samedi 26 décembre 2009

Le "pluchkinisme identitaire" d'Alain Finkielkraut


Le Nouvel Observateur vient de prouver qu'on peut parfois le lire avec intérêt avant d'emballer le poisson en publiant un entretien entre Alain Finkielkraut et Alain Badiou, si on veut bien passer sur le côté "soirée catch au Cirque d'Hiver" de la présentation, Tricky Finkie contre Big Bad Badiou !

Bizarrement, mes références sont plutôt du côté de l'un et mes engagements du côté de l'autre.

Finkielkraut est un des rares français à citer Kołakowski ou Patočka. Même si c'est un peu pour de mauvaises raisons, les réduisant trop à des penseurs du totalitarisme communiste, du moins les inclut-il à son horizon ; son dernier livre (Un coeur intelligent, Stock) montre un lecteur sensible et souvent subtil.

Badiou connaît beaucoup Alain Badiou, dialogue avec Platon et a commis une pièce de théâtre (L'écharpe rouge) hallucinante de boursouflure. Mais Badiou fait partie des très rares à n'avoir jamais reculé sur l'exigence de solidarité avec les immigrés, à n'avoir jamais cédé à la rhétorique de "la juste part de la misère du monde (mais pas plus, hein, y'a pas écrit pigeon, là !)".

L'entretien en lui-même n'apporte rien de bien neuf à qui connaît les positions des protagonistes mais ce qui me frappe et a semble-t-il frappé Badiou également, qui sait là faire preuve de discernement et de sensibilité dans sa réponse (non sans oublier de se citer une fois de plus au passage ; on ne se refait pas !), c'est l'évidente souffrance de Finkielkraut, douloureusement replié sur un passé phantasmé comme pour le protéger, sur des "choses" chéries, cabossées et déglinguées par le monde comme il va (la tendresse, la douceur de vivre, la galanterie ... ) qu'il tenterait bien de sauver s'il en était encore temps :



A. Finkielkraut. - Je ne suis pas ce que votre schéma voudrait me faire être à savoir un défenseur de l'état des choses. Je vois ce monde se transformer en un non-monde et je le déplore, comme Lévi-Strauss, et cette tristesse ne fait pas de moi un contre-révolutionnaire.

A. Badiou. - Je vois très bien que chez vous, la donnée subjective fondamentale est une forme de mélancolie. Elle me touche, parce que je peux d'une certaine manière la partager. Il est difficile de trouver plus profondément Français que moi. Une des premières phrases de mon livre, «Théorie du sujet», c'est « j'aime mon pays, la France ». Nous pourrions communiquer sur une certaine image du vieux charme français, et nous associer mélancoliquement dans le regret de ce charme évanoui. Seulement chez vous, la mélancolie se fait agressive, elle rêve de ségrégations, d'interdits, d'uniformité. Et cette pente vous entraîne à considérer des phénomènes irréversibles et nouveaux comme périlleux ou nuisibles, alors qu'ils ne sont que la vie historique des choses.

Acceptons une fois pour toutes, je le redis, que l'arrivée massive de gens venus d'Afrique soit la continuation du processus enclenché au XIXème, quand les auvergnats, les savoyards sont venus à Paris, puis les Polonais dans les villes du nord et les Italiens à Marseille. Faute de cette vision large, l'image qu'on se fait de la France est étriquée et dangereuse. La seule vison qui puisse donner sens au mot « France », c'est ce qui fait l'universalisme français aux yeux du monde entier, à savoir la filiation avec la Révolution française, avec la politique populaire, ça oui par contre, au moins au niveau subjectif, cela peut être salvateur.

A. Finkielkraut. - Une enseignante a été l'objet d'une lettre de ses élèves de Terminale la mettant en demeure de partir ou de changer d'attitude parce qu'elle poussait l'autoritarisme jusqu'à interdire l'usage des portables en classe ! La communication tue la transmission. On est en train de priver les nouveaux venus sur la terre d'un droit fondamental : le droit à la continuité. J'observe cette mutation, j'interviens pour la combattre mais je n'ai pas le moindre espoir de gagner la bataille.



L'ouverture de Badiou était habile (à mille lieux de ses sempiternels moulinets internationalistes qui ne font qu'assurer que l'Histoire a un sens et qu'il est indiqué dans les œuvres d'Alain Badiou) (+); Finkielkraut se dérobe, retombe dans le ressassement de ses anecdotes "édifiantes", se remet à tourner en rond dans son musée poussiéreux, empilant encore et encore des vertus républicaines cabossées sur des attentions et des politesses démolies.

Pas de doute, Finkielkraut c'est
Pluchkine au pays des idées ! (*)

Rien ne sera plus comme avant (rien ne l'a d'ailleurs jamais été ...). Voila une phrase dont il ne veut pas penser qu'elle signifie autre chose qu'une défaite ; face à l'immensité d'un monde infiniment divers où le vivre-ensemble est à construire, il tourne les talons, ferme le portail et s'enfonce en maugréant dans l'obscurité, parmi ses chers trésors inutiles.


Comme on est loin (Badiou aussi, d'ailleurs, en garde-barrière péremptoire d'un internationalisme qui a rouillé sur pied (x)) du livre stupéfiant d'Édouard Glissant, "Philosophie la relation" (Gallimard) !



(*) Pour continuer dans la même veine, on pourrait s'amuser à trouver qui peut bien endosser les habits des autres barines dont Tchitchikov vient troubler la quiétude épaisse. D'ailleurs, qui peut bien jouer le rôle de Tchitchikov, dont on rapellera qu'il est un escroc (le rachat des âmes mortes, lui permet de peupler fictivement des propriétés autrement sans valeur, de les transformer fictivement en domaines florissants qu'il ne reste plus qu'à hypothéquer) ?

On peut aussi rappeler quelque chose qui n'est pas sans rapport avec le paradis perdu d'Alain Finkielkraut : ce bonheur perdu qui, à lui seul, fait de Pluchkine un être humain au milieu des pantins de Gogol, ce bonheur perdu était un bonheur de barine, de maître rêgnant, avec parcimonie et sans doute avec justice, au milieu de ses serfs. De même qu'on peut ainsi recadrer plus large la scène du bonheur familial de Pluchkine (sans en relativiser la valeur subjective, pour Pluchkine, mais en en rendant explicite le fondement matériel), on pourrait aussi recadrer un peu plus large pour distinguer sur quoi se fonde le paradis perdu de la "douceur de vivre" (voir par exemple "Les Onze" de Pierre Michon).

(+) 29-01-2010 : cette dernière remarque est de la plus parfaite mauvaise foi de ma part. Que Badiou fasse preuve d'une insupportable suffisance, c'est une chose, mais il fait quand même partie de ceux qui relisent Hegel avec un oeil critique et je crois bien me souvenir que, quelque part, Badiou a comparé la fin du "sens de l'histoire" à la "mort de Dieu".

(x) 29-01-2010 : plus précisément, de façon moins épidermique, on ne voit pas bien pourquoi les exclus se joindraient à un combat pour la transformation / destruction d'un système alors qu'ils ont souvent risqué leur peau pour simplement venir y prendre part.

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