vendredi 27 novembre 2009

Zähle die Mandeln -- Paul Celan


Zähle die Mandeln,
zähle, was bitter war und dich wachhielt,
zähl mich dazu:

Ich suchte dein Aug, als du’s aufschlugst und niemand dich ansah,
ich spann jenen heimlichen Faden,
an dem der Tau, den du dachtest,
hinunterglitt zu den Krügen,
die ein Spruch, der zu niemandes Herz fand, behütet.

Dort erst tratest du ganz in den Namen, der dein ist,
schrittest du sicheren Fußes zu dir,
schwangen die Hämmer frei im Glockenstuhl deines Schweigens,
stieß das Erlauschte zu dir,
legte das Tote den Arm auch um dich,
und ihr ginget selbdritt durch den Abend.

Mache mich bitter.
Zähle mich zu den Mandeln.


Paul Celan, Mohn und Gedächtnis
© 1952 Deutsche Verlags-Anstalt, München
In der Verlagsgruppe Random House GmbH



Compte les amandes,


compte ce qui était amer et t’a tenu en éveil,
compte-moi au nombre de tout cela :

je cherchais ton œil quand tu l’as ouvert et que personne
ne te regardait,
j’ai tourné ce fil secret
sur lequel la rosée que tu pensais
a glissé en bas jusqu’aux cruches
que protège une formule qui n’a trouvé le cœur de personne.

C’est là-bas seulement que tu es entré tout entier dans le
nom qui est le tien,
que tu as marché d’un pied sûr vers toi-même,
que les marteaux se sont balancés librement dans le beffroi de ton silence,
que le tout juste Entendu est soudain venu jusqu’à toi,
que le déjà-mort t’a aussi entouré de son bras,
et vous êtes allés trois en un dans le soir.

Rends-moi amer.
Compte-moi au nombre des amandes.


traduction Jean-Pierre Lefebvre
© Editions GALLIMARD, 1998
Collection « Poésie Gallimard »



24/10/2010
Une piste de lecture, parmi d'autres, pour ces "amandes" qui abondent dans la poésie de Paul Celan : en allemand, tronc d'amandier se dit Mandelstam ...


jeudi 26 novembre 2009

Kali Zusaan Fasteau


C'était à la cave ; sur "6th and D", pas vraiment l'endroit où l'on était supposé trainer la nuit, franchement plus "East Side" que Bowery. En fait, il suffisait de faire demi-tour en sortant du CBGB puis, cap à l'est, on y arrivait : un clandé improbable en bas d'une volée d'escalier, au milieu de blocs démolis ou à démolir, le "Neither Nor".
"Welcome below Lower East Side" grinçait le géant à l'entrée qui avait fini tant bien que mal à s'habituer à ma présence : le punk n'avait pas encore dépassé B avenue en 86 ; C et D restaient réputées infréquentables. Une réputation tout à fait usurpée : à part les incidents inhérents au noctambulisme envappé, je n'y ai jamais rencontré la moindre agressivité.

C'est au fond de ce trou que j'ai vu et entendu pour la première fois Zusaan Fasteau ; soprano et flute, en duo avec Dennis Charles qui semblait alors bien mal en point, lourdement adossé au mur, face à une moitié de batterie et une vilaine cymbale, à croire qu'il avait laissé le reste au clou.

Etrange musique, même pour qui se frottait quotidiennement aux abrasions industrielles de la scène new-yorkaise ; inquiétante familiarité qui subvertissait les codes du free sans se raccrocher aux vieilles branches. Des éclats d' "ailleurs" dans une matrice free que Dennis Charles, sorti de sa torpeur aux premières mesures, maintenait tranquillement. dans cette apesanteur vibrante qu'il savait donner aux groupes de Steve Lacy. C'est pour lui que j'étais venu ; je ne savais alors rien du parcours musical de Zusaan Fasteau ; je ne savais pas encore qu'allait s'ouvrir une nouvelle galerie dans mon univers musical.

Après, il ne restait qu'à tenter le diable en redescendant vers Battery Park en longeant les rampes des freeways en bordure d'East River, attendre le lever du soleil sur Brooklyn bridge et prendre un ferry et aller récupérer au calme de Staten Island.

Dans la soirée, j'ai fini par dénicher "After Nature" sur Bleeker St.




A découvrir ! Une préférence pour les albums avec Bobby Few et / ou Joe McPhee.


Fly -- Kahil El'Zabar


My heart
is heavy
Without insight to release
and unsure to let go
.....They've played a game
.....on me
.....Bluffed well
.....But I ain't finished
.....Must wipe away
.....Illusion
.....Clear myself from
..... Confusion
.....Find the
.....Solution
.....and bring it all to
.....Conclusion
In time passing
vision has been away too long
while darkness gives me no comfort
.....Must gain courage
.....to say it
.....the way I see it
.....Live for what
.....I truly believe in
..........Be into it
.....Got to be no less
.....than what's in my heart
..........Don't hold back
.....There are no barriers
.....Except of mind
.....In a matter of time
.....they will disappear
.....Nothing holds the
.....spirit
.....Learn what is important
.....and lasting
.....Freedom is always
.....Its truth cannot be contained
..........Feel
.....Touch past sensation
..........Transform
.....And let nothing
.....hold you



A écouter sur l'album Welcome de l'Ethnic Heritage Ensemble (Leo 014, Helsinki, 1982), une formation discrète mais embématique de l'AACM en provenance de Chicago, dont Kahil El'Zabar est le point fixe et le percussioniste.


La formation de 1982 est un trio avec deux magnifiques souffleurs : Kalaparusha Maurice McIntyre et Edward Wilkerson.

mercredi 25 novembre 2009

Commencements lapons -- Christian Dotremont


quoi ne pas être en tes glaces pour
venir de comme toi rester
à glisser pour river à ton dernier arpent
par le millième hiver sans me soucier venir
de lenteur à ne plus enfin bouger de souffle

1969



L'écriture de Christian Dotremont dans ce que j'en admire le plus : mots-copeaux lentement arrachés par la phrase-vrille.

(Fata Morgana)




mardi 24 novembre 2009

Han Shan, encore


comme en écho au poème de Feng k'an cité précédemment :

sages, vous m'avez abandonné
ignorants, je vous ai abandonnés
n'étant ni sage ni ignorant
j'ai dès lors cessé de vous entendre
la nuit tombe, je chante avec la lune claire
le jour se lève, je danse avec les nuages blancs
pourquoi interrompre ma bouche, mes mains,
pour m'asseoir, rigide, cheveux devenant blancs ?

(in 108 poèmes aux éditions Mondarren, traduction par Hervé Collet et Cheng Wing fun)

L'affiche à laquelle les irlandais ont échappé !





"Il faut perdre la tête pour voter NON"

30 juin 1946
référendum sur les réformes du nouveau pouvoir
installé en Pologne par les soviétiques (*)
environ 2/3 de OUI



(*) Le gouvernement pro-soviétique dit "gouvernement de Lublin" s'était autoproclamé le 22 Juillet 1944.

lundi 23 novembre 2009

Ocalony -- Tadeusz Różewicz


Mam dwadzieścia cztery lata

Ocalałem
Prowadzony na rzeź.

