dimanche 31 janvier 2010

Après la tragédie, la farce - Comment l'histoire se répète -- Slavoj Žižek


Pourquoi le capitalisme libéral n'est-il pas tombé ? A cette question, Castoriadis apportait une réponse lapidaire : "parce qu'il fournit la marchandise et qu'en dépit de toutes vos dénégations, vous n'attendez que cela !". Comme l'indique son titre, Žižek part dans une direction opposée , reprenant l'analyse de Marx sur la chute des monarchies d'Europe centrale qui ne croyaient plus elles-mêmes en leur propre doctrine ; le capitalisme libéral est déjà tombé, deux fois avec les attentats du 11 Septembre et la crise financière.
Du moins la croyance en son noyau utopique (qu'illustre la fameuse "fin de l'histoire", prophétisée à la chute du mur de Berlin par Francis Fukuyama) s'est-elle évanouie : le capitalisme libéral est "nu" mais comme le roi du conte d'Andersen, aussi nu soit-il, il est toujours le roi et le restera tant que nous n'alignerons pas nos actes avec nos croyances, ici, en l'occurrence, la fin de la croyance dans l'efficacité du marché mondialisé à apporter paix, prospérité et démocratie à la planète.

Le capitalisme libéral est tombé dans les têtes ; finalement, il n'est que de voir le mépris très généralement partagé pour un Kerviel : ce n'était donc que cela un "trader" ? Rien que ce petit tas d'égoïsme auto-satisfait ? Il est évident qu'on a assisté à une mise à nu de la coulisse qui a révélé et dessillé bien plus que nous ne le mesurons encore aujourd'hui.
Il n'est pas tombé dans les faits et se survit à lui-même comme les régimes du socialisme réel ont pu bien longtemps survivre à l'évidence de leur nécrose. Et ce parallèle n'est pas pour réjouir : mortes dans les têtes, les idéologies au pouvoir n'ont plus d'autres solutions que le mensonge et la violence pour se maintenir où elles sont.
Et puis, tomber, soit, et Žižek est plutôt convaincant sur le fait que cette chute est derrière nous, mais pour laisser advenir quoi ? Comme souvent, Žižek ne s'encombre pas de détails (ni de vains rêves sur un retour à un état "pré-mondialisation" : comme Bauman, il insiste sur le fait que la mondialisation est un fait et qu'elle est derrière nous) et brosse brutalement un tableau simplifié : le socialisme autoritaire conjugué au marché (la "voie chinoise", en quelque sorte, le divorce définitif du marché et de la démocratie, l'abandon du libéralisme "négatif" qui fut une puissance émancipatrice face aux absolutismes religieux ou temporels) d'un côté, l' "hypothèse communiste" de l'autre. Sa discussion des périls écologiques, biogénétiques et de la plausibilité d'une solution autoritaire efficace à ces problèmes rappelle celle d'André Gorz sur le péril "techno-fasciste" à l'horizon de la crise écologique.

La "bifurcation" n'est donc pas au niveau de ces problèmes mais se trouve dans le traitement de la ségrégation croissante entre "inclus" et "exclus", ségrégation que les solutions autoritaires ne pourront que renforcer (là, Žižek est proche de Bauman, comme d'ailleurs dans ses discussions sur la notion d'identité). Retrouvant là Rancière ou Badiou (que Žižek cite abondamment), c'est d'abord du côté des "sans part" que Žižek semble situer ses raisons d'espérer.
Mais Žižek reste méfiant : la revendication centrale des "exclus", c'est l' "inclusion", pas la mise à bas du système qu'ils ont cherché à rejoindre souvent au péril de leur vie. Pas d'espoir ou d'illusion dans une pureté révolutionnaire des "sans part" ... Žižek n'est pas un rêveur, c'est ici un déconstructeur redoutablement efficace.
Et, l'espoir du grand soir des "sans part" mis à bas (non sans avoir au passage remarqué que seule l' "inclusion" des "sans part" leur permettra d'accéder à une organisation politique efficace), que reste-t-il ? En d'autres termes, où est passé le "prolétariat" ? Et Žižek de rappeler, en reprenant certaines thèses de Negri, qu'à l'ère de l'économie de la connaissance et de la mise en réseau, ce prolétariat est plus divers qu'on ne le pense : bien sûr, les "sans part" en font partie, avec leurs identités régressives (mais protectrices) ou marginales et agressives, tout comme les débris des classes moyennes à la dérive, soumises au chantage à l'emploi et à la flexibilité ("il faut être réaliste", n'est-ce pas ?), avec leurs identités "traditionnelles", elles aussi régressives et protectrices mais violemment opposées à celles des "sans part" ; Žižek y rajoute fort opportunément les soutiers de l'économie de la connaissance et cela ne sera pas sans réjouir les lecteurs de Gilles Châtelet que de voir Žižek reprendre (sans citer "Vivre et penser comme des porcs" mais l'a-t-il lu ?) les thèmes que Châtelet résumait de façon lapidaire par la formule "neurones sur pied". Ces passages sont parmi les plus intéressants du livre, remettant à leur juste place les Cyber-Gédéons et Turbo-Bécassines que leurs identités mouvantes, valorisantes et si simplement disponibles aux étalages du grand marché mondial des identités aveuglent quant à leur rôle réel dans l'économie de la connaissance (*).


Un prolétariat éclaté en trois ensembles mutuellement antagonistes, dont les antagonismes sont compris ; c'est en quelque sorte le début d'un programme politique, même si ce n'est guère le terrain de prédilection de Žižek ! Et d'ailleurs, il n'y passe guère de temps, revenant à la charge contre Negri pour indiquer (dans un mouvement presque fasciné qui me rappelle paradoxalement Foucault) que ce n'est sans doute pas du côté des activités en réseau des multitudes que se trouve l'espoir de "déborder" le capitalisme, ces activités étant en dernier recours canalisées par des niveaux supérieurs : Facebook permet des formes d'organisation plus souples, certes, mais permet aussi des formes de traçage de l'activité numérique toujours plus efficaces, détourne les productions des utilisateurs pour son propre bénéfice (au point d'avoir même ingénument proposé que tout contenu mis en ligne sur FB devienne ipso facto un contenu appartenant à FB !), le tout bien sûr enrobé d'une rhétorique lénifiante aux accents de prêche "Don't be evil" (Google) .


Recommandé ! Aux éditions Flammarion.


(*) Après tout, allez convaincre un chercheur à France Télécom que la façon dont on le traite actuellement n'est pas une anomalie mais la règle à venir et qu'il n'est rien d'autre que ce malheureux "neurone sur pied" taillable et corvéable à merci, jettable après usage ; l'élevage du neurone sur pied est une activité mondialisée florissante ! Non, vous ne le convaincrez pas, il est "cadre", pas du vulgum pecus, non, "cadre". Vous ne le convaincrez pas, non, du moins pas encore ...


