mercredi 29 décembre 2010

Comprendre le monde - Introduction à l'analyse des systèmes-monde -- Immanuel Wallerstein


Un petit livre qui remplit bien la mission que se donne son auteur dans le sous-titre : il s'agit bien d'une introduction très pédagogique, quoique l'ordre des chapitres (en tout cas du premier) soit un peu déroutant, et rédigé dans une langue exempte de tout jargon. Un glossaire et une bibliographie brièvement commentée complètent le tout.

Ce qui est jeu ici, c'est un peu la succession de Braudel : saisir le développement des sociétés dans le temps long, sur de grandes échelles spatiales et dans l'ensemble de leur composantes. Ambition démesurée ? C'est du contraire que Wallerstein, à rebours de la fureur contemporaine de la spécialisation, tente de persuader son lecteur et sa présentation fait mouche : ce petit livre ne constitue pas une analyse détaillée de l'économie-monde actuelle mais il convainc de l'intérêt de cette approche.

Ce qui ressort, outre l'intérêt pour les grandes échelles de temps et d'espace (mais d'une certaine façon, l'histoire de Braudel et la géographie aussi travaillent sur ces échelles), c'est la mise en relief de quelques lignes de force qui sont connues isolément mais rarement mises en relation car issues de domaines "distincts", de "spécialités" différentes :
  • l'analyse centre-périphérie et la relecture sous cet angle de la mécanique des cycles de Kondratieff. Noter en passant qu'il est toujours agréable de voir écrit tranquillement que les processus centraux d'une économie capitaliste ont une structure monopolistique (dans la phase ascendante du cycle) et que la concurrence (libre, non faussée etc) est réservée aux processus de production périphériques ; si cela vous semble choquant, comptez donc (sur vos doigts !) les constructeurs aéronautiques, les semenciers transgéniques etc
  • le jeu difficile des mouvements antisystémiques, partagés entre les revendications des statuts "minoritaires" et les solidarités liées directement à l'exploitation capitaliste (la convergence impossible des luttes féministes et des luttes syndicales dans la première moitié du XXème siècle, par exemple)
  • l'émergence du citoyen après 1789 et le rétrécissement en deux siècles de la pensée politique autour du noyau libéral (perte d'influence ou ralliement des versants conservateurs et radicaux), incapacité des mouvements "antisystémiques" à transformer le monde
  • l'émergence concomitante des "sciences sociales" comme outil de la "géoculture" dominante
  • l'épuisement des ressources disponibles (ressources naturelles, semi-prolétariat) et le désordre des écosystèmes rendant inévitables la ré-internalisation parles entreprises de coûts qu'elles externalisaient souvent de façon implicite.
On pourra noter que ces éléments sont déjà, pris isolément, des éléments explosifs largement discutés. C'est la tentative de les saisir simultanément dans leurs interactions à partir de la "révolution mondiale de 1968" qui est fascinante : aucun de ces facteurs pris séparément ne signe vraiment la fin de l'économie-monde : ainsi, Gorz avait déjà noté il y a bien longtemps que les problèmes de rareté des ressources et de perturbation des écosystèmes pouvaient trouver une solution technofasciste ; ce qu'ajoute Wallerstein, c'est que cette solution ne trouvera pas sa voie, ce qui n'est en rien plus rassurant pour l'avenir, les problèmes de rareté et de perturbation des écosystèmes n'en disparaissant pas pour autant.

Pris simultanément, ces facteurs dessinent une espèce d'impasse, ce que les joueurs d'échecs connaissent sous le nom de zugzwang : il n'y a rien à jouer, tout coup provoque un dommage fatal, on voudrait "passer son tour" : rien ne va plus à court terme, les solutions à moyen terme échouent car elles voudraient s'appuyer sur des espaces libres que l'imbrication des facteurs ci-dessus ont fait disparaître, les solutions à long terme sont inaudibles.
L'ensemble sombre dans l'anomie, il se crée un régime d'indifférence maximale caractéristique des bifurcations (la bifurcation est précisément le point où plusieurs régimes possibles de dynamique "co-existent" en ce sens qu'ils ne se sont pas encore assez développés pour se révéler incompatibles), les fluctuations deviennent énormes (du fait de cette co-existence de plusieurs dynamiques) et un rien peut décider de la dynamique qui l'emportera.

C'est ce que rappelait Gilles Châtelet, c'est en ces points d'indifférence maximale qu'il faut effectuer individuellement les choix les plus irréversibles.
Encore faut-il avoir une idée des dynamiques possibles entre lesquelles faire un choix : ici encore, Wallerstein propose une vision simple de la bifurcation, entre société hiérarchisée (fût-ce au sens du mérite, et c'est là où Wallerstein pointe le doigt sur ce qui fait effectivement mal) où les privilèges seront fonctions du rang dans la hiérarchie et société égalitaire.

"C'est de là que nous partons."



(aux éditions La Découverte/Poche, traduit par Camille Horsey, avec la collaboration de François Gèze)

mardi 28 décembre 2010

Dormir -- Henri Michaux


Il est bien difficile de dormir. D'abord les couvertures ont toujours un poids formidable et, pour ne parler que des draps de lit, c'est comme de la tôle.
Si on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe. Après quelques minutes d'un repos d'ailleurs indéniable, on est projeté dans l'espace. Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration.
Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux. Ce n'est pas préférable, car l'eau que l'on a dans le ventre se met à tourner, à tourner de plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir.
C'est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre -- mais, aussitôt -- ils le savent, mais tant pis, disent-ils -- ils tombent, ils tombent dans quelque abîme profond, et si bas qu'ils soient, il y a toujours quelqu'un qui leur tape du pied dans le derrière pour les enfoncer, encore plus bas ... plus bas.
Aussi, l'heure d'aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.




in Mes propriétés (1930), repris dans La nuit remue (Gallimard, 1967).

Bras cassé - Henri Michaux


(...)

La douleur ne veut plus faire qu'un avec moi, peser sur moi, se dilater, s'étendre en moi, être ma ville, moi son unique habitant, régner,avoir son saoul en moi.

Où la fourrer, où la parquer, la tenir à l'écart, à quelle fenêtre afin qu'elle se divertisse toute seule, souffrance que je voudrais noyer, faire éclater ... Mais elle vit de moi. Elle ne peut pas vivre ailleurs.

L 'infini peut-être l'absorberait ...

Comment lui faire absorber ma souffrance ? Comment la désubstantialiser ? Souffrance est matière première qui reste première, intransformable.

Tout de même, je réfléchis. Comment dissoudre ma souffrance ? Il y a là sûrement un manque d'intelligence de ma part. Je voudrais, cette souffrance, qu'elle fasse explosion. Ce n'est pas cela -- hélas -- réfléchir.

Un seul os cassé a arraisonné ma vie. Mal avance, et moi je ne peux plus avancer. Profond en mon corps le mal s'enfonce ... et moi l'esprit dépaysé par ses rapports hurlants ... (il ne peut donc pas avertir de façon plus discrète, plus conforme à ma nature ?).

Mal que je dois goûter goutte à goutte.

Mal ! Mal ! Mal ! mal sans cesse qui dévale en moi et sa fanfare folle, sa trompette déchirante, pour moi seul. Mal et moi horrible "entre-nous", rideaux tirés. Mal qui survit à tout comme un culte inepte transmis incompris, commandement dépassé auquel on reste soumis.