To są nazwy puste i jednoznaczne:
Człowiek i zwierzę
Miłość i nienawiść
Wróg i przyjaciel
Ciemność i światło.

Człowieka tak się zabija jak zwierzę
Widziałem:
Furgony porąbanych ludzi
Którzy nie zostaną zbawieni.

Pojęcia są tylko wyrazami:
Cnota i występek
Prawda i kłamstwo
Piękno i brzydota
Męstwo i tchórzostwo.

Jednako waży cnota i występek
Widziałem:
Człowieka który był jeden
Występny i cnotliwy.

Szukam nauczyciela i mistrza
Niech przywróci mi wzrok słuch i mowę
Niech jeszcze raz nazwie rzeczy i pojęcia
Niech oddzieli światło od ciemności.

Mam dwadzieścia cztery lata
Ocalałem
Prowadzony na rzeż.

(in Niepokój, 1947)




Le rescapé

J’ai vingt-quatre ans
je suis un rescapé
de l’abattoir

Sons vides sons équivalents
homme bête
amour haine
ami ennemi
ombre et lumière

L’homme se tue aussi facilement qu’un animal
j’ai vu :
des fourgons d’hommes dépecés
qui ne trouveront pas le salut

Grands mots vous n’êtes que des mots
vertu et vice
vérité et mensonge
beauté et laideur
courage et lâcheté

Autant pèse la vertu que le vice
j’ai vu :
un homme être à la fois
vertueux et criminel

Je cherche un maître à vivre et à penser
qu’il rende la vue l’ouïe et la parole
qu’il nomme à nouveau les choses et les concepts
qu’il sépare la lumière de l’ombre

J’ai vingt-quatre ans
je suis un rescapé
de l’abattoir


Tadeusz Rozewicz, Anthologie personnelle, Actes Sud, 1990
(traduction par Georges Licowski et Allan Kosko)




Je ne suis pas vraiment convaincu par la traduction de
To są nazwy puste i jednoznaczne
par
Sons vides sons équivalents

Littéralement, on lit :
Ce sont des noms vides et univoques

Il y a sans doute une volonté de respecter une montée vers
Pojęcia są tylko wyrazami
(littéralement, Les concepts sont seulement des mots)
que
Grands mots vous n’êtes que des mots
rend de façon plutôt heureuse; une montée qui irait des sons, aux mots et aux grands mots quand Różewicz passe "seulement" des noms vides, (parce qu') univoques, aux concepts qui ne sont que des mots.

A titre de proposition :

Oppositions
vides, simplistes
homme et bête
amour et haine
ami et ennemi
ombre et lumière


Submerge -- Come








en parlant de rock ...

Submerge, à l'origine sur l'album Eleven Eleven (1992).





The Heart of Darkness
The Boston band Come makes soul music for the slacker generation

By Ted Drozdowski

Rolling Stone magazine, Issue No. 654, April 15, 1993

Thalia Zedek is the new high priestess of noise rock -- and an unlikely-looking one at that. Onstage, she’s a small, sweaty, swaying androgyne wrapped in flannel with raccoon-ringed eyes squeezed tight, her head cocked up toward the microphone as she smashes spiky chords from her chipped Telecaster. But with the arrival of her band Come and its debut album, Eleven: Eleven, the underground has christened Thalia Zedek the reigning doyenne of the dark.

While gloom ’n’ doom is nothing new to the alternative-music scene, Come’s jagged, lived-in clamor is all its own. The group combines the fierce vocals and grinding fret play of Zedek’s previous projects Live Skull and Uzi with a distinct blues dynamic. And unlike sister rebels such as L7, Juliana Hatfield and Belly’s Tanya Donelly, Zedek doesn’t need bratty metalism, savantlike innocence or pop cleverness to make her songs sting. She goes for something else.

"Dour," she says over coffee and cigarettes, describing the songwriting style that has piloted her career as a respected cult artist since the early Eighties, when she co-led Boston’s Dangerous Birds. Late in 1990 she emerged intact from a brief submission to heroin addiction, yet there’s a glint of humor in the thirty-one-year-old Bostonian’s eyes that says she’s no member of Wrist Slashers Anonymous.

"Drugs have never affected my songwriting one way or another," Zedek says. "Have you ever seen Slacker -- that whole opening monologue: ‘This could be a dream’? I like fucking with reality. I like that feeling when you walk out of a really intense movie and you’re in Harvard Square and it looks like a city you’ve never been in before because your mind’s been messed up."

Zedek’s songs spin endless variations on this theme of disconnection -- from friends, family, lovers, life. From everything. But it’s the mesh of music and message that separates Come from the brute-rock brat pack. "In a lot of bands that are really hard, there’s a kind of sound-over-song situation," says Zedek. "I had a good time singing with Live Skull, but every song had the same sound. It’s based on a skeleton that the band always has to work with."

"I think we were both interested in doing something that was more traditionally oriented," says Chris Brokaw, Zedek’s six-string sparring partner. After Zedek left Live Skull and her heroin habit behind, she began collaborating with Brokaw, who divided his time between drumming with the Sub Pop band Codeine and writing songs with Zedek.

"Right from the beginning, it was real heavy," Zedek recalls. Four days after Come’s first show the band was asked to cut a 45, "Car," for Sub Pop’s Single of the Month Club. Months later, Come -- which also includes ex-Kilkenny Cats bassist Sean O’Brien and former Bar-B-Q Killers drummer Arthur Johnson -- was in the studio making an EP and Eleven: Eleven for Matador.

"A lot of the feel of the band comes down to the way we play, which is pretty sloppy," Brokaw admits. "The sound never gets overly slick or settled into a precise groove, because we’re klutzes. But we work very hard on dynamics."

Still, the group has been stumped only once: when it came time to name the band. As Come’s debut show loomed, the pressure mounted. "Finally, at one practice we decided we needed a name by eleven o’clock -- tonight," Brokaw says.

"Nobody could agree," says Zedek. "We were going to call ourselves the Marshall Fucker Band. Then I said, ‘Why don’t we just call it Come.’ It was meant in a sexual sense, but more as a verb than a noun."

"Not like jism," Brokaw says, curling his lip. "We always get these disgusting double-entendres in the press, especially in England, like ‘Sperm Wails’ or ‘Come: It’s a Hard Act to Swallow.’ "

"We didn’t know it would be like this," says Zedek with a shrug.

"I was talking to my dad about it," Brokaw recalls, "and he said, ‘Well, at least you’re not called the Dead Kennedys.’ "





Et pour ceux qui s'intéressent à l'histoire de Thalia Zedek, de Live Skull à Come, cet excellent article. Le reste du site est très documenté !


Death Fuck Lafayette ! (Maintenant) -- F.J. Ossang


Il m'aura suffi de passer un instant dans l'orbite de Rodanski pour que reviennent les vacarmes flamboyants et les rumeurs industrielles des concerts de M.K.B.

M.K.B., pont jeté entre deux des mondes parallèles que j'habite, entre la poésie et le rock. Ne serait-ce que parce qu'aux confins, là où toute compromission a disparu "sicut per ognia", tous ces mondes sûrement se rejoignent !