Si vous voulez rigoler, allez lire le débat entre BHL et Žižek. Encore moins intéressant que celui entre Finkielkraut et Badiou mais entendre BHL prétendre se préoccuper de la question sociale est quand même un grand moment de rigolade ...



Bruno Levy pour le N. O.





Et si vous voulez entendre Žižek, allez plutôt écouter Zlavoj Zizek / Colloque Puissances du communisme .


jeudi 28 janvier 2010

Le mal des fantômes -- Benjamin Fondane (1898 - 1944)


C'est toute la douleur du monde
qui est venue s'asseoir à ma table
-- et pouvais-je lui dire : Non ?

Je m'étais fait si petit,
une petite chenille, et j'ai éteint la lampe
-- mais pouvais-je savoir qu'elle mûrissait dedans
et pouvais-je m'empêcher qu'elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes ?

J'ai dit à la douleur du monde
qui s'est couchée sous mon ventre :
N'ai-je pas assez de la mienne ?

Vois : j'ai ma propre soif !
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m'est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler ...

D'un bond je lui tournai le dos --
mais elle était déjà dans mon songe.
-- Est-ce mon sang qu'elle voulait ?

J'ai dit à la douleur du monde :
-- C'est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t'en allant ...

-- Mais à ma place, dites, l'auriez-vous oubliée ?

(1944)



Le poète et son ombre (x)

Un œil s'était ouvert
soudain dans l'angoisse des hommes,
ils marchaient dans la boue et le vent
d'aucuns naviguaient sur la mer
et d'autres labouraient le sable,
plus près tout à coup de leur sang
ce fleuve d'un monde ancien.

(in Titanic, 1937)



"De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n'a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même, y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone. Mais c'est parce qu'il est avant tout le poète qu'il est , avec ses folies et ses fantaisies de langage, qu'il est aussi, dans ses essais, le seul et même sujet d'une pensée du poème. Contre les dualismes de la philosophie, il est dans le continu de la vie à partir du poème et du poème à partir de la vie. Par là, il est présent." écrit Henri Meschonnic dans son introduction.



Le mal des fantômes, l'œuvre poétique "complète"(*) de Benjamin Fondane est disponible aux éditions Verdier.


(*) comment parler de "complétude" pour un poète dont la trajectoire, partie en 1898 de Iaşi (au nord-est de la Roumanie, aujourd'hui à la frontière moldave ; Jassy en allemand, Jászvásár en hongrois) se fixe sur Paris dès 1923 et se brise sur Drancy (et la servile diligence de la police française) et Auschwitz en 1944 ?



mercredi 27 janvier 2010

Mantis - Panta rhei - Facile pour Cécile -- Jacques Diennet



Une perle de la discographie hat ART ! Sortie en 1987 (hat ART 2035), apparemment pas ré-éditée depuis.

Pourtant, "Facile pour Cécile" est une des pièces de Jacques Diennet que je préfère. Inoubliable, la voix de Martine Pisani qui avance comme à tâtons dans le texte de Christian Tarting :

C'était, oui, exactement comme une petite lueur cette manière d'avancer, une timidité qui se rangeait derrière ses bras bien serrés puisque la nuit depuis longtemps était là, qu'il fallait se taire, ne réveiller personne, marcher lentement telle une sorte d'illumination fragile de ses propres paroles,

des mots rentrés qu'elle se répétait dans la tête, chantés psalmodiés, rien ne valant une comptine pour écarter la peur.

Rengaine fragile, des bouts du monde, d'une autre couleur, de ces gestes toujours un peu étonnants dans leur ampleur et leur acidité ; on y revenait, les polissait,

lentement dans la tête, on s'en moquait gentiment dans le fil de la ritournelle, les répétitions appuyées, les tendres variations des accents et cette certitude de ne jamais leur appartenir, de savoir toujours mettre son corps légèrement de côté, ou le replier sur lui-même,

on aimait bien ça oui, pensait qu'on pouvait s'y réfugier comme dans une coquille, le corps dans le corps, un miroir infiniment multiplié qui renverrait à l'envi l'écho des rengaines, les mots en lettres rouges contre la glace, les mots que l'on aurait suffisamment triturés pour que la peur s'efface.

Aujourd'hui, dans ces moments où l'aujourd'hui n'est plus vraiment là pour vous rassurer, bascule dans quelque chose d'encore inconnu, où la chambre est presque inquiétante tout à coup, dans un silence qu'il ne faut pas rompre, une nappe froide qui renverse tout, porte le regard vers une autre tonalité, avec le goût provocant de la curiosité,

-- c'était juste avant, on n'avait pas encore quitté le lit et l'idée de ce silence comme un ordre à respecter, ce n'était certainement pas ce qui pouvait vous convaincre de vous rendormir, vous replonger dans ce cocon que vous n'aviez pas choisi, qu'on essayait bien trop tôt dans la soirée de vous faire passer pour le meilleur des mondes --,

aujourd'hui on avait fait les premiers pas, étouffé les menus regrets qui pouvaient déborder les draps, on avait tâtonné devant soi pour déchirer les premières obscurités, se moquant prestement de ce qui revenait, les conseils les paroles doucereuses et ce qui s'y cachait, de ce que l'on comprenait parfaitement, cette fine perversion de l'ordre derrière le sourire.

On avance un peu et poser doucement le pied, attention farouche, cœur emballé, c'est se trouver, visage au coin de l'ombre.

A ce moment, vous pourriez même en venir à un début de mémoire, souvenirs de bruits dans un petit corps, où aller où ne pas se poser, vous êtes cette douce infiltration qui soupire,

mord le calme parlant pour un calme sans lourdeur, sans la terreur du sommeil.

Tout ceci, tout ceci serait facile, se dit-elle. Grandir c'est en quelque sorte ne jamais quitter son lit -- sans qu'on vous y invite, en tous cas. Et cette tristesse de grandir finit toujours dans des lits plus ou moins blancs, des chambres plus ou moins bien tenues.

Tout ceci serait facile, et en échange d'un sourire consentant, d'une grâce lancée à point nommé, on pourrait ouvrir chaque nuit la scène du couloir, nouer les complicités décisives.

Elle franchit donc cet espace, lisse le non-dit, son souffle est une mince vitre qui se casse, tous les bouts de respiration picotant la peau comme le danger même, ou le désir.

Le mur dans sa tête réfléchirait des images multi-colores ; il suffirait de fermer les yeux à peine plus et délicieusement se perdre dans le noir délicat que les doigts hésitent à prononcer contre le mur, l'épaisseur amicale des meubles.

