, Emile Basly, Roger Salengro, Louise Michel (tiens, une femme !)... La rue Paul Lafargue, celle du droit à la paresse, est un peu excentrée, plutôt dans les champs, de l'autre côté du canal, de l'autre côté de l'usine...

Bientôt, sans doute, on arpentera la rue du Sidérurgiste Inconnu.

F. V. travaillait au déchargement des wagons de minerai, 40 tonnes à la pelle, à la force des bras. Il était fier de sa force, fier de son travail, il n'avait pas son pareil pour fabriquer un fermain à partir d'un ressort d'essieu.

À ch'momint là, ché métallos avec leu muzett' su chl'épaule, i z'allot' tertous travailler à pied, in vélo ou bin cor' avec des carettes à tchien.

Ancien de 14-18, retraité à 65 ans, F. V. est mort à 86 ans avec médaille du travail et légion d'honneur. Il n'aura pas vécu la mort de son usine.

Il n'y a plus de passé, plus de mémoire, plus d'avenir, plus de vision, juste un présent éphémère et gris, on va droit devant, on va dans le progrès, on marche dans le développement, au jour le jour, dans l'économie mondialisée, dans la croissance imbécile et sans but.

In croyot qcha allot toudi durer. On ne voit plus la mort venir, on la cache jusqu'à ce qu'un jour elle vous saute au cou.

1882-2003, c'est une longue vie. Mais une aciérie électrique qu'on débranche à 32 ans, dans la force de l'âge, c'est triste à en mourir, et comparativement, guère plus long que la durée de vie d'une machine à laver.

On croit être une sculpture fondue dans un métal inaltérable, mais on n'est qu'un tas de ferraille couvert de rouille.

Bientôt le désert. Plus d'aciérie, plus de sidérurgistes, plus de fêtes de saint-Eloi, plus de sous-traitants, maltraités les sous-traitants, soustraits, sous-traités, pas de plan, comme on dit, social... pour eux, plus d'écoles, plus de commerces, la rue Salengro en peau de chagrin.

Mais l'acier continue, la coulée continue, ailleurs...

La rage au coeur on va expliquer aux techniciens et aux ouvriers belges les procédés de fabrication, on leur transfuse le savoir... une mondialisation vampirique.

Les sidérurgistes en colère avancent vers l'Est dans les autocars affrétés par la Municipalité, sur l'autoroute de Wallonie à travers les paysages anéantis du Borinage, vers le grand-duché du Luxembourg, vers le château du Seigneur Arbed, les Princes d'Arcelor.

Des pauvres, prolétaires de tous pays, traversent le Pas-de-Calais pour franchir le Pas-de-Calais. Ils viennent de l'Est, de l'Extrême-Orient, du Moyen-Orient, de Roumanie, de Chine, d'Irak, d'Afghanistan ou du Kurdistan.

On va peut-être travailler à Dunkerque, s'exiler à Genk, ou errer dans les rues de Calais... entre Sangatte et Blériot-Plage.

L'actionnariat international s'est uni. Il y a gagné des dividendes. Ceux qui croyaient perdre leurs chaînes en ont gagné d'autres, TF1, A2, FR3, câble, bouquet satellite et internet. On pourra regarder la manif à la télé en rentrant, si les journalistes daignent en parler.

Les mêmes autocars transporteront demain des touristes et des retraités vers le Sud.

On n'a pas réussi à rentrer dans le château du Comte Arbed. Le siège social sera transféré à Moulinsart, l'usine à Genk.

Les actions des ouvriers voyagent aussi, tout le monde peut participer. Au bout du compte, il y a une majorité de perdants sur la planète déboussolée, dégradée, dévastée.

Le vent fait flotter les drapeaux rouges et les tiges d'herbes folles. Frisson d'illégalité, on marche au milieu de la route, on bloque un T.E.R., on coince un moment la machine.

C'est le parcours du coeur, le parcours de la colère, le parcours de la tristesse.

On peut changer les rôles, chacun son tour s'asseoir à la terrasse des cafés pour regarder passer le défilé. On paie chacun sa tournée, on fait circuler l'argent.