La Fin des Messageros Killers Boys, croient-ils,
Quand il ne reste plus qu'un mot
pour dire l'absurdité des causes vaines :
DEATH FUCK LAFAYETTE !

Les slogans qui ne disent plus rien.
Les couleurs rochénolliennes qui pâlissent
tandis que la violence adolescence imprécations
recrache ses voix sinistrées.
Sex Drugs & Noise 'N Roll.
DEATH FUCK LAFAYETTE !

Quand il ne reste rien
sauf une respiration
que plus rien n'attise,
ni la drogue, ni l'éthyle,
et plus aucun voile conspiratoire.
Quand tout redevient juste
Impossible à lancer comme une pierre !
DEATH FUCK LAFAYETTE !

Oh, rien n'est évident.
Surtout pas l'aveu des mots
qui s'épuisent doucement.
Dans une si âcre douceur
qu'on essaie de crier
pour ne pas en rire !
DEATH FUCK LAFAYETTE !

Qu'est notre sombre meute devenue.
Où sont nos vaines causes.
Les seconds degrés s'effondrent.
La vision s'embue.
Les vitres s'étoilent, s'effractent
mais leur texture demeure
quand on désarçonne la lumière
DEATH FUCK LAFAYETTE !

Pourtant des combats
ne cessent de bruire aux lointains
dont tout nous rejette par avance.
N'y en aurait-il plus que pour les armées régulières !

Notre colonne avance et persiste,
étreinte dans un défilé de silence
que même nos machines et tambours
évitent de transpercer
de peur de nous voir fondre avec les glaces.

Les armes sont muettes.
L'Ennemi se rapproche.
Les mots d'ordre ont disparu
des feuilles de bord.
Pourtant l'on avance.
Les irréguliers se perdent.
L'arme blanche à la ceinture.
Et une conviction vissée au cœur :
"Ah, quelles belles choses
allons-nous faire MAINTENANT !"
........................................."MAINTENANT !"
........................................................."MAINTENANT !"





A écouter sur l'album Docteur Chance.

dimanche 22 novembre 2009

Silencio -- F.J. Ossang


Moyen métrage de F.J. Ossang ; noir et blanc, muet, musique de Throbbing Gristle.

1, 2, 3


c'est le soir dans la mort du monde

je m'endors

dans la plaine électrique

où le noir tombe


La nuit verticale -- Stanilas Rodanski


Que je sois – la balle d’or lancée dans le Soleil levant.
Que je sois – le pendule qui revient au point mort chercher la verticale nocturne du verbe.
Que je sois – l’un et l’autre plateau de la balance, Ie fléau. La période comprise entre les deux extrêmes de la saccade universelle qui est le battement de coeur suivant celui dont on peut douter au possible et tout attendre de son anxieux « rien ne va plus ».
Je lance au possible ce défi : Que je sois la balle au bond d’un instant de liberté.
Je lance ce cri – que je sois la balle de son silence.
Mon départ s’appelle toujours, tous les jours et tous les instants du grand jour. Mon retour à jamais, éternelle verticale nocturne, point mort, égal à lui-même, que l’autre franchit – toujours.
Qui suis-je?
Toujours le même revenant, ce qui revient à dire encore un autre.

Stanislas Rodanski (1927-1981)Des proies aux chimères


Trouvé ici ; ceux qui apprécient Rodanski sont trop rares pour ne pas les lire !

Sur Rodanski, ici, et ceci aussi, extrait de Requiem for me récemment publié (Editions des Cendres; présentation de François-René Simon) :

Je suis en dessous de tout
Objet de méfiance
Je me fais mal
Je n'y peux rien
Tout se passe sans moi
......





Et encore :

Rodanski de Shangri-La veille sur l'horizon perdu
Cravan n'est pas loin, ni Jacques Rigaud, sauf que la 100's Club n'est pas devenu le Cabaret Voltaire ...
Zurich-Londres, Zurich-Londres, Zurich-Londres,
Zürich ... 1916 en soixante-seize, la nostalgie comme autre nom de la mort.

(extrait de Zurich-Londres (1916 en soixante-seize), M.K.B., sur l'album Feu !)


Voir aussi ici, un site consacré à Rodanski avec l'ensemble de sa bibliographie.



La nuit remue -- Henri Michaux,


La Jetée

Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre. Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer. Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardais la mer, sous moi, qui respirait profondément. Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. "A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années." Il se mit à tirer en se servant de poulies. Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s’habillent plus. Et chaque être ou chaque chose qu’il amenait à la surface, il le regardait attentivement avec grand espoir, puis sans mot dire, tandis que son regard s’éteignait, il poussait ça derrière lui. Nous remplîmes ainsi toute l’estacade. Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même. Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande.


108 poèmes -- Han Shan


Mon livre de chevet (apparemment réédité sous le titre Merveilleux le chemin de Han Shan), avec Le plein du vide (poèmes de Wang Wei), L'immortel banni - Buvant seul sous la lune (poèmes de Li Po) et Dieux et diables pleurent (poèmes de Tu Fu ; apparemment réédité sous le titre Une mouette entre ciel et terre). Disponibles aux éditions Mondarren, tous les quatre, traductions par Hervé Collet et Cheng Wing fun.



jeune, avec la bêche j'emportais les classiques
je dus quitter la maison de mon frère aîné
à cause de racontars
même ma femme s'éloigna de moi
adieu, j'abandonnai ce monde de poussière rouge
je voyage alors beaucoup, aime les livres
qui ? pour prêter une mesure d'eau,
pour faire vivre le poisson dans l'ornière



les gens demandent le chemin de Han Shan
Han Shan, nulle route ne traverse
l'été, la glace ne fond pas
le soleil se lève, se noie dans le brouillard
comment y parvenir, comme moi,
si votre coeur n'est pas pareil au mien ?
votre coeur, supposons le pareil au mien
vous êtes alors en plein dedans



Habitant les montagnes
nul ne me connaît
dans les nuages blancs
tout le temps silencieux, silencieux



On trouve aussi dans ce volume deux poèmes de Feng k'an (Seng Can), troisième patriarche du ch'an, qui résumait ainsi lapidairement l'enseignement du bouddha : "suivre le temps".


Fondamentalement, nulle chose
nulle poussière à balayer
si on comprend ça,
plus besoin de rester assis, rigide, rigide




A propos de ch'an, Hui Neng, le sixième patriarche ; il est le grand maître de l'école du sud. C'est en entendant le Sutra du Diamant, qu'il eut la révélation de sa voie. Il se rendit auprès de Hong Ren, le 5e patriarche, qui lui donna un emploi aux cuisines. Plus tard, pour désigner son successeur, il propose un test. Les candidats à sa succession devront rédiger une stance montrant leur parfaite compréhension du Dharma.

Le premier disciple, Shen Xiu, propose :

Le corps est l'arbre de la bodhi
L'esprit est le support du miroir brillant
Sans cesse il faut l'essuyer
Afin que la poussière du monde ne s'y dépose pas

A quoi Hui Neng répondit :

La bodhi n'a jamais d'arbre
Le miroir brillant non plus n'a pas de support
Depuis l'origine pas une chose n'existe
Où la poussière du monde se dépose-t-elle ?