Ormai non lascerò più la notte stringermi : ce début de monde, le coup de cœur de la porte entrebâillée, je ne pourrai l'oublier. Cette nuit, rêveuse définitive, je suis petite pour toujours.



Autour de Martine Pisani, Gérard Siracusa au marimba, Danièle Robert au piano et Jacques Diennet au synclavier II ; quinze minutes d'émotion pure dédiées à Raymond Queneau et Jon Appleton (un des "pères" du synclavier).

(texte de Christian Tarting publié aux éditions Lettre de casse, 1986)


mardi 26 janvier 2010

Elisa Biagini


Il buio secca
le gocce al tuo
respiro:

tutto
il tondo del
mondo è qui

nel letto, quel
piatto di
parole evaporate.



© 2007, Elisa Biagini
From: Cappuccio Rosso
Publisher: Einaudi




The darkness dries up
the drops of your
breath:

all
the round, fullness of the
world is here

in the bed, that
plateful of
evaporated words.



© Translation: 2006, Elisa Biagini


lundi 25 janvier 2010

Actualités du spectacle


Le référencement automatique de Google News reste d'une rare (im)pertinence :



Persiste et signe !






Poésie polonaise contemporaine -- Jacques Donguy et Michel Maslowski


Quelques extraits de cette anthologie parue en 1983 au Castor Astral (collection Voix off).

Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.

Zbigniew Herbert




Stanisław Barańczak





Ewa Lipska





Wisława Szymborska






"Le camp de la faim sous Jasło", c'est le camp de Szebnie, tapi dans l'ombre de ses voisins plus sinistres encore s'il est possible, Oświęcim/Auschwitz et Bełżec/Belzec. On reconnait bien la griffe de Szymborska, cet ancrage dans le réel aussi têtu que discret (un simple nom de lieu dans le titre et tout est dit : le poème est comme fiché dans le réel) et cet élan irrésistible vers l'universel, en raison même cet ancrage qui "fait signe".

Identité - Zygmunt Bauman


Excellente introduction à l'œuvre de Zygmunt Bauman que ce bref livre d'entretien avec Benedetto Vecchi (rédacteur en chef de Il Manifesto). La description qu'il y donne de l'état du monde est remarquablement lucide. On a pu lui reprocher de ne pas apporter grand-chose de nouveau : la "post-modernité" nous ayant enterrés sous un amas conceptuel informe autant qu'improbable, fait de tout et de son contraire, c'est moins la nouveauté qui fait la valeur d'une description du monde que la mise en perspective et l'articulation de différentes facettes (souvent précédemment décrites).

Bauman est un maître dans cet exercice.

Il rappelle que l' "identité nationale" fut une construction volontariste et contraignante venue se superposer aux identités locales qui n'étaient pas contraignantes en tant que telles, l'enracinement local étant perçu comme une donnée "naturelle" plus que comme une contrainte : la mobilité des individus est une chose nouvelle à l'échelle des mentalités collectives et, au début du XIXéme, il fallait à peu près le même temps pour aller de Paris à Rome que sous l'empire romain. L'exemple des "autochtones" du recensement polonais d'avant la seconde guerre mondiale en donne une illustration : il fallut créer cette catégorie pour ceux qui étaient incapables de se situer en termes de "nationalité". Histoire drôlatique qui nous rappelle qu'un temps fut, les frontières pouvaient se mouvoir sans entrainer les peuples avec elles et, la paix revenue, sans les inquiéter outre mesure.

Cette contrainte qu'impose l'Etat-nation, cette ligne de séparation entre eux et nous, ligne dont il nous est demandé de donner quotidiennement des gages de respect (cette fameuse "identité nationale"), n'a de sens que si cette ligne de partage a des vertus protectrices. Ces vertus se sont simplement évaporées avec le renoncement de l'Etat à sa mission économique au profit des marchés internationaux et le "couple Etat-nation a perdu de son ardeur et se dirige, lentement mais sûrement, vers une séparation de corps."

Il assume sans hésiter la totalité de son parcours et rappelle sèchement que pour ne pas être de simples fétiches, les divers attributs de la "république" qui font aujourd'hui tant couler d'encre ne peuvent pas être dissociés des conditions matérielles de leur emploi, que le délitement de l'État-social est d'abord le résultat d'un choix volontaire et conscient d'une "majorité satisfaite" (reprenant ici le terme et l'analyse de Kenneth Galbraith), et non d'une minorité privilégiée, de réduire la solidarité à des prestations à la fois insuffisantes et stigmatisantes et, enfin, que le problème de l'identité aujourd'hui est moins l'auto-définition et la stratégie individuelle que la différence (totalement refoulée par la majorité satisfaite) entre ceux pour qui, en effet, l'identité est un problème de choix et ceux pour qui l'identité est une contrainte imposée.

Quand il aborde ces sujets, Bauman, qui s'exprime toujours avec beaucoup de calme voire de douceur, est d'une noirceur assez rare :




Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.

(entretien avec Benedetto Vecchi traduit par Myriam Dennehy; Carnets de l'Herne, 2010)

En introduction à cette introduction, on peut aussi lire cette interview à Rzeczpospolita (traduite en anglais) The unwinnable war.


jeudi 21 janvier 2010

La soif du gain -- Michael Walzer


Trois brefs essais qui permettent de se familiariser avec Michael Walzer. Le troisième, "Exclusion, injustice et état démocratique", paru dans Dissent en 1993 me semble le plus intéressant.

On est là sans doute à l'autre bout du spectre des "pensées critiques" par rapport à Badiou ; ici, pas de radicalisme ni de fidélité au maoïsme, pas d'impressionnantes abstractions mais une opposition têtue aux tenants civilisés du libéralisme, John Rawls en tête, opposition ancrée dans le refus du mythe de l'individu rationnel qui sous information parfaite serait capable de se déterminer par une simple procédure d'optimisation.

Rappelons que l'optimisation multi-critère est "dure" et que par conséquent, une hypothèse sous-jacente au mythe du "calculateur impartial", qui n'avait échappé ni Bentham ni à Mill, c'est que toutes choses doivent être convertibles vers une échelle commune : ce gâteau que je ne mange pas parce que j'écris maintenant au lieu de rentrer chez moi et de lire ... toutes ces choses se doivent d'être convertibles sur une échelle commune pour que je puisse rationnellement prendre ma décision. Ce que Bentham appellera l' "algèbre des passions" ("felicific calculus"). Le moins que l'on puisse dire est que l'hypothèse est osée. Elle est pourtant essentielle, bien plus que la complétude de l'information pour laquelle on peut toujours produire des approximations d'information plus ou moins incomplète.