Occuper la rue est une transgression éphémère. Depuis bien longtemps, même les enfants ne jouent plus sur la rue, trop de morts accidentelles. Et puis la console est un jeu intérieur. La famille aussi est minée par le marché.
On vit une époque de barbarie réfléchie.

L'âge du fer c'est terminé. On entre dans l'âge numérique, les décisions se prennent entre les terminaux d'ordinateur. Les chiffres déterminent le destin des hommes, de la planète.

La rationalité à tout prix est une force dangereuse qui sape la vie.

C'est le règne du flux tendu ! Le juste à temps ! La mondialisation de la marchandise !

On défile avec sur le dos, sur la poitrine et sur le front les sigles des centrales ouvrières.

Les gardiens de l'ordre forment une muraille d'acier et de plexiglas de chaque côté des chars canons à eau.

Barrière d'acier, barrière d'usine. Les barrières ne se relèvent plus, elles glissent sur leurs rails. Bientôt, elles rouilleront.

Peut-être transformera-t-on le site en espace de culture ou de loisirs. Les terrils sont devenus des pistes de ski.

Les paysans ont quitté la terre pour s'embaucher dans l'industrie. Leurs enfants se sont parfois engagés dans les forces républicaines de la sécurité. Déjà certains fils de sidérurgistes envisagent de faire carrière dans la police, l'armée ou la gendarmerie...

Le monde continue. On remballe les pancartes, on enroule les calicots et les drapeaux. On se tait. Les loisirs et la culture obligatoire donneront du supplément d'âme, d'amertume pour cautériser les blessures.

La dignité humaine n'est plus dans la pensée. Ce sont les brutes qui règnent maintenant, triomphalement.

On recycle la ferraille, on recycle les ferrailleurs. Le développement est durable comme l'éternité éphémère, la guerre pacifique. Seuls les lapins croient au développement durable.

L'internationalisme prolétarien n'existe plus, mais l'internationale des actionnaires est toujours active, sans patrie, sans morale, sans scrupule.

On est tous au service de la démocratie, du patron à l'ouvrier, du C.R.S. au politicien. On n'est pas des philanthropes.

L'abrutissement télévisuel, la propagande médiatique, l'anesthésie politique ont émoussé la faculté de colère.

Parfois, la colère se concentre, elle s'européanise, on franchit un cran. La démocratie s'adapte, les polices citoyennes collaborent. On s'échange des stratégies. On concentre. On rentabilise.

On calcule... On accuse. On accuse le coup. On n'a rien vu venir. On coule.









Texte écrit à propos de la fermeture en 2004 de l'aciérie d'Isbergues (devenue Recyco en 2008 un centre de retraitement des déchets du groupe Mittal (ici et ); "seuls les lapins croient au développement durable" ... prémonitoire ?).

Quelques années plus tard, personne ne bouge le petit doigt quand on ferme un pays entier. Nos dresseurs, s'ils existent, peuvent être contents d'eux. Et s'ils n'existent pas, félicitons-nous de parvenir aussi bas de nous-mêmes, sans grande difficulté finalement. Nos marges de progression sont encore considérables. "On vit une époque de barbarie réfléchie."


Sur Lucien Suel, découvert avec La patience de Mauricette (La table ronde, 2009 ; chaudement recommandé), voir ici.


jeudi 6 mai 2010

Haile I Hymn -- IJahman



On n'ira pas jusqu'à dire que la Pologne est l'autre patrie du reggae mais il faut bien avouer que dès le début des années 80, on comptait pas mal d'excellents groupes formant une scène courageuse qui était en fait bien souvent l'autre face de la scène punk / hardcore ; après tout, tant qu'à se rendre coupable de "hooliganisme" et de "comportement asocial", autant assurer au score !

Et quand, un général à lunettes noires, un état de guerre et une table ronde plus tard, il fallut se rendre à cette évidence que la voie était bien trop étroite pour ne pas étouffer entre les descendants avides des dinosaures brejneviens et les culs-bénits triomphants (*), entre Trybuna Ludu (le Peuple étant malencontreusement tombé de la Tribune, il est resté Trybuna, toujours parfait pour nettoyer les vitres, puis vers 2007 (?), il ne resta plus rien) et Radio Marija (absolument inutile, n'emballe même pas le poisson, malheureusement toujours aussi toxique et omniprésent), ces musiques continuèrent de jouer leur rôle pivot dans ce sentiment de désappartenance qu'une partie de la génération née après 1960 (à la louche) nourrit vis-à-vis de la société polonaise. Voir aussi ici.