Mal ! Mal !

(...)




Rien de tel que quelques côtes cassées pour apprécier la justesse de ce long poème qui ouvre Face à ce qui se dérobe (Gallimard, 1975) !

samedi 25 décembre 2010

Mauvaise impression ...


J'étais déjà tout heureux de trouver en rayon un exemplaire de La mort de Virgile de Hermann Broch (publié en 1945) que je souhaitais offrir ; histoire de retrouver le plaisir de se laisser glisser dans le fleuve de pur verbe de la dernière section, je me cale dans un coin et ... las ! ...  les lignes sur la page sont si serrées, l'impression de si mauvaise qualité, les caractères si grisâtres, pâlichons et vaguement flous ... la lecture devient un pénible exercice de déchiffrement d'autant que le paragraphe chez Broch peut allègrement faire plusieurs pages et n'offre donc aucun repère visuel auquel se raccrocher dans ce brouillard typographique.

Dis, Mr Gallimard, pour Noël 2011, tu ne pourrais pas en refaire une version déchiffrable ? L'édition allemande en poche chez Suhrkamp pourrait servir de modèle.

La Mort de Virgile, Hermann Broch, L'Imaginaire/Gallimard (9.50€ ; ajouter l'acquisition d'une règle pour permettre la lecture)

lundi 20 décembre 2010

The past sure is tense - Don van Vliet (1941-2010)




The past sure is tense
They're heading up for the main event
All those people seem to be hell-bent
See those people up on top of the fence
And the man down there
Selling knotholes through the fence
The little shoe generation man
I found your print on a dollar bill
I founf your print on an Indian mound
I found your print on the statue at the sound
I found your print on the elephant ground
I found your print in the beautiful mountains
The grass no longer grew around
I found your print in my mind -
The past sure is tense
The pastsureistense
No you got the wrong idea
No you got the wrong intent
The carpenter carpenterized my vent
The only peephole
Where is my dent
The past sure is tense
The past sure is tense
The past sure is now
I don't see how
See those people that used to
Throw those tents
You can't see them now
They're in past tense




dimanche 19 décembre 2010

Comment faire ? -- Tiqqun



Portulan de Maggiolo (1541)



Comment faire ? est la question des enfants perdus. Ceux à qui l’on n’a pas dit. Ceux qui ont les gestes mal assurés. À qui rien n’a été donné. Dont la créaturalité, l’errance ne cesse de se trahir.
La révolte qui vient est la révolte des enfants perdus.
Le fil de la transmission historique a été rompu.
Même la tradition révolutionnaire nous laisse orphelins. Le mouvement ouvrier surtout. Le mouvement ouvrier qui s’est retourné en instrument d’une intégration supérieure au Processus. Au nouveau Processus, cybernétique, de valorisation sociale.
(...)
La critique est devenue vaine. La critique est devenue vaine parce qu'elle équivaut à une absence. Quant à l'ordre dominant, tout le monde sait à quoi s'en tenir. Nous n'avons plus besoin de théorie critique. Nous n'avons plus besoin de professeurs. La critique roule pour la domination. Même la critique de la domination.
Elle reproduit l'absence. Elle parle de là où nous ne sommes pas. Elle nous propulse ailleurs. elle nous consomme. Elle est lâche. Et reste bien à l'abri
quand elle nous envoie au carnage.
Secrètement amoureuse de son objet, elle ne cesse de nous mentir.
D'où les si courtes idylles entre prolétaires et intellectuels engagés.
Ces mariages de raison où l'on a pas la même idée ni du plaisir ni de la liberté.
Plutôt que de nouvelles critiques, c'est de nouvelles cartographies
que nous avons besoin.
De cartographies non de l'Empire, mais des lignes de fuite hors de lui.
Comment faire ? Nous avons besoin de cartes. Non pas de cartes de ce qui est hors carte. Mais de cartes de navigation. De cartes maritimes. D'outils d'orientation. Qui ne cherchent pas à dire, à représenter ce qu'il y a à l'intérieur des différents archipels de la désertion, mais nous indiquent comment les rejoindre.
Des portulans.


(...)


Il y a tout un luddisme à réinventer, un luddisme des rouages humains qui font tourner le Capital.
(...)
Il y a des auteurs aussi
chez qui c'est tout le temps
la grève humaine.
Chez Kafka, chez Walser,
ou chez Michaux,
par exemple.
(...)
La grève humaine, aujourd'hui, c'est
refuser de jouer le rôle de la victime.
S'attaquer à lui.
Se réapproprier la violence.
S'arroger l'impunité.
Faire comprendre aux citoyens médusés
que s'ils n'entrent pas en guerre ils y sont quand même.
Que là où l'ON nous dit que c'est ça ou mourir, c'est toujours
en réalité
ça et mourir.

Ainsi,
de grève humaine
en grève humaine, propager
l'insurrection
ou il n'y a plus que,
où nous sommes tous
des singularités
quelconques.



in Comment faire ? paru dans Tiqqun 2, repris aux Belles Lettres (Le Silence Qui Parle en donne le scan) et à La Fabrique dans Contributions à la guerre en cours.

Légende ...


Les relations maître-disciples dans l'enseignement musical de l'Inde ont donné lieu à quantités de belles légendes.

Contre l'avis de son lutteur de père, un jeune garçon devient un virtuose de la flute et connaît le succès à la Cour. Pourtant, dans cette atmosphère trop encline au clinquant, son art s'étiole et alors qu'il est au sommet de sa célébrité, le flutiste décide de revenir sur la voie de la rigueur et recherche l'enseignement d'une grande dame, austère légende du surbahar et héritière d'une très haute tradition, qui ne dispense son enseignement qu'à des disciples triés sur le volet. Le flutiste essuie refus sur refus : sa célébrité, le dévoiement de sa musique qu'il a trop longtemps toléré ne sont pas pour plaire à la dame. Il ne se décourage pas pour autant et pour la convaincre de la pureté de ses intentions, il fait la proposition suivante : si elle accepte de le prendre pour disciple, il reprendra en totalité l'étude de la flute et pour assurer qu'il repartira bien d'un terrain vierge sous sa direction; lui, droitier, s'engage à ne plus jouer qu'en gaucher. Cette dernière promesse sera la bonne et le flutiste put devenir un des rares disciples de la dame.

Belle légende ? Pas seulement car l'histoire est (peut-être) vraie : remplacez seulement la Cour par les studios du Bollywood des années 50 et rendez leurs noms à Hariprasad Chaurasia et Annapurna Devi.

L'histoire ajoute même que Chaurasia enseignera à son tour à Devi ... la conduite automobile !

Sur le "mystère" Annapurna Devi, héritière recluse de la Maihar-Senia Gharana, virtuose du surbahar, fille de Allauddin Khan, sœur de Ali Akbar Khan, épouse de Ravi Shankar dont elle divorcera, quelques éléments ici, ici et ; à écouter ici et ... .
 