Supposons que j'ai à résoudre un problème et qu'en fonction du temps que j'y passe, la solution sera d'autant meilleure. On ne peut pas comparer une excellente solution obtenue en un an à une solution moyenne obtenue en une semaine, ni à une solution médiocre obtenue en une heure, à moins d'être capable de ramener le temps passé et la qualité de la solution à une même unité. Admettons que ce soit impossible ; donc, non, admettons qu'en l'occurrence, le temps, ce n'est pas de l'argent, et la qualité, ce n'est pas de l'argent non plus !

Je peux encore dire que deux solutions de même qualité peuvent être comparées : celle obtenue le plus rapidement est la meilleure ; de même, deux solutions obtenues dans le même temps peuvent aussi être comparées en terme de qualité. On trouve donc deux classes de solutions, les solutions "dominées" (il existe, soit une meilleure solution obtenue dans le même temps, soit une solution de même qualité obtenue plus rapidement) et des solutions "optimales au sens de Pareto" qui ne sont pas dominées (on peut faire mieux mais il faut plus de temps ; on peut faire plus vite mais la qualité se dégrade). Il n'existe pas de choix "objectif" entre solutions optimales au sens de Pareto : ce choix dépend de paramètres extérieurs au problème d'optimisation. Ainsi, s'il existe des ordres incommensurables entre eux, il est naturel de supposer que des individus différents se situeront différemment sur la surface optimale de Pareto associée au problème multicritère. Il n'est en tout cas pas naturel de supposer qu'ils situeront tous leur optimum au même endroit, à moins de supposer quelque facteur extérieur (dieu ou quelque nature humaine) qui viendra alors subsumer le problème d'optimisation posé et anéantir la puissance critique du libéralisme (doctrine négative s'il en est et d'une rare puissance ! Il n'est pas question ici de réduire des géants comme Bentham, Mill, Smith ou Rawls à un quelconque Lloyd Blankfein).


Ceci admis, à savoir qu'il n'existe pas forcément d'échelle unique permettant de comparer entre eux tous les "biens", on doit admettre la co-existence légitime de différentes formes de "biens", ce que Walzer appelle les "sphères de justice" régies par des systèmes d'équivalence qui leur sont propres, qui sont incomparables entre elles et qu'une "société bonne" se doit précisément de laisser autonomes les unes par rapport aux autres : une "société bonne" se doit d'empêcher que la prédominance dans une shère permette indirectement d'obtenir une prédominance dans les autres (ce qui revient à subordonner les autres sphères à la métrique de la première).

L'idée hérisse ceux qui y voient trop rapidement un abandon coupable au relativisme béat. La position est bien plus complexe car la "société bonne" ne saurait voir une sphère prendre le pas sur les autres. Le point crucial est que la "société bonne" est effectivement définie par son "système de valeurs" au sens propre, à savoir comment cette société, en tant que "système", assure que les diverses "valeurs" incommensurables sont laissées autonomes en son sein (c'est plus le mot "système" qui est important que le mot "valeurs", à ceci près que le pluriel est essentiel), et non par son "système de valeur(s)" au sens usuel qui n'est qu'un prétentieux synonyme pour "système de valuation", que nos sociétés ont prosaïquement aplati en "combien ça coûte ?".

On est là presque à égale distance de Rawls et de Badiou !



(aux Carnets de l'Herne, traduit par M. Denneby, E. Dupont et L. Thévenot ; 2010)



Voir aussi ici.




dimanche 17 janvier 2010

Dennis Brutus (1924 - 2009)


Les hommages au militant qu'il fut jusqu'au bout ont trop souvent laissé de côté l'immense poète :

Take out the poetry and fire
or watch it ember out of sight,
sanity reassembles its ash
the moon relinquishes the night.

But here and here remain the scalds
a sudden turn or breath may ache,
and I walk soft on cindered pasts
for thought or hope (what else?) can break.


Dennis Brutus, 1963

in Poetry & Protest: A Dennis Brutus Reader (Haymarket Books)


samedi 16 janvier 2010

Nous sommes tous des Islandais


Repris de Newropeans Magazine

Chers amis d’Islande,

Laissez nous partager avec vous nos réactions de Newropeans à votre combat actuel contre le chantage éhonté exercé par les gouvernements britannique et néerlandais concernant les dettes des banques islandaises en faillite.

En procédant de la sorte, ces deux gouvernements tentent de faire s’affronter contribuables islandais et épargnants britanniques et néerlandais afin de cacher les vraies responsabilités qui reposent sur les gouvernements eux-mêmes, les régulateurs financiers et les banques; en affirmant une fois de plus l’idée que les citoyens doivent toujours payer pour les erreurs des banquiers et des régulateurs qui ainsi jouissent d’une immunité totale quant à leurs échecs.

Tout d’abord, vous avez raison de résister aux exigences de Londres et La Haye qui vont au delà des régulations bancaires islandaises en vigueur au moment de l’effondrement des banques. Les régulateurs de ces deux pays ont failli à contrôler correctement les banques opérant sur leurs territoires (et ces deux états ont été obligés de verser des milliards pour secourir leurs propres "champions bancaires" nationaux). Et si malheureusement les clients britanniques et néerlandais ont été piégés dans l’effondrement des banques privées islandaises avec une garantie bancaire de pas plus de 20 000 € (contre 100 000 € dans l'UE), c'est avant tout un problème pour les autorités britanniques et néerlandaises qui leur permet d'agir ainsi à une si grande échelle.

Deuxièmement, Londres et La Haye n'ont aucun droit moral de vous faire du chantage concernant l'adhésion de votre pays à l'UE. Ils n'ont même pas le soutien de leurs citoyens pour cet acte honteux. Vous êtes vous même dans une situation économique et sociale tragique à cause de la défaillance de ces banques privées. L'UE n'a pas été créée pour mettre les gens en situation de servitude financière, ni pour les enfoncer dans la pauvreté. Bien au contraire! Le plus on parlera publiquement de votre cas dans l'UE, le moins il sera facile à Londres et La Haye de défendre leur position actuelle. Et dans tous les cas, l'adhésion à l'UE ne vaut pas des décennies de servitude financière. Le parlement européen devrait procéder à un vote aussi vite que possible pour condamner le chantage de Londres et La Haye concernant votre accession.

Troisièmement, votre pays n'a ni plus ni moins d'obligations que ce que la réglementation européenne prévoit dans le cas de faillite d'une banque privée. Et jusqu'à ce que cela arrive dans votre pays, rien n'avait été prévu pour de telles situations. Suivez donc les règles européennes, si elles existent, et rien de plus. Et n'hésitez pas à souligner que le Royaume-Uni et les Pays-Bas n'ont pas osé réclamer à Washington la compensation de toutes les pertes subies par leurs citoyens dans la faillite de Lehman Brothers. Aucune raison donc d'un traitement différent pour l'Islande! Une fois encore, l'UE est faite pour mettre petits et grands pays sur un pied d'égalité concernant leurs droits.