Izrael (un peu l'autre face de Armia), Brygada Kryzys, Daab, Gedeon Jerubbaal entre autres ... sans oublier, dans un autre registre, l'ovni absolu, Twinkle brothers (les jamaïcains Norman et Ralston Grant) jammant avec Trebunie-Tutki (musique traditionnelle "montagnarde" des Tatras, du côté de Zakopane) !





Pour cette petite scène, cet album de IJahman fut donc un "classique instantané". Même en Pologne. Même en 1979.

IJahman en 2003.



(*) 12/05/2010

Comme on me fait remarquer acerbement qu'il est "un peu gros" de traiter des acteurs de l'envergure de Jacek Kuroń, Bronisław Geremek ou Tadeusz Mazowiecki de dinosaures brejnéviens ou de culs-bénits, précisons qu'en effet, il n'est évidemment pas ici question d'eux ; au contraire, ils sont plutôt emblématiques de cette voie étroite qui disparut si vite, étouffée entre deux haies fournies d'anciens enfants de choeur (aube blanche ou foulard rouge, peu importe ici !).
Je faisais plutôt allusion à l'étroitesse qu'on pouvait ressentir "dans la vie de tous les jours" entre ces deux factions envahissantes de vulgaires béni-oui-oui.


dimanche 2 mai 2010

Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille -- Tiqqun


Préliminaires

I

Sous les grimaces hypnotiques de la pacification officielle se livre une guerre. Une guerre dont on ne peut plus dire qu’elle soit d'ordre simplement économique, ni même sociale ou humanitaire, à force d ’être totale .Tandis que chacun pressent bien que son existence tend à devenir le champ d’une bataille où névroses, phobies, somatisations, dépressions et angoisses sonnent autant de retraites, nul ne parvient à en saisir ni le cours ni l’enjeu. Paradoxalement, c'est le caractère total de cette guerre, totale dans ses moyens non moins que dans ses fins, qui lui aura d'abord permis de se couvrir d’une telle invisibilité.
Aux offensives à force ouverte, l’Empire préfère les méthodes chinoises, la prévention chronique, la diffusion moléculaire de la contrainte dans le quotidien. Ici, l'endoflicage vient adéquatement relayer le flicage général et l’auto-contrôle individuel le contrôle social. Au bout du compte, c'est l’omniprésence de la nouvelle police qui achève de la rendre imperceptible.

II

L’enjeu de la guerre en cours, ce sont les formes-de-vie, c’est-à- dire, pour l Empire, la sélection, la gestion et l’atténuation de celles-ci. La mainmise du Spectacle sur l’état d explicitation public des désirs, le monopole biopolitique de tous les savoirs-pouvoirs médicaux, la contention de toute déviance par une armée toujours plus fournie de psychiatres, coachs et autres “facilitateurs” bienveillants, le fichage esthético-policier de chacun à ses déterminations biologiques, la surveillance sans cesse plus impérative, plus rapprochée, des comportements, la proscription plébiscitaire de “la violence”, tout cela rentre dans le projet anthropologique, ou plutôt anthropotechnique de l’Empire. Il s ’agit de profiler des citoyens.
À l’évidence, entraver l’expression des formes-de-vie – des formes-de-vie non comme quelque chose qui viendrait mouler de l’extérieur une matière sans cela informe, “la vie nue”, mais au contraire comme ce qui affecte chaque corps-en-situation d'un certain penchant, d'une motion intime –, ne peut résulter d’une pure politique de répression. Il y a tout un travail impérial de diversion, de brouillage, de polarisation des corps sur des absences, des impossibilités. La portée en est moins immédiate mais aussi plus durable. Avec le temps et par tant d ’effets combinés, ON finit par obtenir le désarmement voulu, notamment immunitaire, des corps.
Les citoyens sont moins les vaincus de cette guerre que ceux qui, niant sa réalité, se sont d’emblée rendus : ce qu’on leur laisse en guise d’ “existence” n’est plus qu’un effort à vie pour se rendre compatible avec l’Empire. Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque désir, chaque affect rencontre à quelque distance la nécessité d’anéantir l'Empire et ses citoyens. Affaire de respiration et d’amplitude des passions. Dans cette voie criminelle, nous avons le temps ; rien ne nous presse de rechercher l’affrontement direct. Même, ce serait faire preuve de faiblesse. Des assauts seront lancés, pourtant, qui importeront moins que la position d’où ils le seront, car nos assauts minent les forces de l’Empire tandis que notre position mine sa stratégie. Ainsi, plus il lui semblera accumuler les victoires, plus il s’enfoncera loin dans la défaite, et plus celle-ci sera irrémédiable. Or la stratégie impériale consiste d’abord à organiser la cécité quant aux formes-de-vie, l’analphabétisme quant aux différences éthiques ; à rendre le front méconnaissable sinon invisible ; et dans les cas les plus critiques, à maquiller la vraie guerre par toutes sortes de faux conflits.
La reprise de l’offensive,de notre côté,exige de rendre le front à nouveau manifeste. La figure de la Jeune-Fille est une machine de vision conçue à cet effet. Certains s’en serviront pour constater le caractère massif des forces d’occupation hostiles dans nos existences ; d'autres, plus vigoureux, pour déterminer la vitesse et la direction de leur progression. A ce que chacun en fait on voit aussi ce qu’il mérite.