Comme quoi, de patriarche en patriarche, la thématique du "ménage permanent" ne fait guère recette ! On peut voir dans ces deux stances les grandes lignes du célèbre débat entre les partisans d'une échelle progressive vers l'éveil et ceux d'un éveil subit et immédiat .

Par la suite, Hui Neng formulera ainsi sa compréhension :

Qui se douterait que notre nature propre intrinsèquement est pure et calme
Qui se douterait que notre nature propre intrinsèquement est sans naissance ni destruction
Qui se douterait que notre nature propre intrinsèquement est complète
Qui se douterait que notre nature propre intrinsèquement est sans agitation
Qui se douterait que notre nature propre intrinsèquement produit les dix mille phénomènes.



vendredi 20 novembre 2009

Ceci est mon corps à 93° -- Mohamed Rouabhi


Ceci est mon corps.
Prends-le dans ta bouche.
Pour te souvenir de moi.
Pour te souvenir que je souffre encore pour l’éternité.

*

Nous sommes nés en Afrique. Il y a très longtemps. Nous sommes nés sur ce continent et ce continent a donné naissance à notre humanité toute entière.

Je portais sans doute le nom d’une plante qui poussait dans la terre. Ou d’un animal qui volait dans le ciel et que personne n’avait jamais vu de près. Ou d’une chose qui exprimait le mieux un sentiment ou un nom plus compliqué encore, un mot qui ne voulait rien dire et qu’une femme venait d’inventer, un mot que personne n’avait jamais entendu auparavant. Le premier mot. Car le premier enfant qui nait est toujours le premier enfant de l’histoire du monde. L’histoire de notre monde.

Le premier enfant était un Noir et sa mère lorsqu’elle l’a vu sortir de son ventre, l’a appelé Banou ; elle lui a dit dans cette langue que seules les femmes connaissent lorsqu’elles tutoient la vie qui sort de leur ventre, « Tu es Banou et tu es mon enfant ».

Le second était un Arabe. Il venait de l’Afrique lui aussi et lui aussi a eu une mère qui l’a baigné dans son ventre avant de le laisser sécher au soleil et respirer l’air de notre monde en l’appelant du nom de Ziad et en lui murmurant les mots de l’amour, les mots que seules les femmes peuvent prononcer sans bouger les lèvres.

Le premier enfant était un Noir. Il venait de l’Afrique.

Le second était un Arabe. Il venait de l’Afrique.

Nous ne sommes plus au début de notre monde, nous nous trouvons au commencement de notre histoire, à Clichy-sous-Bois.

Mais est-ce bien le commencement de l’histoire ?

Et cet air que ces enfants ont respiré avidement pendant dix-sept ans, était-il vraiment respirable lorsqu’on est de bonne constitution et capable de vivre bien au-delà de ce que peut espérer un corps encore immature ?

Qui a commencé ? Jusqu’où faut-il remonter ?

(... ici ...)

Où allons-nous maintenant. Que nous réservera l’avenir. Un nouveau sursaut républicain ? Un de plus ? Nous avons laissé nos rêves s’étioler et flétrir. Qui croit, en toute sincérité, que cela changera un jour et que la machine s’inversera, que le rouleau compresseur cessera de tracer des routes à travers les corps de tous ceux qui ont le malheur de trébucher une fois ?

Pour beaucoup d’entre nous, nous portons la vie à bout de bras, chaque jour, pour la mener au lendemain, pour recommencer le jour d’après la même chose. Notre existence est-elle devenue un fardeau, pour que nous n’ayons même plus conscience du peu de joie qu’elle nous procure ? Et du peu de temps que nous consacrons à lui donner le visage de l’insouciance et du simple plaisir de vivre, comme ça, gratuitement, pour le simple plaisir de la vivre ?

Qui croit sincèrement, au fond de lui-même, que cette société que nous avons construite sur une faille sismique, sera capable de résister encore aux cataclysmes à venir et recommencer comme si de rien n’était ?

Sans jamais essayer de boucher les trous dans le sol.

Ceci est mon corps.
Il ne me reste plus que ça.
Un morceau d’éternité.
Ne le jette pas tout de suite.
Prends-le.
Il a encore du goût.
Le goût de la vie.



Mohamed Rouabhi. Drancy. Novembre 2005




Novembre 2009 ... comme si de rien n'était.

Shel Silverstein


La nostalgie douce et profonde de Shel Silverstein : The giving tree, The missing piece ...


Blind Spot - Les Angles Morts


Pour les amoureux des musiques "ultimes", "obliques" ou "de traverse" (pour reprendre les intitulés de quelques festivals de légende) à la recherche d'un disquaire de qualité et qui auraient l'occasion de passer par Rennes, le détour s'impose.

jeudi 19 novembre 2009

Violence




Le thème de la violence, voire de la violence légitime, affleure ici dans certaines pages ; Žižek, dont la défense du mouvement Lavallas dans la "Démocratie dans quel état ?" est sans ambiguïté ou Brossat dans "Tous Coupat, tous coupables", par exemple.

Le mot (à plus forte raison, la chose) mérite certes d'être maniée avec prudence mais l'évoquer me paraît aujourd'hui nécessaire et pas seulement parce qu'il envahit peu à peu certains discours, souvent à titre de compensation.

S'agissant de la violence, le véritable danger, c'est son effacement du paysage, pour au moins deux raisons.

C'est cet effacement qui la rend ,d'une part, à la fois inévitable et stérile car son irruption se fera sans forme, comme émeute. Il n'y a pas lieu de craindre de parler de la violence ; au contraire, il faut la maintenir en permanence à l'horizon du possible. Quand elle n'est plus à cet horizon de la pensée, que le système ne la pense plus du tout, elle ne disparaît pas pour autant (et je ne parle pas là de la violence de la "domination" : cette violence là est nécessairement un impensé du système) et obéit dès lors à sa seule dynamique propre dont il n'y a rien à attendre en terme de transformation sociale.

La violence est, d'autre part, une des seules limites que je connaisse à la "domination". Si le système de domination parvient à évacuer cette violence pour de bon et définitivement (et pourquoi n'y parviendrait-il pas, ne serait-ce qu'en la rendant circulaire pour la circonscrire loin de lui, dans un invisible qui n'est pas forcément un lointain géographique et dont la misère sur nos trottoirs donne un avant-goût très précis (*)), il aura réussi à créer pour ses besoins propres la masse de sous-hommes dont il a aujourd'hui besoin pour subsister : pour reprendre Polanyi, le marché auto-régulateur repose sur la convertibilité totale de la monnaie (au sens du temps), de la nature (au sens des ressources) et de l'homme (au sens du travail).
Sur les deux premiers points, les limites apparaissent, encore un peu floues sur le temps (mais les "dettes" formidables qui enflent sont autant de versions modernes de l'exploitation coloniale, sauf que la "terre sans peuple", là, c'est l'avenir), particulièrement nettes sur la nature.
La dernière variable d'ajustement "effective" de l'auto-régulation, c'est donc l'homme ; en l'absence de limite fermement posée, fermement pensée, de ce côté aussi, les solutions "techno-fascistes", comme on disait dans les années 70, paraîtront des utopies de doux rêveurs dans cinquante ans.

Et puis, rappelons-nous Héraclite : "Le conflit est père de toutes choses, de toutes le roi" (Diels 54).