Quatrièmement, ne pliez pas face à l'attitude de "banquiers" affichée par Londres et La Haye. Ils agissent avec vous comme une banque s'occupant d'un emprunt : quelle est la prochaine étape si vous refusez leur ultimatum? Mettre sous scellé l'Islande et vous expulser de votre pays? N'oubliez pas qu'il n'y a pas qu'en Islande que les gens sont exaspérés par l'attitude des banques. Partout en Europe et dans le monde, et au Royaume-Uni en particulier où la City est de plus en plus considérée comme une menace au bien-être des gens, le ressentiment envers le monde de la banque et de ses marionnettes politiques s'exacerbe. Alors résistez et vous trouverez du soutien partout. Nous tous payons déjà et allons encore payer dans les années à venir pour les erreurs de nos banquiers et nos régulateurs.

Et pour finir, si vous ne voulez pas prendre de risques, faites comme les gouvernements Britanniques font toujours quand il s'agit de l'UE, dites simplement oui, et une fois dans l'UE faites exactement le contraire de ce au vous avez promis. Cela a bien moins de panache mais c'est à l'évidence très efficace.

En attendant, pour prouver que tous les Européens ne sont pas à l'image des gouvernements britannique et néerlandais, Newropeans lance la pétition "Nous sommes tous des Islandais, exaspérés par les faillites bancaires! " pour rassembler un soutien populaire à votre résistance à l'inique "ordre financier" actuel.




Clown -- Henri Michaux


Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j'arracherai l'ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu'il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m'être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D'un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements "de fil en aiguille".
Vidé de l'abcès d'être quelqu'un, je boirai à nouveau l'espace nourricier.
À coups de ridicules, de déchéances (qu'est-ce que la déchéance?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j'expulserai de moi la forme qu'on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m'avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l'estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.

CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l'esclaffement, le sens que contre toute lumière je m'étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l'infini-esprit sous-jacent ouvert à tous,
Ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d'être nul
et ras...
et risible...

(in L'espace du dedans)


Entendu à la radio, dit par Juliette Binoche : "A voix nue" (France Culture) du vendredi 8 Janvier dernier. Sans doute encore consultable sur leur site.

L'hypothése communiste -- Alain Badiou


Il y a vraiment deux Badiou : "le philosophe français le plus demandé à l'étranger" qui bat l'estrade, fustige ses adversaires avec une morgue qu'on pensait révolue même rue d'Ulm et l'autre, celui qu'on peut lire et dont le style limpide et exempt de toute prétention contraste si singulièrement avec les interventions médiatiques du premier cité.

A travers trois analyses, de Mai 68, de la Révolution Culturelle et de la Commune, Badiou se concentre sur le lien entre l'Etat-Parti et les échecs des tentatives révolutionnaires de tenir dans la durée.

Ces analyses sont connues, Badiou les ayant déjà publiées, parfois depuis longtemps, mais on peut saluer la volonté de clarté qui l'amène à les réunir.

L'analyse de Mai 68 reste percutante, les trois Mai 68 parallèles et largement étanches entre eux, le Mai 68 étudiant et la Sorbonne, le Mai 68 ouvrier et Billancourt, le Mai 68 culturel et l'Odéon, trois "émergences" qui tournent court, dont l'ébranlement s'épuise vite en comparaison de l'énergie libérée, et un autre Mai 68, silencieux et moins immédiatement visible, la "diagonale des trois autres" (comme l'écrit plaisamment Badiou, oubliant un instant sa rigueur mathématique !), dont l'ébranlement se poursuit encore aujourd'hui, le grand dé-placement, la remise en cause des positions établies dans le combat pour l'émancipation : mouvements, associations, syndicats, partis sont traversés par ce quatrième Mai, questionnés dans leurs légitimités et dans les positions qu'ils assignent aux individus. D'une certaine façon, ils ne s'en sont guère aperçu sur le coup (les trois Mai parallèles ont finalement été promptement remis au pas par leurs institutions respectives), n'ont rien appris du défi qui leur était lancé et, peu à peu vidés de leur substance par leur absence de réponse à ce questionnement, ils titubent encore comme des zombies ainsi qu'on peut les voir aujourd'hui.

On peut savoir gré à Badiou de présenter à nouveau son analyse de la GRPC ... Étrangement, il présente comme marginale cette analyse, qui fait de la GRPC une mise en pratique d'un refus de l'ossification "soviétisante" du PCC, face à une analyse qui serait plus largement reconnue qui ferait de cette épisode une simple facette de la lutte pour le pouvoir au sein du PCC. Question de culture politique d'origine, sans doute, mais il me semblait que son interprétation était plutôt l'interprétation dominante : remise en cause du rôle dirigeant de l'Etat-Parti en voie de bureaucratisation à la tête de la révolution et appel aux forces extérieures à cette bureaucratie pour reprendre l'élan des transformations sociales, avec cette ambigüité fondamentale, et à terme mortelle, que cet appel à la subversion est lancé de l'intérieur du Parti et précisément depuis son aile militaire. On n'est pas forcé de partager son apparente indifférence à l'égard des souffrances liées à ces années "exaltantes et éprouvantes" (formulation quelque peu ambigüe qui appelle automatiquement un double "pour qui ?" laissé sans réponse).

Le chapitre sur la Commune de Paris apprendra peu "factuellement" à ceux qui connaissent un rien de leur histoire de France (si ! que la direction militaire de la Commune était en partie confiée à des immigrés polonais ! Dąbrowski (Dombrowski) et Wroblewski) mais représente une précieuse introduction à la philosophie singulière de Badiou. On trouve rarement de la part des philosophes "de système" (et Dieu sait que Badiou en fait partie) une telle attention à introduire (ici, le mot "vulgariser" serait tout à fait incorrect) quelques concepts-clés (site, événement) de son système à la lumière de cet épisode historique.

Et à propos de la Commune, on peut aussi la lire par le petit bout de la lorgnette ; il y a de nombreux témoignages écrits par les acteurs ou spectateurs anonymes de l'époque. Certains sont disponibles en ligne, ici, par exemple.

A la différence d'un Castoriadis qui use les problèmes en les retournant en tous sens et en les frottant les uns contre les autres, d'un Rancière qui circule de territoire en territoire, les contaminant les uns les autres au long d'une trajectoire rétrospectivement rectiligne, d'un Žižek qui descelle au pied de biche et déstabilise en riant les architectures les mieux rassies, Badiou construit une tour de guet colossale d'où il organise le réel. Je me satisfais de grapiller quelques miettes deci-delà dans tous les jardins !



