jeudi 28 janvier 2010

Le mal des fantômes -- Benjamin Fondane (1898 - 1944)


C'est toute la douleur du monde
qui est venue s'asseoir à ma table
-- et pouvais-je lui dire : Non ?

Je m'étais fait si petit,
une petite chenille, et j'ai éteint la lampe
-- mais pouvais-je savoir qu'elle mûrissait dedans
et pouvais-je m'empêcher qu'elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes ?

J'ai dit à la douleur du monde
qui s'est couchée sous mon ventre :
N'ai-je pas assez de la mienne ?

Vois : j'ai ma propre soif !
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m'est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler ...

D'un bond je lui tournai le dos --
mais elle était déjà dans mon songe.
-- Est-ce mon sang qu'elle voulait ?

J'ai dit à la douleur du monde :
-- C'est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t'en allant ...

-- Mais à ma place, dites, l'auriez-vous oubliée ?

(1944)



Le poète et son ombre (x)

Un œil s'était ouvert
soudain dans l'angoisse des hommes,
ils marchaient dans la boue et le vent
d'aucuns naviguaient sur la mer
et d'autres labouraient le sable,
plus près tout à coup de leur sang
ce fleuve d'un monde ancien.

(in Titanic, 1937)



"De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n'a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même, y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone. Mais c'est parce qu'il est avant tout le poète qu'il est , avec ses folies et ses fantaisies de langage, qu'il est aussi, dans ses essais, le seul et même sujet d'une pensée du poème. Contre les dualismes de la philosophie, il est dans le continu de la vie à partir du poème et du poème à partir de la vie. Par là, il est présent." écrit Henri Meschonnic dans son introduction.



Le mal des fantômes, l'œuvre poétique "complète"(*) de Benjamin Fondane est disponible aux éditions Verdier.


(*) comment parler de "complétude" pour un poète dont la trajectoire, partie en 1898 de Iaşi (au nord-est de la Roumanie, aujourd'hui à la frontière moldave ; Jassy en allemand, Jászvásár en hongrois) se fixe sur Paris dès 1923 et se brise sur Drancy (et la servile diligence de la police française) et Auschwitz en 1944 ?



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