Bien sûr, le conflit, ce n'est pas que la violence mais la violence en est une des faces. Là encore, il est bon de se rappeler l'avertissement lugubre de Debord : "Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ?" (in Avertissement pour la 3e édition de La société du spectacle,
30 juin 1992 ).





(*) C'est aussi ainsi que je comprends "les marges" qu'exploite le système dont Brossat parle : cette sorte de repliement infini des frontières qui nous amène en toute tranquillité à enjamber ceux qui dorment en travers des trottoirs; on est loin d'une transposition de l'Inde au coeur de nos villes, ici. Il y a dans cette capacité de mise à distance, d'annulation pure et simple de l'autre, une tension incroyable, évidemment inversement proportionnelle à la distance "physique"; c'est un mur (d'indifférence comme le suggère la langue) qui s'érige et se replie avec une précision infinie.

Ces "marges" forment un paysage qui me rappelle les figures associées à la "digitation visqueuse" (instabilité de Saffman-Taylor) : une élongation infinie de la frontière jusqu'aux limites de la tension superficielle.

Une occasion en tout cas de se rappeler que ces marges ne sont que le résultat des choix individuels que nous faisons face aux alternatives qui nous sont proposées : ignorer ou non l'autre, fût-il ce clochard empestant l'alcool qui vient de monter dans la rame en insultant le monde entier au grand dam des voyageurs, c'est choisir de ménager ou non cet interstice où le système peut se glisser à son aise et commencer lentement son travail de déchirure, procédant par élargissements successifs, jusqu'à l'étape d'après, le licenciement "inévitable" des employés les moins productifs, par exemple.

Facile, de dire que le système ne peut pas travailler dans ces marges sans que nous ne les lui ouvrions tout d'abord et volontairement ? Facile, certes. Encore plus facile de l'oublier, néanmoins.



Les illustrations reproduisent deux affiches de Wiesław Wałkuski, pour Un chien Andalou (L. Buñuel) et Danton (A. Wajda), respectivement.



lundi 16 novembre 2009

Lèvres persanes


Ma lèvre aux lèvres de la cruche a dit tout bas :
Pourrais-tu m'obtenir plus de jours ici-bas ?
Ses lèvres en secret ont averti ma lèvre :
Bois du vin : en ces lieux tu ne reviendras pas.

Omar Khayam (1050 (?) - 1123), traduit par MF Farzaneh et J Malaparte, in Sadegh Hedayat, Les Chants d'Omar Khayam, édition critique (José Corti). Un livre très intéressant qui s'attaque sans détour à la lecture "soufie" (au sens "new age", très "cotonneux" pour ne pas dire informe, que la critique littéraire occidentale peut donner de ce terme !) de Khayam.


Ayant bu des mers entières nous restons tout étonnés
Que nos lèvres soient encore aussi sèches que des plages
Et partout cherchons la mer pour les y tremper sans voir
Que nos lèvres sont des plages et que nous sommes la mer.

Farid Al-Din Attar (1142(?) - 1220)





Une autre traduction, très différente, du même (?) quatrain de Khayam :


Posant ma levres aux levres de la cruche, avidement,
J'ai demandé s'il se pouvait longue vie, et comment.
Elle a chuchoté, lèvre à lèvre, en confidence:
Je fus comme toi vie, sois mon ami pour un instant.

traduit par Gilbert Lazard


et encore une autre, en prose de Franz Toussaint

Las d’interroger vainement les hommes et les livres, j’ai voulu questionner l’urne. J’ai posé mes lèvres sur ses lèvres, et j’ai murmuré: « Quand je serai mort, où irai-je ? » , Elle m’a répondu: « Bois à ma bouche. Bois longtemps. Tu ne reviendras jamais ici-bas. »

La traduction de Franz Toussaint (1924) des quatrains est disponible en ligne, Robaiyat.

mercredi 4 novembre 2009

"Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de “nouvelles frontières” qu’il n’y a plus de marges - pour la domination." -- Alain Brossat


(...)
On a trop tendance à imaginer que la réduction à l’infime des marges de manoeuvre qui étaient ouvertes aux stratégies réformistes classiques est égale à la disparition de toute espèce de “réserve” pour les gouvernants, pour l’institution politique. Mais non, ce sont constamment de nouvelles marges qui se découvrent - précisément là où l’on n’en soupçonnait pas l’existence. De nouvelles ressources apparaissent, là où précisément se montraient jusqu’alors des failles, des points de faiblesse, des menaces pour le système. La plasticité, la faculté d’improvisation et d’expérimentation permanente irriguent la résistance infinie du système à son entropie. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de “nouvelles frontières” qu’il n’y a plus de marges - pour la domination. Celles-ci ne constituent pas un extérieur, un en dehors, mais plutôt un bord flexible à partir duquel peut être recomposée l’opérativité du système mise à mal par l’accumulation des “crises” et des dysfonctionnements. L’efficace, envers et contre tout, de ces mécanismes de régulation à partir des bords, à partir des marges les plus improbables est ce qui empêche la violence d’éclater, massivement, au coeur des édifices fatigués de la domination. Le paradigme états-unien est, de ce point de vue, éclairant, illuminating, comme ils disent : ce sont, d’une manière croissante, des allogènes, des pièces rapportées ou bien, en vieux grec, des “métèques” qui font tourner la baraque, du haut de l’édifice au corps expéditionnaire en Irak. Et ça marche ! De ce point de vue, il faut le dire sans ambages : tous les prêcheurs de “diversité” qui pensent que “les choses vont mieux” avec quelques préfets d’origine maghrébine, une poignée de ministres descendants d’anciens colonisés et demain, qui sait, une femme présidente de la République ou un gay Premier ministre (on a déjà tâté de l’ex-trotskiste, dans le rôle) sont des simples d’esprit. Tout au contraire, en chacune de ces occurrences, susceptibles de se multiplier à l’infini, c’est, pour le système et ses “parleurs” l’occasion de se donner du mou en entonnant un péan à la tolérance. C’est, sous ce régime de tolérance généralisée, le bloc des violences instituées et cachées qui s trouve renforcé et remis en selle. On pourrait appeler cela le double paradigme Condoleeza Rice / Rachida Dati.
(...)
Il est temps de le dire : le moralisme antiviolence qui prospère dans nos sociétés, entretenu notamment par les élites de tout bord, promptes à faire porter à tout acte politique violent la marque du barbare, est, entre autres choses, un moyen de domestication des espèces rebelles, celles qui, par position, sont les plus sensibles à la dimension de l’intolérable dans ces configurations contemporaines. Le moralisme antiviolence est un dispositif idéologique destiné à faire en sorte que l’insupportable soit supporté quand même - au nom des normes civilisées, de la tolérance, de l’horreur du fanatisme, de la promotion des droits de l’homme, etc. Le moralisme antiviolence est ce discours anesthésiant qui vise à convaincre les offensés, les spoliés, les méprisés que le seul courage dont ils puissent faire preuve est celui qui consiste à endurer, à rester à leur place et à tirer les partis qu’ils peuvent de leur condition de “victimes”.
(...)