Le terme "hypothèse" dans le titre, que Badiou popularise largement, me paraît un peu curieux pour quelqu'un d'aussi rigoureux : l'argument central étant que les échecs subis jusqu'à présent n'enlèvent rien au potentiel de vérité de l'idée communiste, de même que les innombrables tentatives infructueuses à le démontrer n'avaient rien enlever à la vérité potentielle du "grand théorème de Fermat", comme la démonstration de Wiles l'a finalement montré, je suis surpris de ne pas lire "La conjecture communiste", comme il se devrait (comme dans "conjecture de Goldbach", par exemple). Peut-être à cause des connotations péjoratives attachées à "conjecture" par l'usage courant ("se perdre en conjectures") ? J'en doute un peu pour Badiou qui n'hésite pas à redéfinir soigneusement chaque terme !

L'homme approximatif -- Tristan Tzara


aux nucléaires confins où le nuage pelote de pluie
presse le pic écaillé contre la joue juteuse
d'où tombent les secrètes impatiences
les plaisirs inexplorés de ces ravins de solfèges
au fond toujours plus lointain de l'affection
se déversent sur la plaine quand minuit fauchant toutes les erreurs
gronde l'infinie couleur mourante de la nuit de plomb du jour de plomb

(Poésie/Gallimard)

Le livre de Tzara que je n'ai jamais pu refermer ! Impossible de résister à cet élan qui, forçant la brèche entrouverte par Dada, brèche qui fuse encore à travers toutes les avant-gardes sur le retour, prend le pari de faire advenir un monde par le langage.


mardi 12 janvier 2010

Une lecture marxiste de la crise -- Patrick Artus



Notre interprétation de la crise est la suivante :

· il y a excès mondial de capacité de production, dû essentiellement à la globalisation et à l'investissement très important dans les pays émergents ;
· l'excès de capacité devrait normalement faire baisser la profitabilité des entreprises ; en réaction à cette évolution, les entreprises ont essayé de réduire les salaires, d'où, dans beaucoup de pays, le recul de la part des salaires dans le PIB, qui amplifie l'insuffisance de la demande par rapport à la capacité ; elles essaient aussi de devenir leader dans leur activité pour bénéficier de marges d'oligopole ;
· l'excès de capacité de production pousse les Etats à mener des politiques non coopératives visant à accroître le taux national d'utilisation des capacités : stimulation du crédit par les politiques monétaires très expansionnistes (d'où les bulles spéculatives sur les prix des actifs, l'excès d'endettement et les crises) ; sous-évaluation du taux de change dans les pays émergents.

Il s'agit bien d'une lecture marxiste (mais conforme aux faits) de la crise :

suraccumulation du capital (par "l'euphorie" des entrepreneurs) d'où baisse tendancielle du taux de profit ; réaction des entreprises à cette baisse du taux de profit par la compression des salaires, du capital, la concentration et l'obtention de rentes, d'où sous-consommation ; réaction, qui ne peut pas être efficace à long terme, des Etats par le développement du crédit et des activités spéculatives, comme substituts (palliatifs) à l'insuffisance de la production ; par le recours au commerce extérieur.



Assez inhabituel dans la littérature de Natixis ! Pas exactement original mais bien étayé. A croire que perdre quelques millions éclaircit les idées.


Ici.


dimanche 10 janvier 2010

Topology -- Joe Mc Phee


En écho au billet précédent, j'ai été réécouter ma version favorite du chef d'oeuvre de Charles Mingus, "Pithecantropus erectus" ; la version gravée en 1981 par Joe Mc Phee et sa "légion européenne".
Pure merveille de sentir les mânes de Dolphy, Jordan, Byard ou Knepper circuler sans peine au dessus de textures "free" très serrées (la guitare de Raymon Boni n'y est pas pour rien). Et la basse profonde, comme indéracinable, de François Méchali. Un pur moment de bonheur !


Présentation du disque, reprise du site officiel de Joe Mc Phee :



Topology (1981)

Personnel
André Jaune (bcl);
Joe McPhee (tenor sax);
Irène Schweizer (piano);
Raymond Boni (guitar);
François Mechali (bass);
Radu Malfatti (percusion);
Michael Overhage (cello) + others

Track list
1. Violets for Pia
2. Age
3. Blues for new Chicago
4. Pithecantropus erectus
5. Topology I&II

Record label & other notes
HatART 1987/88, 2~LP, 1981


Un peu cavalier ... "others", ce sont Tamia et Pierre Favre, quant à Radu Malfatti, il est au trombone sur
Pithecantropus erectus !

Même pas ré-édité ... je n'en reviens pas ! Une honte ... il est peut-être encore téléchargeable ici (pas vérifié).

On ne connaît pas trop Joe Mc Phee pour ses reprises ; alors, une autre, très recommandée, "Here's that rainy day" de Chet Baker, sur Linear B (HatART CD 6057 ; 1990). Là, c'est Léon Francioli à la basse. Joe Mc Phee a le chic d'aller jouer avec des bassistes formidables (Dominic Duval, évidemment !).



En passant sur le site de Joe Mc Phee, n'oubliez pas ses poèmes ; exemple :

Party Lights

We will make music
In the forests
In the cool green light
Of evening
In a ritual
Long forgotten
On a street called music row
Those of us
Who still remember
Before sampling was the fashion
Know our music
Comes from
People
Not just from tape machines

We know
That our songs
Are meant for singing
Dancing
Celebrating life

And when the studios
Are silent
Vacant
Relics of the past

WE
WILL
STILL
BE
HERE

~ by Joe McPhee

samedi 9 janvier 2010

Economics and Limits to Growth: What's Sustainable? - Dennis Meadows


Intéressant : David Meadows (le Meadows du "rapport Meadows") sur le thème "Peak everything !".

Après tout, même en matière de catastrophe, mieux vaut écouter les anciens !

Le refrain malthusien revient en vogue aujourd'hui ; les projections de Meadows et les travaux de bien d'autres (Lebeau par exemple) y sont clairement pour quelque chose mais je crois qu'il faut bien distinguer une autre source, nettement moins glorieuse, derrière ce retour en grâce du pasteur indigne : le vaudou de la croissance avait un énorme avantage (du point de vue utilitariste, du moins), repousser sine die la question de l'équité, à condition que s'améliore le sort des moins favorisés, ce dont ceux qui n'en étaient pas se laissaient facilement convaincre. Que cesse la croissance et la question de l'équité redeviendra centrale or les écarts de répartition sont tels que son retour ne se fera pas dans la douceur.