 

 

vendredi 17 décembre 2010

La mort rose -- André Breton


Les pieuvres ailées guideront une dernière fois la barque dont les voiles sont faites de ce seul jour heure par heure
C'est la veillée unique après quoi tu sentiras monter dans tes cheveux le soleil blanc et noir
Des cachots suintera une liqueur plus forte que la mort
Quand on la contemple du haut d'un précipice
Les comètes s'appuieront tendrement aux forêts avant de les foudroyer
Et tout passera dans l'amour invincible
Si jamais le motif des fleuves disparaît
Avant qu'il fasse complètement nuit tu observeras
La grande pause de l'argent
Sur un pêcher en fleur apparaîtront les mains
Qui écrivirent ces vers et qui seront des fuseaux d'argent
Elles aussi et aussi des hirondelles d'argent sur le métier de la pluie
Tu verras l'horizon s'entrouvrir et c'en sera fini tout à coup du baiser de l'espace
Mais la peur n'existera déjà plus et les carreaux du ciel et de la mer
Voleront au vent plus fort que nous
Que ferai-je du tremblement de ta voix
Souris valseuse autour du seul lustre qui ne tombera pas
Treuil du temps
Je monterai les cœurs des hommes
Pour une suprême lapidation
Ma faim tournoiera comme un diamant trop taillé
Elle nattera les cheveux de son enfant le feu
Silence et vie
Mais les noms des amants seront oubliés
Comme l'adonide goutte de sang
Dans la lumière folle
Demain tu mentiras à ta propre jeunesse
A ta grande jeunesse luciole
Les échos mouleront seuls tous ces lieux qui furent
Et dans l'infinie végétation transparente
Tu te promèneras avec la vitesse
Qui commande aux bêtes des bois
Mon épave peut-être tu t'y égratigneras
Sans la voir comme on se jette sur une arme flottante
C'est que j'appartiendrai au vide semblable aux marches
D'un escalier dont le mouvement s'appelle bien en peine
A toi les parfums dès lors les parfums défendus
L'angélique
Sous la mousse creuse et sous tes pas qui n'en sont pas
Mes rêves seront formels et vains comme le bruit de paupières de l'eau dans l'ombre
Je m'introduirai dans les tiens pour y sonder la profondeur de tes larmes
Mes appels te laisseront doucement incertaine
Et dans le train fait de tortues de glace
Tu n'auras pas à tirer le signal d'alarme
Tu arriveras seule sur cette plage perdue
Où une étoile descendra sur tes bagages de sable

(in Le revolver à cheveux blancs, 1932)

(à écouter ici)




Peter Christopherson a rejoint John Balance le 25 Novembre dernier.

Difficile de parler de Coil ; ce pan de la musique m'est longtemps resté obscur, trop arty pour les fureurs du hardcore, pas assez pour les scènes jazz/impro ? Sans doute, quelque chose comme cela.
C'est pourtant via la scène impro que la connection s'est faite, via Un Drame Musical Instantané dont la discographie croisa celle de Nurse with Wound dans les années 80 (sur New European Recordings, bien sûr). De là, Current 93, Coil, Psychic TV et tout au fond la figure tutélaire de Throbbing Gristle ... tout un angle mort qui apparaissait, qui rouvrait à son tour sur des zones plus connues (Z'ev, Boyd Rice, Monte Cazazza ... là, c'est la scène HC de San Francisco qui faisait passerelle) et sur un domaine immense allant de ... Psychic Warriors of Gaïa à Death In June ?
C'est à Coil que je dois un des plus beaux concerts auquel j'ai pu assister (à Nantes, Oblique Lu Nights, je n'ai plus l'année en tête). Orgie sonore et catharsis industrielle : Higher beings command their powers to the ground prévenait l'écran en fond de scène durant l'intro.

Ecouter Coilectif, hommage collectif en forme de remixes sorti sur Rotorelief en 2006 ; fidèle et différent, impeccable, presque trop... y manque ce morceau raté/bancal qui sur chaque disque de Coil annonçait un peu le suivant !


jeudi 16 décembre 2010

Prosperity without growth - Tim Jackson


Rapport (en anglais) à la Sustainable Development Commission, le "chien de garde indépendant" pour le développement durable auprès du gouvernement britannique (mars 2009). Pour ceux qui ne veulent pas encore se lancer dans Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable (250 pages, aux éditions De Boeck ) !

La note de Herman Daly sur la notion de steady state economy (économie stationnaire) est également intéressante.
  

mercredi 15 décembre 2010

La marche dans le tunnel -- Henri Michaux


(...)


Chant troisième.

L'année était comme un mur devant la race des hommes.
La Terre, jusqu'au plus haut, était une seule laitance d'où l'on n'arrivait pas à sortir la tête.
Pourtant travaillaient les hommes et travaillaient comme jamais n'avaient travaillé, sans regarder le soleil, sans regarder leur temps qui s'écoulait inexorable, et plus travaillaient, plus étaient poussés à travailler, pelletant, pelletant sans cesse sous la gigantesque hémorragie ; et la mort, avec simplicité, venait au bout comme une étoffe fatiguée qu'on découd ou comme une addition qu'on avait oubliée et qu'on vous présente au moment d'ouvrir la porte.
La civilisation boutiquière s'obstinait. On disait qu'elle craquait. Mais tout en craquant elle s'obstinait.
Cependant, comptait ce siècle à statistiques, comptait, comptait éperdument, comptait les grains, les trains, les tonnes, les bébés, les veaux , les roues, les épaules à porter les armes.
Il fallait un permis pour recevoir une bouchée de pain


(...)


in Épreuves, Exorcismes 1940-1944 (Gallimard, 1946).
La marche dans le tunnel, "inachevé" qui comporte 23 chants, est datée de 1943.

Heckscher-Ohlin-Samuelson ...


Voila ce que c'est de conseiller la lecture de Après la démocratie d'Emmanuel Todd (Folio/Actuel) ... un lecteur attentif relève la seule allusion "technique" de tout le bouquin et réclame des explications !

De mémoire, Todd dit que le théorème de Heckscher-Ohlin prouve que le libre échange tend à reproduire localement les inégalités observées à l'échelle de la planète ; bref, l'ouvrier français finira payé comme l'ouvrier chinois et itou du côté des ingénieurs, l'ingénieur chinois finira payé comme l'ingénieur français etc. En gros ... voir la figure ci-dessous pour une idée des ordres de grandeur mis en jeu.

Pour une présentation élémentaire et assez claire du théorème, on peut aller voir ici.

De quoi s'agit-il ? De théorie, de théorie des échanges internationaux : on considère une économie à deux pays (Angleterre, France ... au XVIIème et pour fixer les idées !), deux biens (textile, blé), deux facteurs de production (ouvriers, paysans) non substituables.
Chaque pays est doté des deux facteurs et produit les deux biens. Les technologies de production sont identiques dans les deux pays. Les travailleurs sont infiniment mobiles entre secteurs à l'intérieur d'un pays (un ouvrier peut passer instantanément du secteur du blé au secteur du textile).
 
Les deux facteurs de production sont nécessaires à la production de chacun des deux biens (il faut à la fois du travail ouvrier et du travail  paysan dans la production de textile et dans la production de blé). La différence entre les biens vient de ce qu'ils sont intensifs en des facteurs différents : il faut relativement plus d'heures de travail d'ouvrier pour produire du textile que pour produire du blé ; le textile est intensif en travail ouvrier.