III

Entendons-nous : le concept de Jeune-Fille n’est évidemment pas un concept sexué. Le lascar de boîte de nuit ne s’y conforme pas moins que la beurette grimée en porno-star. Le sémillant retraité de la com’ qui partage ses loisirs entre la Côte d’Azur et ses bureaux parisiens où il a gardé un pied lui obéit au moins autant que la single métropolitaine trop à sa carrière dans le consulting pour se rendre compte qu’elle y a déjà laissé quinze ans de sa vie. Et comment rendrait-on compte de la secrète correspondance qui lie l’homo branché-gonflé-pacsé du Marais à la petite-bourgeoise américanisée installée en banlieue avec sa famille en plastique, s’il s’agissait d ’un concept sexué ?
En réalité, la Jeune-Fille n’est que le citoyen-modèle tel que la société marchande le redéfinit à partir de la Première Guerre mondiale, en réponse explicite à la menace révolutionnaire.En tant que telle, il s ’agit d ’une figure polaire, qui oriente le devenir plus qu’elle n ’y prédomine.
Au début des années 20, le capitalisme se rend bien compte qu’il ne peut se maintenir comme exploitation du travail humain s’il ne colonise aussi tout ce qui se trouve au-delà de la sphère stricte de la production. Face au défi socialiste, il lui faut lui aussi se socialiser. Il devra donc créer sa culture, ses loisirs, sa médecine, son urbanisme, son éducation sentimentale et ses mœurs propres, ainsi que la disposition à leur renouvellement perpétuel. Ce sera le compromis fordiste, l’Etat-providence, le planning familial : le capitalisme social-démocrate. À la soumission par le travail, limitée puisque le travailleur se distinguait encore de son travail, se substitue à présent l’intégration par la conformité subjective et existentielle, c’est-à-dire, au fond, par la consommation.
De formelle, la domination du Capital devient peu à peu réelle . Ses meilleurs soutiens, la société marchande ira désormais les chercher parmi les éléments marginalisés de la société traditionnelle – femmes et jeunes d ’abord, homosexuels et immigrés ensuite.
À ceux qui jusqu’hier étaient tenus en minorité, et qui étaient de ce fait les plus étrangers, les plus spontanément hostiles à la société marchande, n’ayant pas été pliés aux normes d’intégration dominantes, celle-ci pourra se donner des airs d’émancipation. «Les jeunes gens et leurs mères, reconnaît Stuart Ewen, fournirent au mode de vie offert par la réclame les principes sociaux de l’éthique du consommateur.» Les jeunes gens parce que l’adolescence est la «période de la vie définie par un rapport de pure consommation à la société civile.» (Stuart Ewen, Consciences sous influence) Les femmes parce que c’est bien la sphère de la reproduction, sur laquelle elles régnaient encore, qu’il s ’agissait alors de coloniser. La Jeunesse et la Féminité hypostasiées, abstraites et recodées en Jeunitude et Féminitude se trouveront dès lors élevées au rang d’idéaux régulateurs de l’intégration impériale-citoyenne. La figure de la Jeune-Fille réalisera l’unité immédiate, spontanée et parfaitement désirable de ces deux déterminations.
La garçonne s ’imposera comme une modernité autrement plus fracassante que toutes les stars et starlettes qui envahiront si rapidement l’imaginaire mondialisé. Albertine, rencontrée sur la digue d’une station balnéaire, viendra périmer de sa vitalité désinvolte et pan-sexuelle tout l'univers croulant de la Recherche . La lycéenne fera régner sa loi dans Ferdydurke . Une nouvelle figure de l’autorité est née qui les déclasse toutes.

