vendredi 12 mars 2010

Les places et les chances - Repenser la justice sociale -- François Dubet


Quand le monde marche sur la tête, il faut saluer ceux qui prennent encore la peine d'argumenter avec clarté pour qu'il retourne sur ses pieds. C'est le cas de François Dubet, dans ce petit livre qui vient de paraître au Seuil-La République des Idées.


Il existe aujourd'hui deux grandes conceptions de la justice sociale : l'égalité des places et l'égalité des chances. Leur ambition est identique : elles cherchent toutes les deux à réduire la tension fondamentale, dans les sociétés démocratiques, entre l'affirmation de l'égalité de tous les individus et les inégalités sociales issues des traditions et de la concurrence des intérêts à l'œuvre. Dans les deux cas, il s'agit de réduire certaines inégalités, afin de les rendre sinon justes, du moins acceptables. Et pourtant, ces deux conceptions diffèrent profondément et s'affrontent, bien que cet antagonisme soit souvent masqué par la générosité des principes qui les inspirent et par l'imprécision du vocabulaire qui les porte.
La première conception est centrée sur les places qui organisent la structure sociale, c'est-à-dire sur l'ensemble des positions occupées par les individus, que ceux-ci soient des femmes ou des hommes, des gens cultivés ou moins cultivés, des Blancs ou des Noirs, des jeunes ou des personnes âgées, etc. Cette représentation de la justice sociale vise à réduire les inégalités de revenus, de conditions de vie, d'accès aux services, de sécurité, qui sont associées aux différentes positions sociales occupées par des individus fort dissemblables en terme de qualification, d'âge, de talent, etc. L'égalité des places cherche donc à resserrer la structure des positions sociales, sans faire de la mobilité des individus une priorité. Pour le dire en un mot, il s'agit moins de promettre aux enfants d'ouvriers qu'ils auront autant de chances de devenir cadres que les enfants de cadres eux-mêmes, que de réduire l'écart des conditions entre les ouvriers et les cadres. (...).
La seconde conception de la justice, majoritaire aujourd'hui, est centrée sur l'égalité des chances : elle consiste à offrir à tous la possibilité d'occuper les meilleures places en fonction d'un principe méritocratique. Elle vise moins à réduire l'inégalité entre les différentes positions sociales qu'à lutter contre les discriminations qui perturberaient une compétition au terme de la quelle des individus égaux au départ occuperaient des places hiérarchisées. Dans ce cas, les inégalités sont justes puisque toutes les places sont ouvertes à tous. (...). Ici, l'idéal est celui d'une société dans laquelle chaque génération devrait être redistribuée équitablement dans toutes les positions sociales en fonction des projets et des mérites de chacun. (...).
Ces deux conceptions de la justice sociale sont excellentes : il y a toutes les raisons pour que nous souhaitions vivre dans une société qui soit relativement égalitaire et relativement méritocratique. (...).
Pourtant, le fait que nous voulions à la fois l'égalité des places et l'égalité des chances ne nous dispense pas de choisir un ordre de priorité.

(...

Le livre est concis mais fait une centaine de pages, tout de même !


Il est composé de cinq chapitres qui font successivement le procès de l'égalité des places puis celui de l'égalité des chances avant de conclure. Les deux modes d'égalité sont envisagés successivement sous l'angle des valeurs qui les sous-tendent puis sous l'angle de la structure sociale qu'ils engendrent.


...)