Les demandes relatives sont les mêmes dans les deux pays.
La différence entre pays est une différence de dotation relative en facteurs de production : il y a relativement plus d'ouvriers en Angleterre qu'en France.
Attention, il s'agit d'une différence relative : il peut très bien y avoir plus d'ouvriers en France qu'en Angleterre (car la France est plus peuplée), cela ne change rien au résultat, c'est le ratio qui compte !

On compare le cas où les deux pays fonctionnent isolément et le cas où ils fonctionnent en libre-échange total.
Attention : libre-échange signifie libre-échange des biens, pas des facteurs de production ; en clair, les travailleurs restent dans leurs pays respectifs.

Sous ces hypothèses, plus l'hypothèse que la production n'est limitée que par les capacités de production (pas de limite côté demande), le théorème HOS montre :

- que les deux pays gagnent globalement à l'échange ;
- que chaque pays se spécialise partiellement dans la production du bien pour lequel il est relativement mieux doté en facteur (donc l'Angleterre se spécialise partiellement dans le textile car relativement mieux dotée que la France en ouvriers, facteur pour lequel le textile est intensif) ;
- que les salaires (les coûts des facteurs de production, pardon !) sont égaux dans les deux pays.


En isolation, pour ce qui est des coûts des facteurs de production, la situation des travailleurs d'un secteur est relativement meilleure dans le pays le moins bien doté : les paysans sont mieux payés en Angleterre et les ouvriers sont mieux payés en France. Ce qui signifie que le passage au libre échange se traduit par une baisse du salaire pour le facteur dont pays le moins bien doté relativement (ce qu'on peut interpréter par : ce qui en isolation était relativement rare était "cher" ; en situation de libre échange, le pays le mieux doté en un facteur se spécialise dans le bien intensif en ce facteur et la "rareté" du facteur dont le pays est le moins bien doté est amoindrie par l'importation du bien intensif en ce facteur dont l'autre pays est relativement mieux doté).

Ce qui se produit donc, c'est que le coût d'un facteur en situation de libre-échange s'établit entre les coûts en isolation dans chaque pays ; ce qui revient effectivement à le faire baisser dans le pays le moins bien doté relativement et à le faire monter dans le pays le mieux doté. De combien l'un monte quand l'autre descend dépend des "détails" de l'ensemble des paramètres.



A noter que cette égalisation des coûts des facteurs de production annule en principe toute incitation à la mobilité des travailleurs entre les pays ; ce qu'on peut interpréter par : les travailleurs n'ont pas besoin d'être mobiles puisque leur force de travail, ou plus exactement la partie de cette force de travail incluse dans les biens produits l'est ! 
La vulgate du libre-échange entonne alors un "a contrario, jugez vous-mêmes" : si mobilité  trans-frontière des travailleurs il y a, ce ne peut être que l'effet des entraves au libre échange qu'on empêche de répandre l'ensemble de ses bienfaits. Dont acte, dont acte ... à quelques bémols de taille près :

- l'ensemble des hypothèses (et quelques autres qu'on a sûrement oubliées) est nécessaire ; s'il en manque une, "everything goes !" ; par exemple, il faut que la demande relative soit la même dans les deux pays ... en dépit de la différence de composition relative de leurs populations respectives (effectivement, si on suppose que les demandes relatives des ouvriers et des paysans sont les mêmes, cela suffit, mais encore faut-il oser le supposer) ;

- le lien entre l'Économie (celle qui s'enseigne) et l'économie (celle qui se pratique ou se subit) est de même nature que le lien (indéniable mais fort ténu) qui relie la dynamique du point matériel et une partie de football ; on peut éventuellement envisager de faire une théorie pas trop bancale du penalty, pour le coup-franc direct, cela se gâte, quant au reste, on devrait encore pouvoir tirer des enseignements pratiques d'importance du style "si la taille du ballon excède notablement celle des cages, le score devrait être de 0-0 avec une forte probabilité".


Ces bémols mis à part, le théorème est très intéressant par la mécanique (théorèmes de Rybczynski et de Stopper-Samuelson en particulier) qu'il permet de visiter ; des rouages qu'il faut avoir en tête ... avec la liste des hypothèses !


Intéressant aussi de rappeler que Samuelson était revenu dépoussiérer et critiquer cette mécanique (datant quand même des années 30) dans les dernières années de sa vie, dans un article de 2004 (Samuelson est mort il y a un an, presque jour pour jour, le 13/12/2009) en partant de quelques constats irritants : après tout, la Chine n'a pas vraiment l'air de se spécialiser dans la riziculture et il n'est pas absolument évident que les américains profitent "globalement" du libre-échange (à supposer qu'il existe).

Voir aussi ici pour des développements "récents" autour de HOS (assez technique). J'en extraie quand même cette figure assez spectaculaire qui permet de fixer les ordres de grandeur des variations de salaire qui sont en jeu ...





jeudi 9 décembre 2010

Allocative efficiency of markets with zero-intelligence traders : market as a partial substitute for individual rationality -- D.K. Gode et S. Sunder


Un "vieux" papier (1993) du Journal of Political Economy qui vaut le détour.

Ou pourquoi certains marchés sont efficaces que les acteurs y soient ou non rationnels, motivés par le profit etc. Supporte au passage la conclusion que la réglementation est essentielle pour obtenir cette efficacité sans avoir à supposer quoi que ce soit sur le comportement des acteurs. 

Le résumé :





Emportés par leur élan (ou par leur zèle ?), les auteurs situent d'ailleurs la main invisible là où elle n'est pas et lui attribuent des mérites dont ils prouvent précisément qu'elle est dépourvue. Ce qu'ils montrent tend à prouver :
  • qu'une structure comme les enchères croisées et une règlementation (interdisant, enchère par enchère, aux acteurs de risquer la ruine) permet de dégager un comportement globalement optimal sans avoir à faire d'hypothèse de rationalité sur le comportement des acteurs
  • que cette même structure sans la règlementation ne produit rien du tout quand les acteurs aléatoires (*).
Bref, la main invisible ne fait rien de bien intéressant si elle n'est pas soutenue pas une réglementation ...

(*) ce que les auteurs assimilent à de l'irrationalité, de façon réductrice : une autre forme d'irrationalité serait pour les acteurs de rechercher leur propre ruine, auquel cas, même avec la réglementation, le système devrait évoluer fort loin de l'optimalité.

 
 
Une conclusion importante (mais marginale) pour les amateurs de support "quantitatif" expérimental à l'efficacité des mécanismes d'apprentissage artificiel : il ne suffit certainement pas de mesurer une bonne efficacité globale d'un marché d'agents artificiels "intelligents" pour en conclure à l'efficacité de la stratégie d'apprentissage ; comme le montre ce papier, sur certains marchés et dans certaines circonstances (somme toute assez naturelles : interdire aux agents de risquer la ruine ...), l'absence complète d'intelligence est tout à fait efficace !
 
 

Un compagnon ou plutôt un ancêtre (au sein d'une assez abondante littérature qui a tendance à rester un peu en marge de la littérature économique standard où la rationalité (limitée etc) des acteurs fait partie des a priori apparemment indispensables au bon fonctionnement du système) du papier de Jorion (2007) sur l'effet d'augmentation de la variance dans les marchés où les agents ont des "stratégies".

