vendredi 19 février 2010

Nécropolitique -- Achille Mbembe


Excellent article d'Achille Mbembe paru en 2006 dans Raisons politiques, n° 21, p. 29-60.

"Dans cet essai, j’ai avancé que les formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort (politique de la mort) reconfigurent profondément les relations entre résistance, sacrifice et terreur. J’ai tenté de démontrer que la notion de bio-pouvoir est insuffisante pour rendre compte des formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort. En outre, j’ai avancé les notions de politique de la mort et de pouvoir de la mort, pour rendre compte des divers moyens par lesquels, dans notre monde contemporain, les armes sont déployées dans le but d’une destruction maximum des personnes et de la création de mondes de mort, formes uniques et nouvelles d’existence sociale, dans lesquelles de nombreuses populations sont soumises à des conditions d’existence leur conférant le statut de morts-vivants. L’essai a également souligné quelques-unes des topographies refoulées de la cruauté (plantation et colonie en particulier) ; il a suggéré que le pouvoir de la mort brouille les frontières entre résistance et suicide, sacrifice et rédemption, martyr et liberté."

Article complet disponible en ligne.



D'Achille Mbembe, on peut lire aussi cet entretien à Mouvements de 2007, dont est extrait ce savoureux passage sur l'identité nationale française :


"Vous analysez cette question de la sexualité en vous référant également à la situation africaine anté-coloniale. Mais que pensez-vous de ce rapport entre sexualité, génitalité phallique et pouvoir dans les sociétés européennes contemporaines – je pense à la France par exemple ?

Vous le dites vous-mêmes, et je viens de faire allusion à nos démocraties. Lorsque, s’agissant de la France, Nicolas Sarkozy érige le devoir d’amour de la patrie en table de la loi (La France, vous l’aimez ou vous la quittez), que veut-il donc ? Cet amour – comment s’exprime-t-il sinon par une vérification et une démonstration des avoirs virils ? Récemment encore, l’ex-Premier ministre, M. Villepin, ne parlait-il pas de son pays comme d’une femme consumée par le besoin d’être enfourchée ? Pourquoi, suivant en cela M. Le Pen, le même Nicolas s’est-il efforcé d’exciter aussi brutalement cette zone érogène qu’est le racisme s’il n’était apeuré par le fantasme d’ablation ? La surenchère à propos de « La Marseillaise », de l’immigration et de l’identité nationale - quel souci prioritaire cache-t-elle sinon la hâte des politiciens à faire la preuve qu’ils « en ont » ?

Par ailleurs, n’est-il pas révélateur que Ségolène Royal ait passé le plus clair de sa campagne électorale, soit à tenter de « voler » un morceau de sa virilité à M. Sarkozy, soit à exploiter son statut de mère de famille prête à allaiter son nourrisson, la nation toute entière ? Ces pulsions sexuelles ont donc toujours été là. Et à présent que les femmes vont à la conquête du pouvoir d’État, il faudra de plus en plus compter sur ces fantasmes où se relient les seins purs de la Vierge lactante et le pénis « suçoteur ».

Puisque nous y sommes, pourquoi ne pas prendre le risque de la généralisation ? Je dirais qu’une grande partie de l’imaginaire culturel et de la culture politique de la France repose sur une configuration psychique originelle : le pouvoir de « consommation » des femmes et le fantasme des liquidités partagées. On le voit bien y compris au niveau des symboles de la nation. Dans la silhouette de Marianne, ce n’est pas seulement la beauté et la féminité qui sont données à admirer. C’est aussi la valeur phallique et narcissique du sein qui est littéralement exposée.

Voici, en effet, une culture qui, historiquement, a toujours attribué au « père » le statut de premier « planteur » (pouvoir d’engendrement et de fécondation). C’est également une culture qui a toujours été hantée par la figure du père incestueux habité par le désir de consommer sa pucelle ou son garçon, ou d’annexer ses filles à son propre corps, dans le but de s’en servir comme complément à la stature défaillante de l’homme, comme le montre bien l’épopée de Jeanne d’Arc.

Plus que toute autre démocratie moderne, la France a « stylisé » au plus haut point la référence phallique et l’investissement dans la féminité et la maternité, situant du même coup la jouissance sexuelle dans le sillage d’une politique séculière du ravissement. C’est la raison pour laquelle le politique en France a toujours été, quelque part, une manière de confrontation furtive avec, et d’adoration de ce qu’il nous faut appeler la statue."



C'est à Achille Mbembe qu'on devait aussi une des réponses les plus cinglantes au "discours de Dakar", réponse dont voici la conclusion :

"Depuis Fanon, nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; que « l’âme nègre » est une invention de blanc ; que le nègre n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.

Aujourd’hui, y compris parmi les Africains francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée et qui sont séduits par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépend pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Les Africains se sauveront eux-mêmes ou ils périront.

Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine, certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir un monde commun.

Si donc la France veut jouer un rôle positif dans l’avènement de ce monde commun, il faut qu’elle renonce à ses préjugés. Il faut que ses nouvelles élites opèrent le difficile travail intellectuel sans lequel les proclamations politiciennes d’amitié n’auront aucun sens. On ne peut pas, comme à Dakar, parler à l’ami sans s’adresser à lui. Etre capable d’amitié, c’est, comme le soulignait Jacques Derrida, savoir honorer en son ami l’ennemi qu’il peut être.

Aujourd’hui, le prisme culturel et intellectuel à partir duquel les nouvelles élites dirigeantes françaises regardent l’Afrique, la jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient un signe de liberté parce que coextensifs à des rapports de justice et de respect. Pour l’heure, et s’agissant de l’Afrique, il manque tout simplement à la France le crédit moral qui lui permettrait de parler avec certitude et autorité.

Voilà pourquoi le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar ne sera, ni écouté, encore moins pris au sérieux par ceux à qui il était supposé s’adresser."


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