Dès que nous nous considérons comme fondamentalement libres et égaux, l'égalité des places n'a aucune supériorité normative ou philosophique sur l'égalité des chances. Dans l'horizon d'un monde parfaitement juste, il n'y aurait même aucune raison de distinguer ces deux modèles de justice. Mais, dans le monde tel qu'il est, la priorité donnée à l'égalité des places vient de ce qu'elle provoque moins d' "effets pervers" que sa concurrente et, surtout, qu'elle est la condition préalable à une égalité des chances plus aboutie. L'égalité des places accroît plus l'égalité des chances que bien des politiques visant directement cet objectif. Il faut défendre l'idée d'un "égalitarisme soutenable", de la plus grande égalité possible tant qu'elle reste fonctionnelle et qu'elle laisse place au mérite et aux chances, lesquelles demeurent une véritable exigence. L'égalité des places peut aussi être défendue au nom de la liberté personnelle si l'on conçoit le libéralisme comme le développement de l'autonomie individuelle. La redistribution n'est pas une politique vaine ou condamnée, dès lors que l'État-providence s'y prend mieux et choisit de resserrer l'espace des places plutôt que de protéger ceux qui en ont déjà une. En bref, il s'agit là d'un projet radicalement réformiste.
L'égalité des places me semble donc être un projet plus solide et plus généreux que l'égalité des chances. Elle est plus solide parce qu'elle induit un contrat social plus ouvert -- à condition d'y voir plus clair dans les politiques de revenus, de protections et de transferts sociaux. Les chances visent toujours à dire, à la fin, que l'on ne doit rien aux autres et que l'on est libre de toute dette. On oublie trop souvent que les chances individuelles bénéficient des investissements collectifs. La réussite de quelques-uns n'aurait pas été possible sans le capital collectif des équipements, de la culture et des institutions qui leur ont permis de faire fructifier leurs talents. La justice des places est plus généreuse parce qu'elle ne permet pas d'oublier ce que l'on doit aux autres ; elle rappelle que la production des vainqueurs n'exige pas le sacrifice des vaincus.


"Rompre le lien entre reconnaissance et rétribution" (Nancy Fraser ; voir, par exemple, sa contribution dans Pensées critiques-Dix itinéraires de la revue Mouvements 1998-2008 à La Découverte), "séparer les sphères de justice" (Michael Walzer), voila ce que permet le choix de l'égalité des places alors que l'égalité des chances conduit, dans une situation d'inégalité initiale trop importante des places, à la mise en œuvre d'une superposition illisible de dispositifs liant ces aspects, dispositifs qui ne bénéficient finalement qu'à ceux qui ont dès le départ et du fait de la place qu'ils occupent, la capacité d'en profiter. Voila l'enseignement que l'on retire de ce livre clairement argumenté ; de quoi éviter de lâcher la proie pour l'ombre, de se laisser hypnotiser par ces fluctuations que sont les réussites individuelles médiatisées (ha, trader, quel beau métier !) au détriment de l'analyse globale du système

On pourra ensuite s'associer ou non à certains autres aspects, secondaires, du livre et, en premier lieu, l'accent mis (maladroitement ?) sur la différence entre ceux qui ont jouissent d'une place (entendre ici un emploi) et ceux qui n'en jouissent pas. Non que cette différence soit mineure et qu'il faille se satisfaire de l'absence de représentation des chômeurs que le centrage de la vie publique sur l'emploi persiste à organiser mais on dirait que pour l'auteur, la question des autres différences entre les places (en gros, les différences entre ceux qui jouissent d'une place, plus ou moins bonne), et particulièrement celle de l'éclatement de l'échelle des revenus, pourrait être résolue par une "simple" politique de redistribution.

On peut rester sceptique sur ce point : l'éclatement sans précédent de l'échelle des revenus a amorcé une véritable mutation des comportements qui le nourrit en retour, ce que j'ai appelé la "transition néo-libérale". Resserrer la distribution des places (en y intégrant ,bien sûr, la place des "sans place") exigera d'aller bien au-delà de la simple redistribution : choisir de ne pas faire jouer à son avantage les différences qui nous distinguent des autres, simplement pour ne pas nourrir mécaniquement le processus de sériation global ... il faudrait commencer par là.
Dans des temps révolus où la répartition des revenus était bien moins étendue (sans être resserrée pour autant ; finalement, c'est peut être moins l'étendue de la distribution que sa continuité qu'il faudrait interroger), où votre semblable n'était pas votre concurrent mais une présence fraternelle et une assurance de soutien, on appelait cela solidarité, je crois.

Choisir de ne pas activer à son seul profit ses "avantages compétitifs" ... ou nourrir l'ordre existant et s'en satisfaire. Appelons cela"diverger" par rapport à la logique ambiante.


Un autre compte-rendu plus centré sur le rôle du système éducatif.




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