C'est cette sensation encore diffuse qui explique en grande partie les ralliements à Malthus : le gâteau ne grandira plus, moins on sera à le partager, mieux cela vaudra. L'impensé de cela, c'est "si toute l'humanité veut vivre comme nous, effectivement, nous allons dans le mur, alors, ce serait raisonnable qu'il y ait moins de gens, histoire qu'à différentiel de répartition constant, nous puissions continuer à vivre comme nous vivons actuellement". Car bien sûr, réduire la population, ce n'est pas diminuer de moitié le nombre d'Occidentaux, par exemple. Non, ce sont évidemment les Indiens, les Chinois, les Africains, bref, les autres, qui menacent notre équilibre par leur démographie.

L'idée que notre modèle de développement doit changer pour permettre une convergence équitable des ressources sur la planète (ce qui évidemment entraine, en moyenne, une baisse importante de l'usage de ces ressources en Occident) et que ce n'est qu'à ce prix que les arguments malthusiens pourront être examinés pacifiquement (car il n'y a là rien de grotesque ; la question est de savoir effectivement quel niveau de population est soutenable mais cette question est indissociable de la pression exercée sur les ressources par cette population), cette idée ne veut pas passer.

"Notre croissance ou leur mort !"

Pour ce qui de la différence des taux de fécondité à travers le globe, bien sûr, elle paraît clairement corrélée à l'éducation des filles, comme cela est souvent rappelé ; certes. Remarquons en passant qu'il ne devrait pas y avoir besoin de ce type d'argument pour justifier l'accès de tou(te)s à l'éducation.
Cette différence est également corrélée au fait que dans certains pays, la population a simplement les moyens de faire peu d'enfants voire de s'en passer totalement sans (trop) craindre pour ses vieux jours. Que cette sécurité quant à l'avenir matériel soit aussi corrélée à l'éducation semble naturel ; le sens des relations de causalité demeure néanmoins à établir.
Il m'a toujours paru curieux qu'on insiste tant sur l'éducation et si peu sur les conditions économiques. Comme si on ne souhaitait pas vraiment analyser les relations de causalité. "L'homme ne vit pas que de pain" est une excellente formulation.

Dernier point : la prévision de l'évolution de la population mondiale demande peut-être des traitements un peu plus rigoureux que ceux de Meadows ; ou du moins quelques précautions de langage supplémentaires. On trouve pas mal d'études qui exposent les difficultés de ce type d'exercice (voir par exemple la présentation didactique de l'INED)
.

Pour quelques informations relatives au contrôle des naissances à l'échelle mondiale, voir "La biopolitique à l’épreuve de la croissance démographique mondiale", recension de l'ouvrage de Matthew Connelly, "Fatal Misconception: The Struggle to Control World Population", Harvard University Press, 2008.

lundi 4 janvier 2010

Le prestidigitateur -- Adam Zagajewski


Il sait retrouver le fil souterrain entre les objets

Les rapports qui les reliaient jadis
avant que n'apparaisse cette scrupuleuse loquacité

qui est la nôtre.

Ces liens il les sauve juste pour un instant
puis armé du douloureux sourire de qui a vu mourir tous ses proches

il les regarde sombrer à nouveau.

publié dans les Cahiers de l'Est (1976; traduit par Allan Kosko)

Grrr ... je ne retrouve plus la version originale.


dimanche 3 janvier 2010

Philosophie de la Relation - poésie en étendue -- Edouard Glissant


"Vous vous perdez ainsi dans un timbre-poste (par exemple William Faulkner, dans son Yoknapatawpha), c'est si vous le connaissez réellement vôtre."

S'il n'en fallait qu'un, c'est le livre que je retiendrai de 2009. Pour l'écriture de Glissant, bien sûr, mais surtout pour son audace de pousser toujours plus loin son explicitation du Tout-Monde. Une audace et un courage bienvenus, quand nos philosophes officiels jouent à cache-tampon avec leurs vieux hochets, que d'essayer de penser la complexité du monde qui vient sous le double signe de la finitude avérée et de l'éruption (irruption) du Divers ; car c'est la finitude qui provoque cette irruption du Divers quand les frontières deviennent sensibles ; car c'est le Divers qui redonne un infini "en épaisseur", qui féconde la finitude. Ce double signe est aussi celui de la fin des identités isolées (les frontières nous traversent, à nous d'en faire des lieux d'échange et non de séparation : les murs nous mutilent toujours d'une part de nous-mêmes) et des universalisations uniformes (qui ne sont que le délire mégalomane des identités isolées).

Structure exemplaire de ce livre qui s'ouvre sur un "détail" (à la recherche de la case de naissance perdue), s'amplifie rapidement en exposé des divers aspects de ce que Glissant définit comme la Relation puis se focalise dans un resserrement lent et continu vers le terrain politique, vers le Congrès des écrivains et artistes noirs (Paris, 1956), vers l'œuvre d'Aimé Césaire pour faire finalement irradier en retour ce "détail" initial qui vient connecter l'ensemble du livre. Merveilleuse illustration de la notion de "détail" (spécificité ouverte à toutes les autres spécificités), si différente du fragment (unité mutilée repliée sur elle-même), chez Glissant.

"Les problèmes dont les humanités se rendent aujourd'hui responsables relèvent ainsi d'une double résolution. Ni dans les traitements de la mort alimentaire, ni dans ceux de la désertification, dans les affres des pourrissements des ville, dans les tragédies qui frappent les flux d'immigrations, et les roues de l'eau, ni dans les envahissements des petits pays par les plus forts, il ne semble qu'il pourrait se trouver de solution à tenter qui ne fût pas globale, née, inspirée de la poétique de la mondialité, c'est-à-dire, au premier état, non idéologique, mais qui tienne compte des tissus de la Relation, proposition globale assurément, mais aussi qui relèverait des secours venus évidemment de respirations très particulières, d'une poétique du lieu et du détail, qui n'a rien de global, qui permet de durer : nous consentons à ces modes conjoints et apparemment contradictoires de ressentir, de penser et d'agir. Le politique se renforce de la vision directe et de l'imaginaire du monde, et rassure ses actions en convenant à la fois à ces deux poétiques, lesquelles renvoient à la totalité non totalitaire (pas d'internationalisme des idéologies), et à une appartenance à des lieux (pays et peuples) préservés à la fois de l'entournement et de la faiblesse mimétique."

"Vivre le monde : éprouver d'abord ton lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien."


Pour un avant-goût de ce livre, lisez ; mais lisez aussi "Philosophie de la Relation" (chez Gallimard) !