Heureusement, mes propres simulations de physicien débutant sur des systèmes dynamiques sensés styliser (représenter serait un bien grand mot) une économie classique "enrichie" de modèles simples (et prétendument réalistes) d'anticipation des acteurs sont restées dans ma poubelle : rien à faire, toutes mes économies finissaient dans un état stagflationiste aggravé ! Plus grave encore, plus mes modèles d'anticipation se raffinaient plus vite elles s'y précipitaient ...

lundi 6 décembre 2010

Everyday economic insanity -- Daniel Mathews





Yesterday was hidden from them,
tomorrow was sealed ...
there was only the eternal now


Extrait de l'introduction :



It is a very common point of view. Almost surely you have seen it, heard it, read about it or discussed it at some point. Within present-day Western culture, there is a tremendously strong thread of deep-seated pessimism about our lives and our prospects for the future, even nihilism. Popular music groups sing songs about it; popular books are written about it; the commercial world is constrained usually not to talk about it, but it is there; it lurks behind all discussion of work, of economic life, of the environment, and of globalisation. The world is becoming a marketplace, with unrestrained capitalism impossible to avoid. Communism is dead, and there is no alternative, nothing better than the global capitalist system, or at least so says conventional wisdom. Greed is good, we are told; or at least, we cannot do any better. Our lives are saturated with advertising, marketing imagery, and urges to consume one or another product. Our work is becoming harder, dumber, more controlled, more supervised, more contract-based, and less secure. Companies downsize, lay off workers, transfer production to cheaper or more pliant labour markets; all as they reap record profits. Our lives are meaningless, not only in a philosophical sense, but also in the sense that there is no rhyme or reason, and no satisfaction, but only degradation, repetition, subservience, misery, and arbitrary bouts of suffering, in the actions we perform every day, in that part we call 'work'; and added to this, we are probably doomed. In short - everything is wrong.

We ought to be very careful before lapsing into hopelessness: indeed I think there are good reasons for avoiding it. The institutions of global capitalism, of corporate media, and of State power may not be as inevitable and eternal as they seem or are made out to be; indeed they are historically young, possibly aberrations, and the most cursory glance at history demonstrates just how quickly and thoroughly society can change. Given this flexibility - this notion that our social structures are actually contingent, temporary, and possibly arbitrary - there most certainly are alternatives.

But nevertheless, if we are to describe present-day Western culture, then we cannot avoid describing this phenomenon. This is what we hear, when in our culture we are not being bombarded by advertising, political spin, or triumphant academics ('conservative' or 'liberal') - which we are, most of the time, especially when we access the media. It is a theme pervading culture; whether we agree with it is another matter. If we are to examine this cultural phenomenon, we must look behind the specific cultural expressions of this mood, and avoidgetting bogged down in the psychology of this helplessness: what is the source of these sentiments?

Well, one can point to various things, for instance the decline of religion, the looming energy crisis, environmental disaster, the apparent collapse of alternatives to capitalism. But the phenomenon persists even among many people who do not think about religion or philosophy or environmental issues or the history or future of human society; they live and shop in the present. The opening passage of this chapter suggests that it runs together with our economics and its values: materialism, capitalism, individualism and consumerism. So let us try investigate the economic side of the question; let us try to be a little more precise about economics, at the everyday level.








En prime, le blog de l'auteur, "visiting assistant professor" au département de mathématiques du Boston College.



A propos de "Fuites Express" ...




On ne compte plus les occasions pour Hillary Clinton, ici par porte-parole interposé, de se taire (WIIIAAI tente avec abnégation un décompte qui ne peut qu'être partiel), ce qui est un rien ennuyeux pour quelqu'un qui occupe un des Ministères de la Parole aux USA.


Nuova Gerona, Isla de la Juventud, Cuba


On peut quand même aller relire quelques très anciennes (2006, une éternité !) notes du blog que tenait l'anarchiste-pas journaliste, ici, histoire de saisir la perspective générale :



Sun 31 Dec 2006 : The non linear effects of leaks on unjust systems of governance

You may want to read The road to Hanoi or Conspiracy as Governance ; an obscure motivational document, almost useless in light of its decontextualization and perhaps even then. But if you read this latter document while thinking about how different structures of power are differentially affected by leaks (the defection of the inner to the outer) its motivations may become clearer. The more secretive or unjust an organization is, the more leaks induce fear and paranoia in its leadership and planning coterie. This must result in minimization of efficient internal communications mechanisms (an increase in cognitive "secrecy tax") and consequent system-wide cognitive decline resulting in decreased ability to hold onto power as the environment demands adaption.
Hence in a world where leaking is easy, secretive or unjust systems are nonlinearly hit relative to open, just systems. Since unjust systems, by their nature induce opponents, and in many places barely have the upper hand, mass leaking leaves them exquisitely vulnerable to those who seek to replace them with more open forms of governance.
Only revealed injustice can be answered; for man to do anything intelligent he has to know what's actually going on.

Sun 17 Dec 2006 : Freenet

Ian Clark's Freenet has forums. However, they have zero political impact because only very highly motivated users can perceive them.
We want to stand and fight AND run and hide, falling back to the next technical defense only when political defenses are over come.
This requires placing trust in some people. That's ok. We can engineer a situation that motivates people, not just machines, to have courage.


Mon 04 Dec 2006 : The Road to Hanoi

It seems like everyone I meet plans to follow the young Che Guavara, now that seduction of random latinos has been politically sanctified, and take off on their motorbike and adventure through the poverty and pleasures of South and Central America. And who can blame them? But there are other lands to explore.
Last year I rode my motorcycle from Ho Chi Min City (Saigon) to Hanoi, up the highway that borders the South China Sea.
On the road to Hanoi something caught my attention and that of every vehicle near me. We had to watch constantly and take action every few seconds or it would have killed us all.
The road to Hanoi is a Vietnamese economic artery but is nonetheless dominated by potholes, thousands the size of bomb craters. There are constant reminders of "The American War" all over Vietnam, and perhaps this was one of them, but in a more indirect way.
To a physicist a pothole has an interesting life. It starts out as a few loose stones. As wheels pass over, these stones grind together and against the under surface. Their edges are rounded off and the depression they are in also becomes rounder by their action. The stones become pestles to the hole's motor. Smaller stones and grit move between the spaces of larger stones and add to the grinding action. The hole enlarges, and deepens. Small stones are soon entirely worn away, but in the process liberate increasingly larger stones from the advancing edge of the hole. The increasing depth and surface capture more and more energy from passing wheels. The destruction of the road surface accelerates until the road is abandoned or the hole is filled.
Road decay is, like a dental decay, a run away process. Utility rapidly diminishes and costs of repair accelerate, and just like teeth it is more efficient to fill a pothole as soon as it is noticed.
But this measure of efficiency is not the metric of politics and it is a political feedback process that lays behind the filling in of potholes on almost every road on earth.
That process is driven by the behavior of politically influential road users who are themselves motivated to action by psychologically negative encounters with potholes.
When potholes are small, the resulting political pressures are insufficient to overcome the forces of other interests groups who compete for labour and resources. Likewise, it is difficult to motivate people who have other passions and pains in their life to goto the dentist when their teeth do not ache. Both are caused by limitations in knowledge and its distillation: foresight.
Why is this surprising? It is surprising because we are used to looking at government spending through the lens of economic utility; a lens which claims the political process as a derivative. This vision claims that political forces compete for access to the treasury to further their own utility. Hence, military intelligence and public health compete with road maintenance for funding and so should attempt to minimize the latter's drain on the treasury. But that drain is minimized by filling in potholes immediately!
Foresight requires trustworthy information about the current state of the world, cognitive ability to draw predictive inferences and enough economic and political stability to give them a meaningful home. It's not only in Vietnam where secrecy, malfeasance and unequal access have eaten into the first requirement of foresight ("truth and lots of it").
Foresight can produce outcomes that leave all major interests groups better off. Likewise the lack of it, or doing the dumb thing, can harm almost everyone.
Computer scientists have long had a great phrase for the dependency of foresight on trustworthy information; "garbage in, garbage out". In intelligence agency oversight we have "The Black Budget blues", but the phrase is probably most familiar to American readers as "The Fox News Effect".