IV

À l’heure qu’il est, l’humanité reformatée dans le Spectacle et biopolitiquement neutralisée croit défier quelqu’un en se proclamant “citoyenne ”. Les journaux féminins rétablissent un tort presque centenaire en mettant enfin leur équivalent à disposition des mâles. Toutes les figures passées de l’autorité patriarcale, des hommes politiques au patron en passant par le flic, se trouvent jeune-fillisées jusqu’à la dernière, le pape.
À bien des signes,on reconnaît que la nouvelle physionomie du Capital, seulement esquissée dans l’Entre-deux-guerres,atteint maintenant sa perfection. «Quand se généralise son caractère fictif, l’ “anthropomorphose” du Capital est un fait accompli. C’est alors que se révèle le mystérieux sortilège grâce auquel le crédit généralisé qui régit tout échange (du billet de banque à la traite, du contrat de travail ou de mariage aux rapports “humains” et familiers, des études, diplômes et carrières qui les suivent aux promesses de toute idéologie : tous les échanges sont désormais échanges d’apparences dilatoires) frappe à l’image de son vide uniforme le “cœur de ténèbres” de toute “personnalité” et de tout “caractère”. C’est ainsi que croît le peuple du Capital, là où semblent disparaître toute distinction ancestrale, toute spécificité de classe et d'ethnie. C’est un fait qui n 'en finit plus d’émerveiller tant d’ingénus qui en sont encore à “penser” les yeux perdus dans le passé.» (Giorgio Cesarano, Chronique d ’un bal masqué) La Jeune-Fille apparaît comme le point culminant de cette anthropomorphose du Capital. Le processus de valorisation, dans la phase impériale, n’est plus seulement capitaliste : il coïncide avec le social. L’intégration à ce processus, qui n’est plus distincte de l’intégration à la “société” impériale et qui ne repose plus sur aucune base “objective”, exige plutôt de chacun qu’il s ’autovalorise en permanence.
Le moment de la socialisation finale de la société, l’Empire, est donc aussi le moment où chacun est appelé à se rapporter à soi comme valeur, c’est-à-dire suivant la médiation centrale d'une série d’abstractions contrôlées. La Jeune-Fille sera donc cet être qui n’aura plus d intimité à soi qu’en tant que valeur, et dont toute l’activité, en chacun de ses détails, sera finalisée à son autovalorisation. À chaque instant, elle s’affirmera comme le sujet souverain de sa propre réification. Tout le caractère inquestionnable de son pouvoir, toute l’écrasante assurance de cet être plan, tissé de façon exclusive par les conventions, codes et représentations fugitivement en vigueur, toute l’autorité dont le moindre de ses gestes s’empreint, tout cela est immédiatement indexé sur sa transparence absolue à “la société”.
En raison même de son néant, chacun de ses jugements a le poids impératif de l’organisation sociale tout entière ; et elle le sait.

