jeudi 21 janvier 2010

La soif du gain -- Michael Walzer


Trois brefs essais qui permettent de se familiariser avec Michael Walzer. Le troisième, "Exclusion, injustice et état démocratique", paru dans Dissent en 1993 me semble le plus intéressant.

On est là sans doute à l'autre bout du spectre des "pensées critiques" par rapport à Badiou ; ici, pas de radicalisme ni de fidélité au maoïsme, pas d'impressionnantes abstractions mais une opposition têtue aux tenants civilisés du libéralisme, John Rawls en tête, opposition ancrée dans le refus du mythe de l'individu rationnel qui sous information parfaite serait capable de se déterminer par une simple procédure d'optimisation.

Rappelons que l'optimisation multi-critère est "dure" et que par conséquent, une hypothèse sous-jacente au mythe du "calculateur impartial", qui n'avait échappé ni Bentham ni à Mill, c'est que toutes choses doivent être convertibles vers une échelle commune : ce gâteau que je ne mange pas parce que j'écris maintenant au lieu de rentrer chez moi et de lire ... toutes ces choses se doivent d'être convertibles sur une échelle commune pour que je puisse rationnellement prendre ma décision. Ce que Bentham appellera l' "algèbre des passions" ("felicific calculus"). Le moins que l'on puisse dire est que l'hypothèse est osée. Elle est pourtant essentielle, bien plus que la complétude de l'information pour laquelle on peut toujours produire des approximations d'information plus ou moins incomplète.

Supposons que j'ai à résoudre un problème et qu'en fonction du temps que j'y passe, la solution sera d'autant meilleure. On ne peut pas comparer une excellente solution obtenue en un an à une solution moyenne obtenue en une semaine, ni à une solution médiocre obtenue en une heure, à moins d'être capable de ramener le temps passé et la qualité de la solution à une même unité. Admettons que ce soit impossible ; donc, non, admettons qu'en l'occurrence, le temps, ce n'est pas de l'argent, et la qualité, ce n'est pas de l'argent non plus !

Je peux encore dire que deux solutions de même qualité peuvent être comparées : celle obtenue le plus rapidement est la meilleure ; de même, deux solutions obtenues dans le même temps peuvent aussi être comparées en terme de qualité. On trouve donc deux classes de solutions, les solutions "dominées" (il existe, soit une meilleure solution obtenue dans le même temps, soit une solution de même qualité obtenue plus rapidement) et des solutions "optimales au sens de Pareto" qui ne sont pas dominées (on peut faire mieux mais il faut plus de temps ; on peut faire plus vite mais la qualité se dégrade). Il n'existe pas de choix "objectif" entre solutions optimales au sens de Pareto : ce choix dépend de paramètres extérieurs au problème d'optimisation. Ainsi, s'il existe des ordres incommensurables entre eux, il est naturel de supposer que des individus différents se situeront différemment sur la surface optimale de Pareto associée au problème multicritère. Il n'est en tout cas pas naturel de supposer qu'ils situeront tous leur optimum au même endroit, à moins de supposer quelque facteur extérieur (dieu ou quelque nature humaine) qui viendra alors subsumer le problème d'optimisation posé et anéantir la puissance critique du libéralisme (doctrine négative s'il en est et d'une rare puissance ! Il n'est pas question ici de réduire des géants comme Bentham, Mill, Smith ou Rawls à un quelconque Lloyd Blankfein).


Ceci admis, à savoir qu'il n'existe pas forcément d'échelle unique permettant de comparer entre eux tous les "biens", on doit admettre la co-existence légitime de différentes formes de "biens", ce que Walzer appelle les "sphères de justice" régies par des systèmes d'équivalence qui leur sont propres, qui sont incomparables entre elles et qu'une "société bonne" se doit précisément de laisser autonomes les unes par rapport aux autres : une "société bonne" se doit d'empêcher que la prédominance dans une shère permette indirectement d'obtenir une prédominance dans les autres (ce qui revient à subordonner les autres sphères à la métrique de la première).

L'idée hérisse ceux qui y voient trop rapidement un abandon coupable au relativisme béat. La position est bien plus complexe car la "société bonne" ne saurait voir une sphère prendre le pas sur les autres. Le point crucial est que la "société bonne" est effectivement définie par son "système de valeurs" au sens propre, à savoir comment cette société, en tant que "système", assure que les diverses "valeurs" incommensurables sont laissées autonomes en son sein (c'est plus le mot "système" qui est important que le mot "valeurs", à ceci près que le pluriel est essentiel), et non par son "système de valeur(s)" au sens usuel qui n'est qu'un prétentieux synonyme pour "système de valuation", que nos sociétés ont prosaïquement aplati en "combien ça coûte ?".

On est là presque à égale distance de Rawls et de Badiou !



(aux Carnets de l'Herne, traduit par M. Denneby, E. Dupont et L. Thévenot ; 2010)



Voir aussi ici.




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