Thu 03 Aug 2006 : How can we untie the unknot?

But then thundering, inexorable realisation that the world is what the brain makes. Constraints in the meat give form to the symbols on the paper, to every inclination and imagining, to every cognitive process. Here then, this very sentence, out of the countable arrangements of matter limited to just a few forms the brain can see. So, on to understand the brain to understand the mind to understand mathematics to understand physics to understand the world, but then, just when this seems to be the path to enlightenment we see that constraints in the meat must arise from physical constraints. The meat of perception has been shaped by iterated selection and variation of ancestral nervous systems. How can we describe the tendencies of selection? By its constraints. The constraints of the physical system in which it selected. Above all, life must live and that is constrained by energy and momentum and mass and time and charge and gravity. A creature's abilities and imaginings reflect adaption to these constraints. We have no other notion but to point and say there it is. But these physical concepts are concepts of the mind. The self description is the constrained language of the brain. All folds in on itself. Start anywhere. Start nowhere. With boundless insight draw the circle tighter, but a circle it remains. How to hack reality? How to pierce the skin? How to find the spot on the wall where the illusion flickers and rip it open? We can relate here to there. Thing to Thing. How can there be more? How can there not be more.

 

Thu 08 Jun 2006 : The history of warfare

The history of warfare is similarly subdivided, although here the phases
are Retribution, Anticipation, and Diplomacy.  Thus:

Retribution:
        I'm going to kill you because you killed my brother.
Anticipation:
        I'm going to kill you because I killed your brother.
Diplomacy:
        I'm going to kill my brother and then kill you on the
        pretext that your brother did it.

 

In Eins -- Paul Celan


Dreizehnter Feber. Im Herzmund
erwachtes Schibboleth. Mit dir,
Peuple
de Paris. No pasarán.

Schäfchen zur Linken : er, Abadias,
der Greis aus Huesca, kam mir den Hunden
über das Feld, im Exil
stand weiss eine Wolke
menschlichen Adels, er sprach
uns das Wort in die Hand, das wir brauchten, es war
Hirten-Spanisch, darin

im Eislicht des Kreuzers "Aurora" :
die Bruderhand, winkend mit der
von den wortgrossen Augen
genommenen Binde -- Petropolis, der
Unvergessenen Wanderstadt lag
auch dir toskanisch zu Herzen.

Friede den Hütten !

in Die Niemandsrose 
Fischer Verlag, Frankfurt, 1963




Tout en un

Treize février. Dans la bouche du cœur
s'éveille un schibboleth. Avec toi,
Peuple
de Paris. No pasarán.

Petit mouton à gauche : lui, Abadias,
le vieillard de Huesca, venait avec des chiens
à travers champs, dans l'exil
se tenait, blanc, un nuage
de noblesse humaine, il nous dit
dans la main le mot qu'il nous fallait, c'était
de l'espagnol de berger, en lui,

dans la lumière de gel du croiseur "Aurore" :
la main de frère, faisant signe
avec le bandeau retiré
des yeux grands comme le mot - Pétropolis,
cité nomade des inoubliés, était
pour toi aussi toscane, à coeur.

Paix aux chaumières !
traduction de Martine Broda
in La rose de personne 
Le Nouveau Commerce, 1979



Le jumeau du poème précédent

Est-ce moi seulement, ou peut-on bien entendre quelque chose de presque sardonique dans ces "Hütten" ... comme l'écho d'une certaine "Hütte" à Todtnauberg ? En plus, bien sûr, du raccourci du slogan révolutionnaire "Krieg den Palästen, Friede den Hütten".

Treize février 1934 à Paris, treize février 1934 à Vienne ("Feber", du viennois pour "Februar" : dans le poème précédent qui fait explicitement référence à Vienne, Celan utilise "Februar" ; doubles-fonds, toujours) ... Et de In Eins le furet revient vers Schibboleth : sous le signe du 13 février, je préfère souviens-toi du  sombre / rougeoiement jumelé / de Vienne et Madrid (JP Wilhelm) à songe à la sombre aurore jumelle / à Vienne et Madrid (JP Lefebvre) ; nulle aurore, ici.


Shibboleth -- Paul Celan

 
Mitsammt meinen Steinen,
den großgeweinten
hinter des Gittern,

schleiften sie mich
in die Mitte des Marktes,
dorthin,
wo die Fahne sich aufrollt, der ich
keinerlei Eid schwor.

Flöte,
Doppelflötte des Nacht :
denke der dunklen
Zwillingsröte
in Wien und Madrid.

Setzt diene Fahne auf Halbmarst,
Erinnrung.
Auf Halbmast
für heute und immer.

Herz :
gib dich auch hier zu erkennen,
hier, in der Mitte des Markets.
Ruf's, das Schibboleth, hinaus
in die Fremde der Heimat :
Februar. No pasarán.

Einhorn :
du weißt um die Steine,
du weißt um die Wasser,
komm,
ich fürh dich hinweg
zu den Stimmen
von Estramadura.

(in Von Schwelle zu Schwelle
Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1955)



Schibboleth

Avec mes pierres, les grandes,
pleurées derrière les grilles,
on me traîne sur la place publique,
où se déroule un drapeau
à qui nul serment me lie.

Flûte,
double flûte de la nuit,
souviens-toi du sombre
rougeoiement jumelé
de Vienne et de Madrid.

Mets en berne ton drapeau,
Souvenir.
En berne,
pour aujourd'hui et pour toujours.

Cœur :
même ici manifeste-toi,
ici, sur la place publique.
Clame le Shibboleth
dans ton pays étranger :
Février, No pasarán!

Licorne :
tu sais ce qu'il en est des pierres,
tu sais ce qu'il en est des eaux,
viens,
je t'emmène avec moi
vers les voix d'Estrémadoure.

traduction Jean-Pierre Wilhelm
1955
(excellente) source
ou le dossier Jean-Pierre Wilhelm
en annexe (*) du volume traduit 
par Jean-Pierre Lefebvre (infra)


Schibboleth

Avec toutes mes pierres,
grandies dans les pleurs
derrière les grilles,

ils m'ont traîné
jusqu'au milieu du marché,
jusqu'au lieu
où se déroule le drapeau auquel je n'ai
prêté aucune espèce de serment.

Flûte,
double-flûte de la nuit :
songe à la sombre aurore jumelle
à Vienne et Madrid.

Mets à mi-hampe ton drapeau,
souvenir.
A mi-hampe,
pour aujourd'hui et à jamais.

Cœur :
là aussi fais-toi connaître,
là, au milieu du marché.
Crie-le, le schibboleth, à toute force
dans l'étrangeté du pays :
février, No pararán.