Cet aller-retour de l'Unité au Divers peut paraître familière ; ce qui ne l'est pas, c'est l'insistance sur l'absence nécessaire de subsomption, de synthèse. Pas de Grand Machin à l'horizon pour résoudre la contradiction. On pourrait retrouver y l'image du filet d'Indra :

Far away in the heavenly abode of the great god Indra, there is a wonderful net which has been hung by some cunning artificer in such a manner that it stretches out infinitely in alla directions. In accordance with the extravagant tastes of deities, the artificer has hung a single glittering jewel in each "eye" of the net, and since the net itself is infinite in dimension, the jewels are infinite in number. There hang the jewels, glittering like stars of first magnitude, a wonderful sight to behold. If we now arbitrarily selectoneof these jewels for inspection and look closely at it, we will discover thet in its polished surface there are reflected all the other jewels in the net, infinite in number. Not only that, but each of these jewels reflected in this one is also relecting all the other jewels, so that there is an infinite reflecting process occurring. The Hua-yen school has been fond of this image, mentioned many times in its litterature, because it symbilizes a cosmos in which there is an infinitely repeated interrelationship among all members of the cosmos. This relationship is said to be one of simultaneous mutual identity and mutual inter-causality.

(in Francis H. Cook, Hua-yen Buddhism - The Jewel Net of Indra, 1977)

Chaque joyau contient le reflet du Tout mais de la singularité des positions, ce Tout crée des figures qui sont infiniment locales à chaque joyau particulier, figures qui ne peuvent rendre compte de la Totalité que par une connaissance infiniment spécifique. Toutefois, ce qui est sous-jacent à la métaphore du filet d'Indra (si on veut bien laisser de côté, ce qui n'est pas exactement rien !, le fait que les joyaux, fondamentalement, ne sont finalement rien d'autre que des reflets, interprétation qui fait du filet un avatar du voile de Maya), c'est la notion d'auto-cohérence du Tout (c'est ce qui en fait une des métaphores favorites des physiciens).

Restons physicien et ajoutons simplement une dimension, le temps : là où le filet d'Indra est une image statique, celle d'un équilibre auto-cohérent, Glissant nous propose d'envisager la dynamique déployée dans tout l'espace de la tension entre l'Un et le Divers, dynamique dont cet équilibre auto-cohérent et harmonieux est peut-être un des attracteurs, sans doute pas le seul, et dont nous sommes encore très éloignés.

On pourrait aussi plus généralement faire référence aux dix mystères de Fazang (dont le filet d'Indra fait partie) et, sans aller chercher si loin, à la monadologie de Leibnitz.


vendredi 1 janvier 2010

Two Visions of Democracy -- Nadia Urbinati and Michael Walzer


Le vénérable magazine Dissent a eu la bonne idée de conserver en ligne ces échanges entre Nadia Urbinati et Michael Walzer ; un rien plus roboratif que les récents moulinets des deux Alains.


Ci-dessous, la dernière contribution de cet échange qui débute par une analogie entre l'attitude de la gauche "libérale" (au sens américain ; il faudrait peut-être écrire "liberal") vis-à-vis du communisme pendant la guerre froide (en Europe et aux Etats-Unis) et les lignes de fracture qui apparaissent aujourd'hui nettement au sujet de l'Islam et du rôle du dialogue inter-culturel :

Dear Nadia,

It appears that the Cold War analogy is centrally important in our discussion. You keep coming back to its Italian version, where Bobbio argued for a politics of dialogue rather than of confrontation. And I have conceded that that may well have been the right argument in Italy.

But its effectiveness, even in Italy, depended on the larger international confrontation. Without the Truman Doctrine in Greece, without the Korean War, without Radio Free Europe, without the strong support and wide publicity that American ‘Cold Warriors’ gave to the Eastern dissidents, without the Hungarian and Czech uprisings, Stalinist communism would have been a flourishing and probably expanding system—and the Italian CP would never have changed at all.

So maybe there is an argument to be made for a division of labor. Some of us should be involved in a politics of dialogue, and some of us should be waging a tough ideological campaign, not against Islam as a block but against jihadi zealotry. But if that is right, why are the Reset people so hostile to the tough campaign? I will continue to be skeptical about the value of cross-cultural exchange—not hostile, just skeptical. But a local dialogue about whether or not a mosque should be built in this town, between supporters and opponents, that seems to me not only valuable but absolutely necessary.

Best,
Michael



Pour l'allusion à Reset, voir ici.




To -- Adam Zagajewski


To, co tak ciąży
i pcha w dół,
to, co boli jak ból
i pali jak policzek,
to może być kamień
lub kotwica.


Cela

Cela, si prégnant
et qui tire vers les profondeurs,
cela, qui blesse comme une douleur
et brûle comme une gifle,
ce peut être une pierre
ou bien une ancre.


Une pierre ou bien une ancre ... quelle meilleure image pour ce que j'essayais de dire à propos d'identité et d'homéostase prédictive ?

Un poème qui en appelle un autre, je ne saurais exactement dire pourquoi (ok, il y est aussi question d'ancre mais cela ne suffit pas) :


Lightenings viii

The annals say: when the monks of Clonmacnoise
Were all at prayers inside the oratory
A ship appeared above them in the air.

The anchor dragged along behind so deep
It hooked itself into the altar rails
And then, as the big hull rocked to a standstill,

A crewman shinned and grappled down the rope
And struggled to release it. But in vain.
'This man can't bear our life here and will drown,'

The abbot said, 'unless we help him.' So
They did, the freed ship sailed, and the man climbed back
Out of the marvellous as he had known it.


Seamus Heaney – in "Seeing Things", 1991



Illuminations viii


Les annales rapportent: comme les moines de Clonmacnoise
Etaient tous en prière dans l'oratoire
Un navire apparut au-dessus d'eux dans les airs.

L'ancre trainait derrière si profondément
Qu'elle se prit au balustre d'autel
Et là, comme la grande coque roulait à l'arrêt,

Un marin parut, resplendissant, et descendit le long de la corde
Et lutta pour la dégager. Mais en vain.
'Ce marin ne peut supporter notre vie et se noiera'

Dit l'abbé, 'à moins que nous ne l'aidions'. Ainsi
Firent-ils, le navire libéré s'éloigna et le marin remonta
Hors du merveilleux qu'il venait de connaître.

Curieux comme ces deux poèmes se répondent dans mon esprit et comme l'origine de ce lien reste caché ; sans doute est-il caché dans ce motif étrange (mais la poésie de Seamus Heaney regorge de ces visions puissantes qui ne se laissent pas réduire à un sens univoque) de l'ancre que je vois apparaître deux fois : celle du céleste bateau, bien sûr, mais aussi l'autel terrestre (symbole de notre ancre spirituelle) où elle reste accrochée, mettant en péril le vaisseau fabuleux comme le ferait une pierre trop lourde. Il y a là, caché (peut être dans ma mauvaise foi, ou ma mauvaise lecture, seulement !), un motif troublant sur les rapports entre religion et spiritualité.