Le reste est .
Et puis , et .

mardi 3 novembre 2009

Elegie an Marina Zwetajewa-Efron -- Rainer Maria Rilke


Elegie
an Marina Zwetajewa-Efron
Elégie
A Marina Tsvetaeva


O Die Verluste ins All, Marina, die stürzenden Sterne !
Wir vermehren es nicht, wohin wir uns werfen, zu welchem
Sterne hinzu! Im Ganzen ist immer schon alles gezählt.
So auch, wer fällt, vermindert die heilige Zahl nicht.
Jeder verzichtende Sturz stürzt in den Ursprung und heilt.

Ces pertes dans le Tout, Marina, ces étoiles qui croulent !
Où que nous nous jetions, vers quelle étoile, nous
ne l’accroissons pas : le compte est toujours déjà clos.
Ainsi, qui tombe ne diminue pas le chiffre saint.
La chute renonçante choit dans l’origine et , là, guérit.

Wäre denn alles ein Spiel, Wechsel des Gleichen, Verschiebung,
nirgends ein Name und kaum irgendwo heimisch Gewinn?
Wellen, Marina, wir Meer! Tiefen, Marina, wir Himmel.
Erde, Marina, wir Erde, wir tausendmal Frühling, wie Lerchen,
die ein ausbrechendes Lied in die Unsichtbarkeit wirft.

Tout ne serait-il donc que jeu, change du Même ou transfert,
et nulle part un nom, la place à peine d’un intime gain ?
Nous vagues, Marina, et mer ! Nous profondeurs, et ciel !
Nous terre, Marina, et printemps mille fois, ces alouettes
que l’irruption du chant jette dans l’invisibilité !

Wir beginnens als Jubel, schon übertrifft es uns völlig;
plötzlich, unser Gewicht dreht zur Klage abwärts den Sang.
Aber auch so: Klage? Wäre sie nicht: jüngerer Jubel nach unten.
Auch die unteren Götter wollen gelobt sein, Marina.
So unschuldig sind Götter, sie warten auf Lob wie die Schüler.

Nous l’entonnons en joie, déjà il nous a dépassés,
et soudain, notre poids rabat en plainte le chant.
Mais la plainte ? N’est-elle pas joie cadette, inversée ?
Les dieux d’en bas aussi veulent être loués :
si naïfs qu’ils attendent, comme l’écolier , l’éloge !

Loben, du Liebe, laß uns verschwenden mit Lob.
Nichts gehört uns. Wir legen ein wenig die Hand um die Hälse
ungebrochener Blumen. Ich sah es am Nil in Kôm-Ombo.
So, Marina, die Spende, selber verzichtend, opfern die Könige.
Wie die Engel gehen und die Türen bezeichnen jener zu Rettenden,
also rühren wir dieses und dies, scheinbar Zärtliche, an.

De la louange, aussi, laisse-nous être prodigues !
Rien n’est à nous. A peine si nous entourons notre main
le col des fleurs incueillies . J’ai vu cela au bord du Nil,
à Kôm-Ombo. Les rois, se renonçant, versent ainsi la libation.
Comme les anges marquent l’huis de qui doit être sauvé,
C’est ainsi qu’apparemment tendres, nous touchons ceci ou cela.

Ach wie weit schon Entrückte, ach, wie Zerstreute, Marina,
auch noch beim innigsten Vorwand. Zeichengeber, sonst nichts.
Dieses leise Geschäft, wo es der Unsrigen einer
nicht mehr erträgt und sich zum Zugriff entschließt,

Ah ! déjà emportés si loin, Marina, si distraits, même sous
le plus profond prétexte. Faiseurs de signes, rien de plus.
Ce commerce léger, quand l’un de nous
ne s’en arrange plus et se décide à prendre,

rächt sich und tötet. Denn daß es tödliche Macht hat,
merkten wir alle an seiner Verhaltung und Zartheit
und an der seltsamen Kraft, die uns aus Lebenden zu
Überlebenden macht. Nicht-Sein. Weißt du’s, wie oft
trug uns ein blinder Befehl durch den eisigen Vorraum

se venge, et tue. Qu’il ait pouvoir de mort, en effet,
nous l’avions tous compris à voir sa tendre retenue,
et à la force étrange qui fait de nous vivants
des survivants. Non-être. Sais-tu combien de fois
un ordre aveugle à travers l’antichambre glacé

neuer Geburt . . .Trug: uns? Einen Körper aus Augen
unter zahllosen Lidern sich weigernd. Trug das in uns
niedergeworfene Herz eines ganzen Geschlechts. An ein Zugvogelziel
trug er die Gruppe, das Bild unserer schwebenden Wandlung.

de nouvelle naissance nous porta ? Nous ? un corps fait d'yeux
sous des paupières innombrables disant non ? Porta le cœur
terrassé de toute une race en nous ? Vers quelque but de migration
porta le vol, l’image aérienne de nos changements.

Liebende dürften, Marina, dürften soviel nicht
von dem Untergang wissen. Müssen wie neu sein.
Erst ihr Grab ist alt, erst ihr Grab besinnt sich, verdunkelt
unter dem schluchzenden Baum, besinnt sich auf Jeher.
Erst ihr Grab bricht ein; sie selber sind biegsam wie Ruten;

Les amants ne devraient , Marina, n’ont pas le droit
d’en savoir trop sur le déclin. Il leur faut être neufs.
Leur tombe seule est vieille. Leur tombe seule, de plus en plus sombre
sous l’arbre sanglotant, se rappelle à jamais.
Leur tombe seule casse ; eux sont souples comme l’osier,

was übermäßig sie biegt, ründet sie reichlich zum Kranz.
Wie sie verwehen im Maiwind! Von der Mitte des Immer,
drin du atmest und ahnst, schließt sie der Augenblick aus.
(O wie begreif ich dich, weibliche Blüte am gleichen
unvergänglichen Strauch. Wie streu ich mich stark in die Nachtluft,

l’outrance qui les ploie les tresse en riche couronne.
Comme ils s’effacent dans le vent de mai ! Du centre du Toujours
où tu devines, tu respires, l’instant les exclut.
(Comme je vous comprends, ô féminines fleurs sur le buisson
toujours le même. Et me répands de force dans l’air de la nuit

die dich nächstens bestreift.) Frühe erlernten die Götter
Hälften zu heucheln. Wir in das Kreisen bezogen
füllten zum Ganzen uns an wie die Scheibe des Monds.
Auch in abnehmender Frist, auch in den Wochen der Wendung
niemand verhülfe uns je wieder zum Vollsein, als der
einsame eigene Gang über der schlaflosen Landschaft.

qui va vous effleurer).Les Dieux ont tôt appris
à feindre des moitiés. Nous , inscrits dans l’orbite,
nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.
Même à la phase décroissante, ou aux semaines du tournant,
Nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon
Nos pas, seuls, au-dessus du paysage sans sommeil.





Rainer Maria Rilke, 1926
traduit par Philippe Jaccottet, in L’œil du Poète, Seuil, 2004





Les traductions de Philippe Jaccottet me laissent toujours en admiration; non qu'on ne puisse s'étonner d'un choix ici ou là mais, avec lui, on s'aperçoit vite que ces choix résonnent à travers l'ensemble de la traduction, bref, qu'il ne s'agit précisément pas de choix "ici ou là " mais de choix qui engagent au contraire la totalité de la traduction, qu'on peut bien sûr remettre en cause mais au prix de devoir redonner une traduction entièrement différente.




