lundi 28 décembre 2009

Récits d'Ellis Island - histoires d'errance et d'espoir -- Georges Perec avec Robert Bober


A Paris quand nous disions que nous allions faire un film sur Ellis Island, presque tout le monde nous demandait de quoi il s'agissait. A New-York, presque tout le monde nous demandait pourquoi. Non pas pourquoi un film à propos d'Ellis Island, mais pourquoi nous. En quoi cela nous concernait-il, nous, Robert Bober et Georges Perec ?

Il serait sans doute un peu artificiel de dire que nous avons réalisé un film à seule fin de comprendre pourquoi nous avions le désir ou le besoin de le faire. Il faudra bien, pourtant, que les images qui vont suivre répondent à ces deux questions, et décrivent, non seulement ce lieu unique, mais le chemin qui nous y a conduits.




Slavic Immigrant, Ellis Island, 1905
Lewis Hine
Black and white photographic print, 8.0"x6.0"
Archives of American Art
Elizabeth McCausland Papers, 1877-1960



Madame Rabinovici


Notre dernière interview eut lieu en septembre 1979 à Paris. 250 000 immigrants ont été refoulés d'Ellis Island [ndlc : sur environ 16 millions]. Les navires qui les avaient amenés étaient tenus de les ramener jusqu'au port où ils avaient embarqué. Certains revenaient dans leur ville natale. D'autres n'osaient pas, par exemple l'arrière grand-père de Robert Bober, qui, croyant mettre toutes les chances de son côté, s'était coupé la barbe avant d'arriver à Ellis Island ; mais il avait attrapé le trachome et fut tout de même refoulé ; il ne voulut pas revenir imberbe à Przemysl (près de Lemberg) et s'installa à Vienne le temps que sa barbe repousse. Des années plus tard, après l'Anschluss, sa petite-fille, Frances Doniger, réfugiée d'Autriche, partit en Amérique via Londres. Nous n'aurions jamais pensé qu'il nous serait possible de rencontrer quelqu'un qui aurait été refoulé d'Ellis Island. Une série de coïncidences et de hasard proche du miracle nous a fait connaître Mme Rabinovici. Elle partit à quinze ans de Roumanie avec sa sœur cadette. Elles étaient seules et furent toutes deux refoulées parce qu'elles étaient trop jeunes et qu'il n'y avait personne aux Etats-Unis pour les accueillir. Elles furent ramenées toutes les deux à Hambourg et de là revinrent dans leur village natal. La jeune sœur repartit en Amérique après la guerre de 14 et fut cette fois accueillie. Mme Rabinovici, des années après, vint s'installer en France, à Paris, dans le XVIIIe arrondissement. Elle vit désormais seule, mais a gardé de nombreux contacts avec les États-Unis où elle est souvent allée visiter sa soeur et ses neveux. De l'entretien que nous avons eu avec elle, il nous a semblé surtout ressortir qu'elle gardait de son expérience l'idée d'un échec, d'une chance qui lui aurait été à jamais refusée. En Amérique, nous a-t-elle dit, on vous invite à devenir américain. Ici, au bout de quarante-sept ans, je n'ai pas réussi à me faire naturaliser. Avant que nous partions, Mme Rabinovici nous a montré la plante verte qu'elle avait ramenée de son dernier voyage à New-York et qui depuis lui donné une feuille.







Comme les géographies changent, tant avec les temps qu'avec le point de vue ! En France, en 1979, on pouvait écrire "Przemysl (près de Lemberg)" ... étrange de s'apercevoir que la géographie familiale et imaginaire de Robert Bober situait naturellement Lemberg et Przemysl l'une à côté de l'autre, dans une même entité géographique, si ce n'est dans un même pays.

Lemberg, c'est aussi Lviv, ou Lwów, ou Lvov, ou encore
Львов ; le cœur de la Galicie. Aujourd'hui la frontière polono-ukrainienne sépare Przemysl de Lviv (Przemysl est presque sur la frontière) ; pour moi, Przemysl, c'est près de Rzeszów et, finalement, parce que la géographie politique défie toute géographie physique mais s'impose aux mémoires, beaucoup plus près de Cracovie (Kraków, Krakau etc) que de Lviv !

Quatre mots suffisent pour se rappeler que c'est véritablement un continent qui a sombré dans la première moitié du XXème siècle; un continent au cœur de l'Europe.


Le film date de 1979, mon exemplaire du livre date de 1994, avec des photos prises lors du tournage et une série de magnifiques photos de Lewis H. Hine (éditions POL avec l'INA). Le texte de Georges Perec est toujours disponible chez POL.

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