mercredi 14 avril 2010

Toute une vie -- Jan Zábrana (1931-1984)


Cette nuit (du 4 au 5 septembre {ndlc : 1977}), un rêve atroce sur une tête de poisson -- sûrement parce que dans le rêve, elle pouvait être muette -- tranchée avec une espèce de couperet, tranchée longuement, lentement -- dans le rêve ça durait des dizaines et des dizaines de minutes. Une main, qu'on ne voyait pas, s'élevait de l'obscurité sur la gauche et cognait cette tête muette -- posée sur une planche brune et lisse --, un coup après l'autre, sans jamais l'achever. Le sang giclait, on voyait les estafilades profondes causée par tous les coups précédents, chaque fois la tête sursautait, comme prise de désespoir et de douleur, mais aussi de cette espèce d'humilité, de résignation, de courage silencieux qu'on voit aux animaux maltraités et battus, elle happait l'air et regardait à nouveau, comme mue par un mince espoir, le monde alentour dont elle devait pourtant savoir, même dans la plus intense douleur, qu'il ne consistait, qu'il ne consisterait jamais plus en rien d'autre qu'en ces coups. Puis la main anonyme ressortait encore de la gauche et sabrait, coup après coup, après quoi elle se retirait dans l'ombre d'où elle ressortait toujours un peu plus tard. Ce n'était pas exactement un couperet, plutôt un vieux couteau à manche lourd (du genre de ceux qu'on se bricolait avec des baïonnettes après la Première Guerre mondiale). Je me raidissais à chaque coup et j'étais hanté par une phrase que je ne pouvais dire à personne dans le rêve : "Si c'était une hache, et non ce couteau, ce serait fini depuis longtemps ..." Cet après-midi, notant ce rêve, je ne peux me défaire de ma manie du déchiffrement. J'ai l'impression que c'était un rêve sur Dieu.




Toute une vie est extrait du journal que Jan Zábrana tint de 1948 à sa mort. Etabli et présenté de Patrick Ourednik et traduit par Marianne Canavaggio et Patrik Ouředník (lui-même auteur, entre autres, du mémorable Europeana, une brève histoire du XXe siècle chez Alia), cet extrait couvre les années postérieures à 1969.

"Contemporain spirituel" de Nadejda Mandelstam, opposant aussi irréductible que silencieux au régime tchèque qui brisa la vie de ses parents et la sienne, Zábrana est un observateur impitoyable des concessions auxquelles se livrent ses collègues (y compris ceux qui prirent part au Printemps de Prague au nom d'un "socialisme à visage humain" ; au milieu de cet uniforme et solide mépris, on est presque surpris de trouver une sorte d'absolution pour Nezval, sans doute en reconnaissance de l'œuvre accomplie avant guerre que les répétitives louanges à Gottwald ne parvinrent pas à ternir), un témoin indispensable de la "vie à l'Est", un nécessaire garde-fou contre l'Ostalgie.

Traducteur du russe et de l'anglais, il sait aussi dire superbement les choses ; quelques exemples :


... voir la lune boiter derrière le soleil comme la traduction française d'un poète russe.


Voznïessenski, Evtouchenko : deux fesses d'un même cul.


Aucun vers dans tout Iessénine, pas même son Homme noir renommé pour son caractère menaçant et son pessimisme, n'éveille en moi un tel sentiment de désespoir, de fin et de terme que le distique discret d'un discret poème, Le feuillage doré s'est tu : V sadu gorit'koster riabiny krasnoï / no nikovo nemojet on sogret' (*). Si je connais des vers renfermant (au moins à mes yeux) la résignation absolue, le désespoir et la fin de tout, ce sont bien ces deux-là.

(*) Un feu de sorbier rouge flambe au verger / mais qui pourrait-il réchauffer ?


Breton -- Eluard -- Kalandra. "J'ai suffisamment à faire avec les coupables qui n'ont pas avoué." Ainsi le poète bénit-il les meurtriers qui tabassaient leurs prisonniers, leur cassaient la mâchoire, les envoyaient sous les douches glacées dans les cachots de ciment ... Ne me sortez pas vos salades sur l'âme fragile de Paul Eluard. Son âme, roulée dans les excréments de la lâcheté, émet de l'ambre jusque de l'au-delà ...

{ndlc : sur Záviš Kalandra, voir cette notice bibliographique (l'auteur aurait toutefois pu nous épargner son commentaire final de cul-bénit).}


Et comme Zábrana est infiniment tchèque, son journal fourmille d'anecdotes d'une ironie mordante :


"Nous avons de l'alcool mais la chair est avariée". Ainsi traduisit l'ordinateur la phrase biblique "L'esprit est résolu mais la chair est faible" de l'anglais au russe.


Entendu dans une taverne de Podoli :
"Les gens volent au-dessus des étoiles et vous vous soûlez la gueule dans ce troquet minable !
- Et qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, fervente andouille !"

{ndlc : "fervente andouille" ... que tous ceux qui prennent part à des réunions de motivation et autres communications managériales retiennent ce terme ! Ils en auront l'usage ...}


Nous sommes tous des tchèques mais il vaut mieux le garder pour nous. Peut-être la phrase la plus géniale que Hasek ait écrite dans Chvéïk.

{ndlc : Hasek ? Hašek grrr ! Je veux bien que l'éditeur souhaite "faciliter la lecture" mais croit-il vraiment que c'est en supprimant tous les charmants petits barbelés qui rendent le tchèque immédiatement repérable ?}


On pourrait continuer ainsi à citer tout le livre. Allez le lire, 6.10€ aux éditions Alia !

Un compte-rendu du livre ici.