V

La théorie de la Jeune-Fille ne surgit pas de manière fortuite au moment où s’achève la genèse de l’ordre impérial, et où celui-ci commence à être appréhendé comme tel. Ce qui vient au jour s’achemine vers son terme. Et il faut qu’à son tour le parti des Jeunes-Filles se scinde.
À mesure que le formatage jeune-filliste se généralise, la concurrence se durcit et la satisfaction liée à la conformité décroît. Un saut qualitatif s ’avère nécessaire ; l'urgence impose de s’équiper d’attributs neufs autant qu’inédits : il faut se porter dans quelque espace encore vierge. Un désespoir hollywoodien, une conscience politique de téléjournal, une vague spiritualité à caractère néo-bouddhiste ou un engagement dans n’importe quelle entreprise collective de soulagement de conscience feront bien l’affaire. Ainsi éclot, trait à trait, la Jeune-Fille bio. La lutte pour la survie des Jeunes-Filles s’identifie dès lors à la nécessité du dépassement de la Jeune-Fille industrielle, à la nécessité du passage à la Jeune-Fille bio. Contrairement à son ancêtre, la Jeune-Fille bio n’affiche plus l’élan d’une quelconque émancipation, mais l’obsession sécuritaire de la conservation . C ’est que l’Empire est miné à ses fondements et doit se défendre de l entropie. Parvenu à la plénitude de son hégémonie, il ne peut plus que s ’écrouler. La Jeune-Fille bio sera donc responsable,“solidaire”, écologique, maternelle, raisonnable, “naturelle”, respectueuse, plus auto-contrôlée que faussement libérée, bref : biopolitique en diable. Elle ne mimera plus l'excès, mais au contraire la mesure, en tout.
Comme on le voit, au moment où l’évidence de la Jeune-Fille acquiert la force d'un lieu commun, la Jeune-Fille est déjà dépassée, du moins dans son aspect primitif de production en série grossièrement sophistiquée. C’est sur cette conjoncture critique de transition que nous faisons levier.

VI

Sauf à parler improprement – ce qui pourrait bien être notre intention –, le fatras de fragments qui suit ne constitue nullement une théorie. Ce sont des matériaux accumulés au hasard des rencontres, de la fréquentation et de l ’observation des Jeunes-Filles ; des perles extraites de leur presse ; des expressions glanées sans ordre dans des circonstances parfois douteuses. Ils sont ici rassemblés en rubriques approximatives, ainsi qu’ils furent publiés dans Tiqqun 1 ; il fallait bien y mettre un peu d’ordre. Le choix d’exposer ainsi, dans leur inachèvement, dans leur origine contingente, dans leur excès ordinaire les éléments qui, polis ,évidés, retaillés auraient composé une doctrine tout à fait présentable, c’est le choix, pour une fois, de la trash théorie. La ruse cardinale des théoriciens réside en général dans le fait de présenter le résultat de leur élaboration de telle façon que le processus d ’élaboration lui-même n’y apparaisse plus. Nous gageons que, face à la fragmentation de l’attention bloomesque, cette ruse ne marche plus. Nous en avons choisie une autre. Les esprits en veine de confort moral ou de vice à réprouver ne trouveront dans cet éparpillement que des chemins qui ne mènent nulle part. C ’est qu’il s ’agit moins de convertir les Jeunes-Filles que de tracer tous les coins d’un front fractalisé de jeune-fillisation. Et de fournir les armes d ’une lutte pied à pied, coup pour coup, là où tu te trouves.



Detroit (2009)


Curieux comme maintenant bien des gens semblent allergiques à ce texte (maintenant ; en clair, maintenant qu'il s'est un peu répandu) : "patchwork de citations approximatives" etc. Curieux car, si on veut bien laisser de côté les moulinets de la fin de la section II, on a là un texte qui se revendique de références certes clairement identifiables (et, s'agissant de références, que demander d'autre ?) mais qui en propose une synthèse épurée, allant à l'essentiel sans concession et sans trop s'encombrer des étapes intermédiaires (ceux qui sont coutumiers de la littérature mathématique auront reconnu un style proche du "l'idée y est" qui préside à toute nouveauté ; le "papier d'idée" comme on dit. Non, en maths, on ne parle pas (encore) de trash theory ...). Ces étapes sont d'ailleurs à trouver dans les références, comme quoi, le patchwork a un sens ! Ah ... et puis les objections du style "Foucault (ou Agemben, ou ..) l'a déjà dit" demanderaient au moins (1) à être proprement argumentées (2) et, même proprement argumentées, échoueraient sur la simple remarque "et qu'en avez-vous
fait ?". A chaque génération de (re ?)découvrir la physique de la domination, et au rythme où vont les choses, il paraît peu probable qu'à dix, vingt ou trente ans d'intervalle les configurations n'aient pas drastiquement changé.