Nichts gehört uns. Wir legen ein wenig die Hand um die Hälse
ungebrochener Blumen.
Rien n’est à nous. A peine si nous entourons notre main
le col des fleurs incueillies .

"Incueillies" ... et cela passe bien, parfaitement.

... alors, "immémorés" pour Clown in the moon, cela passerait ?

A propos d' "identité nationale"


Je veux bien réfléchir à cette étrange notion d'une "identité nationale" mais à partir du "Du sollst der werden, der du bist" (*) de Nietzsche (Le gai savoir (270)).

Donc, pas réfléchir à ce que c'est qu' "être français" sous l'angle de quelque chose à définir que certains détiendraient comme en héritage et que d'autres devraient trimer pour acquérir au risque d'échouer et d'être rejetés mais y réfléchir sous l'angle d'un "devenir-français" : qu'est ce que devenir français ?

Ainsi posé, une réponse simple comme "je suis né en France, de parents français, de grands parents français etc" paraît bien insuffisante. Ne serait-ce que parce qu'elle répond au passé : je suis devenu (par naissance, par alliance, que sais-je ?), maintenant je suis et la question ne me concerne plus.

Parce que la question ainsi posée sous-entend non un "qu'as-tu fait pour devenir français ?" mais un "que fais-tu (hic et nunc) pour devenir français ?". Se donner seulement "la peine de naître" n'est plus une réponse depuis Beaumarchais !


(*) "Tu dois devenir celui que tu es"



16/11/09

Juste une petite divagation sur l'homéostase prédictive et son rapport (diffus !) avec ce qui précède : un système homéostatique cherche à revenir à son état d'origine après avoir été soumis à une perturbation. L'important, ici, c'est le "après" dans "après avoir été soumis à une perturbation". C'est ce qui fait la différence avec l'homéostase prédictive : un tel système cherche à anticiper l'effet des perturbations qui vont lui arriver en se déplaçant de lui-même (donc en sortant de son état "nominal", celui dont il ne veut pourtant pas s'éloigner) de façon à minimiser l'effet de ces perturbations.

C'est le paradoxe de l'homéostase prédictive : alors qu'un système homéostatique prend de plein fouet les perturbations et ne cherche qu'à revenir à son état nominal, un système homéostatique prédictif passe son temps à s'éloigner volontairement un peu de son état nominal, juste ce qu'il faut pour minimiser les conséquences des perturbations à venir.

Un système simplement homéostatique soumis à des perturbations trop fortes devra se contenter d'errer au hasard en se souvenant d'un âge d'or vers lequel il prétend ou cherche à retourner alors qu'il se trouve peut-être en dehors de son bassin d'attraction. Un système homéostatique prédictif passe son temps en dehors de son état nominal, passe son temps à tourner autour de son état nominal, pour ne jamais s'en éloigner de trop : d'un tel système, je dis qu'il devient ce qu'il est.


24/11/09





Vive notre patrie chérie, la Pologne du peuple !
(1953)


10/01/2010

ce qui est dit plus haut de l'homéostase prédictive a été dit de façon plus concise et immensément plus convaincante par Adam Zagajewski dans son poème "To" ("Cela").


lundi 2 novembre 2009

Poèmes-anagrammes -- Unica Zürn



Unica Zürn, dessin (1960)




Voici trois de ses poèmes-anagrammes, traduits par Ruth Henry et Robert Valançay :



HINTER DIESER REINEN STIRNE

Hinter dieser reinen Stirne
redet ein Herr, reist ein Sinn,
irrt ein Stern in seine Herde,
rennt ein seid’ner Stier. Hier

der Reiter Hintersinn, seine
Nester hinter Indien — Irr-see —
Irr-Sinn, heiter sein — Ente der
drei Tinten-Herrn — reisen sie
— ein Hindernis ! Retter seiner

Dinten-Herrn — ist es eine Irre ?

DERRIERE CE FRONT PUR

Derrière ce front pur
Un monsieur parle, une idée voyage,
une étoile s’égare dans son troupeau,

un taureau de soie s’élance.
Voici le cavalier Réticence,
ses nids sont derrière les Indes.
Mer en folie — Folle idée.
Serein — Le canard des trois seigneurs de l’Encre.

Ils voyagent — des traverses ! —
Sauveteur des seigneurs de l’Encre —
Est-ce une folle ?

*

DER GEIST AUS DER FLASCHE.

Steig’ aus der Flasche ! Der
siegt, der aus der Flasche
als die Feder gruesst. Ach —
See-Adler, Frische, Du Tag !

Der Geist aus der Flasche
fragt Dich aus. Der es lese,
schaurig der Edle, fasste
Dich Graus. Fels der Aeste
sag’, es rauscht. Die Felder,
als sich das Feuer regte,
lag Erde, Frische des Tau’s.

Durst als Gefieder, Asche

aus Glas, fischte der Erde
Gift. Rasch’le, rede aus des
Fasses guter Lach’, die der
Drude Leiche frass, sagte
der Geist aus der Flasche.

Sag’ es aus der Feder Licht,
Tag der Schauder fliesse.

Lese das Gesicht der Frau.
Aus der Flasche steig’ der
Tau. Ed’le Grasfrische des
Flusses, ach, der Tage drei.

Es rauscht das Gefieder,
der Schlaf ist aus. Gerede
der Flasche steig’ aus der

Figur. Rede sachte als des
Geistes Rauch, da der Fels
Des Auges Adel erfrischt.

Ich grüsse das Alte : Feder,
Falter, Scheide des Grau’s.
Sag’ es der Frau : Lichte des
Teufels, dass sich der Arge —

der Geist aus der Flasche —
die Fresse drausgelacht.

L’ESPRIT HORS DE LA BOUTEILLE.

Sors de la bouteille !
Il vaincra celui qui hors de la bouteille
Salue comme une plume. Ah !
Grand aigle de mer, fraîcheur, ô Toi jour !

L’esprit sorti de la bouteille
t’interroge. Qu’il lise cela,
terrifiant le noble, l’horreur t’a saisie.
Rocher des branches, dis, cela bruit.
Les champs — quand le feu bougea

resta la terre. Fraîcheur de la rosée.

La soif : plumage. Cendre
de verre pêchait le poison
de la terre. Qu’elle crépite, qu’elle parle
par la bonne flaque du tonneau
celle qui dévora la dépouille de la druidesse

déclara l’esprit de la bouteille.

Dis-le par la lumière de la plume.
Ecoule-toi jour de frissons.
Lis le visage de la femme.
Sors donc de la bouteille, rosée
Noble fraîcheur d’herbe

montant de la rivière.
Hélas ! Trois jours, trois

Il bruit le plumage.
Fini le sommeil. Le discours
de la bouteille monte du personnage.
Parle doucement comme la fumée de l’esprit
puisque le rocher rafraîchit la noblesse de l’œil.

Je salue le passé : Plume
Papillon, partage des gris.
Dis-le à la femme : Lumière du diable
pour que l’esprit malin sorti de la bouteille
en crève de rire.

*

DIE SELTSAMEN ABENTEUER DES HERRN K.