Licorne :
tu sais bien ce qu'il en est des pierres,
tu sais bien ce qu'il en est des eaux,
viens, je t'emmène loin
chez les voix
de l'Estrémadure.

(in Paul Celan : Choix de poèmes,
traduction de Jean-Pierre Lefebvre,
Poésie/Gallimard, 1998)



(*) Sur le fac-simile (mal) reproduit en annexe, une note de la main de Celan ajoute en marge de la traduction de "hinter des Gittern" par "derrière les grilles" ce qui semble être "les barreaux" ; "hinter Gittern sein" se dit effectivement pour "être en prison". Le "pour toujours" est aussi annoté par "à jamais".

Son poème jumeau un peu plus tard ...


dimanche 5 décembre 2010

A Polynesian Mask -- J. Tennant


This article is taken (admittedly, without permission) from Icarus ; whoever feels injured by the shameless copy/paste below, please let me know. Thank you.



There would appear to be somewhat of a proliferation of translations by contemporary poets. Notable examples include Jo Shapcott’s Tender Taxes (2001); Peter Fallon’s The Georgics of Virgil (2004); Sean O’Brien’s Inferno; Don Paterson’s Orpheus; Derek Mahon’s Adaptations;  Bernard O’Donoghue’s Sir Gawain and the Green Knight, both Simon Armitage’s The Odyssey  (all 2006) and his Sir Gawain (2007). Do these translations, or ‘versions’, signify stagnation in  terms of original verse? A brief look through this year’s catalogues of ‘upcoming publications’ confirms the fact; interesting new collections are conspicuous in their absence. Their centenary year will leave us with some elegant new editions of Auden and MacNeice, but to this cynic Morrissey’s lyrics come all to easily to mind: ‘Re-issue! Re-package! Re-package!/ Re-evaluate the songs/ Double-pack with a photograph/ Extra track (and a tacky badge)’.

Any discussion of the value of poetry in translation will at some point touch upon Robert Frost’s much-quoted remark that poetry ‘is what gets lost in translation’. Whereas literal ‘word-for-word’ translations are clearly possible—Frost, Pasternak, indeed most translators and critics, argue that the ‘tone’ of the poem is impossible to catch perfectly through translation. Frost’s aphorism has the epigrammatic surety of wisdom, but can never be answered satisfactorily since it is such a sweeping generalisation. From an absolutist point of view, however, it holds true, the ‘poetic’ translation of poetry is not possible.

With this inherent deficiency in mind, the translator must decide how to render the foreign poem into his native tongue. Should the translator adhere to the metrical form of the original? Can rhyme be relocated whilst being ‘faithful’ (whatever that means) to the original? Contemporary Russian poetry is still dominated by quatrains with masculine and feminine rhyme endings. Brodsky and Leonid Aronzon never made these heavy rhymes sound pat—but how can the ‘literal’ translator avoid this pitfall? Our Germanic language, with all its glottal stops and fricative consonants, precludes the scope for vowel-rhyme that a Romance language has. In the preface to his Imitations (1961), Robert Lowell states ‘Strict metrical translators still exist…their difficulties are bold and honest, but they are taxidermists, not poets, and their poems are likely to be stuffed birds’.

Ezra Pound once exhorted translators of verse to ‘make it new!’. It is often difficult to ascertain what is translation, adaptation or original composition in Pound’s poetry. Pound was the first appropriative translator; the publication of his ‘Homage to Sextus Propertius’ (1919) provoked outcry from scholars and Latinists. They accused Pound of grievous errors in the translation, whereas in reality Pound’s poem consciously intends to show certain aspects of Propertius in an ironic light. Whether or not it is really a translation has always been a contentious issue—many sections have been proven successful and diligent renderings by any standards. What Pound’s ‘version’ clearly is, is a homage to the persona of Propertius—a subjective response to the character where all the factors that led to this response are included. A similar approach was taken by Pound in ‘The Seafarer’ (1912) which he translated from the Anglo-Saxon. The translation was not so much an act of translation directly from the source-text, as an ‘updating’ of the poem as a poem. Pound had in fact closely studied the forces of the original, with the aim of his ‘translation’ being to ‘show where the treasure lies’. Here there is no fundamental distinction between rewriting and translating. He believed that translation is the ultimate form of criticism; it represents a fusion of both the critical and the creative faculties. In an article published in The Guardian in 2002, Daniel Weissbort (who co-founded the excellent review Modern Poetry in Translation with Ted Hughes in the 1970s) reiterates Pound’s theory to an extent—‘what the reader of a translation is reading is a previous reading. Even if not the originator of a work, the translator is inevitably, to an extent, its re-writer’.

Robert Lowell’s Imitations arise directly from Ezra Pound’s theories on verse translation and are part of the same ‘modern’ school. As he fully admits in his introduction, ‘I have been reckless with literal meaning, and labored hard to get the tone’. Although he has entitled his collection Imitations, it soon becomes clear that Lowell sees them as ‘translations’. He claimed he wanted to fuse the original foreign text with what he termed ‘the nervous system’ of his own language and time. In striving to capture the elusive ‘tone’ Lowell has taken enormous liberties with the source-poems. He avowedly takes Hebel ‘out of dialect’; Mallarmé has been ‘unclotted’; one third of ‘The Drunken Boat’ is left completely out and two stanzas have actually been added to Rilke’s ‘Roman Sarcophagus’. The poems we are left with are good ones, yet the title Imitations is ambiguous. If Lowell is really only copying the ‘tone’ of the original, why pretend to be a translator of individual pieces? Surely these are simply ‘new’ poems? Randall Jarrell once said to Lowell ‘You don’t write, you rewrite’—this collection could equally have been called Reworkings or Responses. Recently, Don Paterson produced a book of successful poems ‘based on’ the poetry of Antonio Machado called The Eyes (1999). Paterson makes little pretence at translation per se, aptly subtitling his collection ‘versions’. Works of ‘translation’ nowadays are often subtitled ‘versions’, which presumably offloads much responsibility to the original poems.

Every poem wears a mask to some extent—it has to tread the boards of ‘poetic truth’, which of course owes little to ‘truth’. Blake was expressing the quality of poetic truth when he said, ‘everything possible to be believed is an image of the truth’. Nevertheless this mask does not symbolize the Janus-face of dichotomies found in either Blake or Yeats; this is the mask of the ‘tone’ or ‘stance’ taken by the poem towards the regarded theme, or object. Very occasionally you will encounter a poet with an integral tone, where the same thread of tonality is perceptibly woven through the whole oeuvre. But usually each poem will have a kind of autonomy. This is the autonomy to ‘strike a pose’ differently in each poem. The Portuguese poet Fernando Pessoa embraced this idea by creating what he called ‘heteronyms’. These were in effect distinct ‘personae’ through which Pessoa would write poetry. They were all independent of each other but integral to the disunity of Pessoa’s psyche. They were not merely noms de plume because each heteronym was, at face value, utterly independent of the author. Technically Pessoa did not feel he wrote the poems—only parts of him were poets. A nom de plume can prove invigorating (‘for we are many’); it not only gives the illusion of distance between the ‘poet figure’ and the by-product, but also between the poem and its presumed audience (it highlights the artistry of the poem as an entity). This idea of an artistic mask would strike a stronger chord in a more canivalesque culture than our own. Reverence of the mask is prevalent in many cultures in Africa for example: the Yoruba cultures and the Dogon Tribe of Mali in particular. The use of the mask in Greek Tragedy and in the shamanic rituals of the North American Iroquois is well known. Japanese Kabuki theatre uses heavy make-up to a similar effect.