Le "fatras" dont il est question, ce Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille est disponible (entre autres dont la fréquentation est également recommandée) ici. L'accumulation en collage fait, peu à peu au début, puis, pour finir, massivement, sens.

Comme les contemporains de l'effondrement de la féodalité avant nous, nous voyons s'effondrer un ensemble de conceptions qui font place à autre chose qui nous est à la fois absolument étranger dans sa totalité et complètement familier dans ses détails, inacceptable et pourtant inéluctable ; restent les communautés (oui, je sais, Blanchot etc ; voir les thèses 13 à 16 de Introduction à la guerre civile), de vie ou de pensée, ici et maintenant, inscrites dans un temps et vouées à disparaître avec lui, asiles de sens pour ceux qui y prennent part, refuges contre cette "montée de l'insignifiance" ou cette "hallucination collective" (Castoriadis ; "L'époque n'est pas nihiliste. Elle est simplement nulle.") qui n'est peut-être que la montée d'un devenir-homme aussi incompréhensible pour nous qu'un devenir-Jeune-Fille pouvait l'être à un troubadour.


Il me reste toutefois toujours une question en suspens, celle de l'Empire ou plutôt la question de l'Empire comme "autre" ; je n'arrive toujours pas à me déprendre de l'impression que ce à quoi nous assistons (et participons le moins possible ; on reviendra là-dessus et sur la notion -- positive -- de parasitisme à propos de Tchouang-Tseu ... quand on aura le temps) n'est pas forcément la domination d'autre chose que de la simple biochimie : l' "humanité" (au sens "moral"), comme mirage, ainsi que l'avait pointé Horkheimer, "Il n'y a pas d'Histoire. L'humanité ne s'accroît pas en l'homme".


25/11/2011 : Aïe, aïe aïe ... n'importe quoi ! Horkheimer n'y est pour rien (en plus, ce côté élégant et lapidaire ne ressemble franchement pas à son style assez pachydermique !) : la citation, légèrement incorrecte, doit être attribuée à Vassili Grossman dans Tout passe. Ici.
  

Ou encore, l'humanité (toujours au sens "moral") comme barrage (et donc, en ce sens, absolument artificiel, construction, "front" au sens militaire, intensification du singulier pour rompre ce front en un point, sachant que s'il est rompu en un point, il vacille partout à proportion de sa redoutable auto-cohérence) contre l'illusion du contrôle et le primat de l'optimisation, deux caractéristiques apparemment indissociables de notre rapport calculateur au temps. Certes, l'écureuil fait des réserves pour l'hiver prochain mais il n'en fait pas pour plus d'hivers qu'il n'en vivra ce qui est le cas de l'homme tant la satisfaction retardée semble s'être ancrée en lui.
Pour voir la différence entre la simple homéostase prédictive (commune à toutes les espèces un rien évoluées, l'ormeau par exemple, qui s'enfuit à l'approche d'une étoile de mer) et la satisfaction retardée, il suffit de considérer deux exemples simples : "cette quatrième part de profiteroles a toutes les chances de me barbouiller l'estomac, mieux vaut en rester là" d'une part, "si je ne prends pas de dessert ce soir, je pourrai me payer le maxi-menu demain" d'autre part. Dans un cas, simple anticipation et évitement (par le sacrifice d'un mieux présent) d'une dégradation future (pas de recherche d'un mieux quelconque, simple conservation de l'état courant), dans l'autre cas, déploiement d'une stratégie qui sacrifie un bien présent pour un mieux futur (c'est un mieux qui est visé, on a bien ici à faire à un processus d'optimisation à la base de la satisfaction retardée).
Notre curieux rapport au temps fait de nous une espèce tendant à déployer son existence dans un univers de paris sur l'avenir ; une espèce qui se meut donc en permanence dans un univers doublement incertain car l'incertitude "nue" de l'avenir est redoublée par l'ensemble des paris qui s'y déroulent, intensifiée par l'infinité d'univers parallèles et probabilisés dans lesquels nous nous projetons. Quand ce processus ne soufre plus de limitation, la dévalorisation du présent est totale car il y toujours un mieux possible qui en exige le sacrifice. L'Empire, d'une certaine façon, cela pourrait être cela, la vie ravalée à une "intégrale de chemin" dont le présent n'est rien qu'une condition initiale.