At present translation by an ‘established’ poet is viewed as some kind of recreational sport, to be practiced while biding time during low ebbs of inspiration. But what translation allows for is a mask of ‘burning gold’ more resplendent than any other. The translator has not only to inhabit the object poem as an autonomous work, but he has also to inhabit the original narrator’s voice and language. The poet/translator must speak through the mask of tonality at two removes. Unfortunately poets who ‘translate’ often have no knowledge of the source language. They will resort to amalgamating previous translations, or at best, will collaborate with a native speaker.

However inevitable it is that a translator must to some extent re-work a poem, we are better off reading a semi-literal (i.e. not clumsily over-literal) translation than not reading foreign poetry at all. Ted Hughes championed much of the poetry that emerged from Eastern Europe in the aftermath of the so-called ‘thaw’ instigated by Stalin’s death in 1953. With The Desert ofLove (1989), the selected poems of János Pilinszky, Hughes was lucky to have been able to work alongside the Hungarian János Csokits. In this way he was able to receive the ‘tone’ of the poems through Csokits’s literal drafts in English and subsequent explanations. Hughes describes tone as ‘that very intriguing quality which is the translator’s will-o’-the-wisp, the foreignness and strangeness’. Working alongside a native speaker (especially one who is him/herself a writer) is an effective method towards as thorough a translation as is ever possible. With the help of Csokits, Hughes asserts, ‘even a rough translation cannot completely blanket Pilinszky’s unique vision of final things’. Hughes believed in what he called a ‘picture language’ that was universal in that its ‘poetry’ would transcend language. This theory is reminiscent of Walter Benjamin’s claim in his essay ‘The Task of the Translator’: ‘to some degree all great texts contain their potential translation between the lines’— implicit is a rebuttal of Frost’s statement about poetry being ‘lost in translation’. When talking of his translations of Yehuda Amichai, Hughes, however, does appear a little idealistic: ‘It is hard to imagine that many of Yehuda’s poems can be better in Hebrew than they are in English’.

This is a year of dearth for new poetry. The proliferation of translation is an interesting phenomenon, but is unlikely to be taking place at the expense of original work. With luck such a dearth is merely coincidence. We have seen the rejuvenating capacity that translating poetry can provide, and that it is a necessary and rewarding enterprise: the most important factor being that the end-product does not hatch as a ‘stuffed bird’.




Article paru dans Icarus (again, whoever feels injured by the shameless copy/paste above, please let me know), la revue littéraire de Trinity College (Dublin). 









L'occasion de rassembler quelques liens sur la traduction, en commençant par George Steiner, Après Babel ; une somme mais surtout un point de vue qui n'est pas forcément celui de tous les traducteurs, le point de vue d'un polyglotte revendiqué qui sait combien, pour celui qui passe quotidiennement et inconsciemment d'une langue à une autre, passer consciemment d'une langue dans une autre (traduire !) approfondit son usage des deux.
La tâche du traducteur de Walter Benjamin (Die Aufgabe des Übersetzers), bien sûr, et les quatre articles de Nouss (bis) et Lamy (bis) qui tournent autour (avec un joli petit paquet de jargon pour Lamy ... qui n'en a que plus de mérite à dégager nettement son propos !) : deux de ces articles font partie d'un numéro de TTR (Volume X, N°2) consacré à l'essai de Benjamin dont je n'ai pu trouver qu'une recension et qui contient une traduction de l'essai par Nouss et Lamy sous le titre L'abandon du traducteur (texte de présentation).

Sans penser ajouter rien à ce que tous ces savants ont pu écrire, je reste toujours surpris de la position inconfortable de la "traduction", suspendue entre deux pôles : au zénith, l'Oeuvre d'Art, au nadir, l'Ursprache. Position inconfortable car nos conceptions ne permettent plus de superposer ces deux points cardinaux mais au contraire les organisent comme un véritable champ de force.

Côté "Ursprache", l'affaire est entendue et le traducteur est l'honnête ingénieur qui rebrousse le chemin parcouru par la différenciation linguistique de la "langue source" pour redescendre ensuite le chemin vers la "langue cible"  en passant au col par le pivot de cette langue originelle dont les dictionnaires multilingues sont en quelque sorte les spectres. Que le pivot n'existe pas ne gêne pas vraiment la manœuvre, les spectres, eux, existent ! Cette conception "mécaniste" a ses fondements théoriques modernes du côté des grammaires génératives à la Chomsky, même si les critiques les ont sérieusement ébranlés. Pour être franc, que faisons-nous d'autre quand nous traduisons un mode d'emploi ? 

C'est donc quand on s'intéresse à autre chose qu'un mode d'emploi (ou à tout autre équivalent utilitaire) que la "traduction" se trouve véritablement prise dans le champ de force mais c'est au même titre que l'œuvre elle-même en ce que l'œuvre-là se trouve pouvoir être comprise comme une instanciation dans une langue donnée d'une Œuvre résidant dans un Ciel des Idées. Le rôle du traducteur est alors de s'élever vers l'Œuvre pour en ramener une œuvre-là dans une autre langue.


Le champ de force est un authentique cisaillement tant notre appréhension de la langue semble poser que l' Œuvre se fait en quelque sorte malgré la langue ou dans les interstices, les déscellements de celle-ci.

Le rapport à la langue est soupçonneux, conflictuel. Nous sommes "après Babel" et le Nom a éclaté en multiples noms (prononçables ou non, qu'importe !), tous fragmentaires et tous douteux : l'Age d'Or de l'unité de la Langue et de l'Œuvre est révolu.

Mais nous ne sommes plus qu'après Babel ; le Glorieux Ciel de Jena s'est effondré dès l'aube du XXème siècle et cet effondrement aura été le signe sous lequel tout ce siècle s'est inscrit. Si, après Babel, l'Œuvre interroge la Langue et ses insuffisances, après l'avènement de la mort de masse au cœur de l'Europe, la Langue interroge l'Œuvre et ses prétentions.

Walter Benjamin écrit à ce moment-charnière où le programme de Jena s'effondre.  Il est le témoin lucide de cet effondrement et de la révolution qui s'en suit : désormais, pour notre sensibilité, une oeuvre et sa langue se livrent en permanence un procès sans pitié. Au-delà de l'auteur, au-delà du traducteur. D'où l'importance du "littéralisme" dans l'essai de Benjamin mais, me semble-t-il, non pas pour faire émerger une quelconque Ursprache (Benjamin utilise "reine Sprache", la "langue pure", le "pur langage" ...)  mais, bien au contraire, pour laisser à la langue toutes ses chances d'ébranler l'œuvre, de lui faire ouvrir ses doubles-fonds que d'infimes étrangetés  laissent supposer.

Double-fond, clé secrète, clé qui change.

C'est un monde devenu dangereux, ensauvagé, qu'arpente le traducteur. Il s'agit d'exister au milieu de la bataille des Puissances. C'est pour cela que j'aime tant cet appel à l'image du Masque dans l'essai de Tennant, au-delà du sens que l'auteur lui donne !