Es ist kalt. Raben reden um den See. Reh

und Amsel trinken Tee. Rabe, Seher des
Unheils am Abend. Erste Sterne. Rede, K. !

Die ernste Unke Starb sehr elend am
Hik. Nebenan redete der Esel’s-Traum. Es
blutete die Nase des armen Herrn K. See,
dunkler See der Raben. Atmen heisst
Leben, heisst rankendes Traeumen der
seltsamen Abenteuer. Die des Herrn K. ?

LES ETRANGES AVENTURES DE MONSIEUR K.

Il fait froid. Des corbeaux parlent autour du lac.
Biche et merle prennent le thé. Corbeau,
Prophète de malheur dans le soir. Premières étoiles. Parle, K. !
Le crapaud grave est mort très misérablement au Hik.

Tout à côté le rêve de l’âne parlait.
Le nez du pauvre monsieur K. saignait
Lac, sombre lac des corbeaux. Respirer
veut dire vivre, veut dire que le rêve
des étranges aventures s’épanouit en vrilles.

Aventures. Celles de monsieur K. ?



Unica Zürn écrivit deux recueils de poèmes-anagrammes. Le premier, Hexentexte (1954), ne fut jamais traduit. Le second, Oracles et Spectacles (Editions Georges Visat, 1967) fut tiré à 120 exemplaires et n’est pas réédité.


Encore quelques exemples de ses poèmes-anagrammes ici, dont celui-ci :

Guten Abend, mein Herr, wie geht es Ihnen?

Heim ins Grab, denn heute weht ein Regen.

LES MURS - Approche des hasards et de la nécessité de l’idée d’identité -- Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant


Une des richesses les plus fragiles de l’identité, personnelle ou collective, et les plus précieuses aussi, est que d’évidence elle se développe et se renforce de manière continue, nulle part on ne rencontre de fixité identitaire, mais aussi qu’elle ne saurait s’établir ni se rassurer à partir de règles, d’édits, de lois qui en fonderaient d’autorité la nature. Le principe d’identité se réalise ou se déréalise parfois dans des phases de régression (perte du sentiment de soi) ou de pathologie (exaspération d’un sentiment collectif de supériorité) dont les diverses « guérisons » ne relèvent pas, elles non plus, de décisions préparées et arrêtées, puis mécaniquement appliquées.
Essayons d’approcher cette multiplicité complexe, jamais donnée comme un tout, ni d’un seul coup, que nous appelons identité. Un peuple ou un individu peuvent être attentifs au mouvement de leur identité, mais ne peuvent en décider par avance, au moyen de préceptes et de postulats. On ne saurait gérer un ministère de l’identité. Sinon la vie de la collectivité deviendrait une mécanique, son avenir aseptisé, rendu infertile par des régies fixes, comme dans une expérience de laboratoire. C’est que l’identité est d’abord un être-dans-le-monde, ainsi que disent les philosophes, un risque avant tout, qu’il faut courir, et qu’elle fournit ainsi au rapport avec l’Autre et avec ce monde, en même temps qu’elle résulte du rapport. Une telle ambivalence nourrit à la fois la liberté d’entreprendre et, plus avant, l’audace de changer.

Identité nationale.
En Occident et d’abord en Europe, les collectivités se constituent en nations, dont la double fonction fut d’exalter ce qu’on appelait les valeurs de la communauté, de les défendre contre toute agression extérieure et, si possible, de les exporter dans le monde. La nation devient alors un État-nation, dont le modèle peu à peu s’impose et définit la nature fondamentale des rapports entre peuples dans le monde moderne. La communauté qui vit en État-nation sait pourquoi elle le fait, sans jamais pouvoir le figurer par postulats et théorèmes, c’est la raison pour laquelle elle exprime cela par des symboles (les fameuses valeurs), auxquels elle prétend attribuer une dimension « d’universel ». Une telle organisation est au principe des conquêtes coloniales, la nation colonisatrice impose ses valeurs, et se réclame d’une identité préservée de toute atteinte extérieure et que nous appellerons une identité racine unique. Même si toute colonisation est d’abord d’exploitation économique, aucune ne peut se passer de cette survalorisation identitaire qui justifie l’exploitation. L’identité racine unique a donc toujours besoin de se justifier en se définissant, ou du moins en essayant de le faire. Mais ce modèle s’est aussi trouvé à l’origine des luttes anticolonialistes, c’est dans la revendication d’une identité nationale, héritée de l’exemple du colonisateur, que les communautés dominées ont trouvé la force de résister. Le modèle de l’État-nation a multiplié dans le monde. Il en est résulté bien des désastres.
D’une telle suite d’évidences, ou de lieux communs, nous pouvons conclure de deux façons. D’abord que les nations nouvellement apparues, ou qui ont changé de régime, ne progressent que difficilement vers une conception de la nation qui ne soit pas liée à un impératif identitaire rigide et exclusif. Il nous semble que seule l’Afrique du Sud a exprimé la nécessité d’une organisation volontairement métisse, où les Noirs, les Zoulous, les Blancs, les Métis, les Indiens, pourraient vivre ensemble, sans dominations ni conflits : la vocation d’une identité relation. D’autre part, que c’est seulement dans le cas où l’État-nation est menacé dans son existence que la nécessité de l’identité nationale se forge pleinement comme outil de défense (on voit alors qui est traître ou non à la nation) ou comme ferment de rassemblement, sans qu’il soit pourtant besoin de légiférer sur cette identité. Mais à qui fera-t-on croire aujourd’hui que la nation française est ainsi menacée, en danger, et que les flux de deux ou trois cent mille immigrants illégaux constitueraient le noyau dur de cette menace ?
Nous entendons dire d’un jeune prodige de la direction d’orchestre qu’il serait né dans un garage : ses parents auraient été presque des SDF et des immigrants, relevables peut-être de ces arrêtés d’expulsion. On nous assure que le jeune garçon tombé d’une fenêtre en tentant de fuir la police d’immigration était l’un des meilleurs de sa classe. La France renoncerait-elle froidement, au nom d’une idée fixe d’identité, ou essaierait-elle de porter une illusoire régulation, à ce que la diversité, l’imprévu, les fécondités du monde seraient susceptibles de lui apporter ?

Faire-Monde.
Ainsi en plein 21ème siècle, une grande démocratie, une vieille République, terre dite des « Droits de l’Homme », rassemble dans l‘intitulé d’un ministère appelé en premier lieu à la répression, les termes : immigration, intégration, identité nationale, co-développement. Dans ce précipité, les termes s‘entrechoquent, s’annulent, se condamnent, et ne laissent en finale que le hoquet d’une régression. La France trahit par là une part non codifiable de son identité, un des aspects fondamentaux, l’autre en est le colonialisme, de son rapport au monde : l’exaltation de la liberté pour tous.
C’est vrai que l’espace démocratique est un champ de forces antagonistes extrêmement virulent. Que ce moins mauvais de tous les systèmes, demande une attention de tout instant, et comme une vigilance de Guerrier. C’est vrai aussi que nous avons abandonné l’idée d’une progression rectiligne de la conscience humaine, et appris que régression et avancée sont comme indissociables : là ou s’intensifie la lumière, l’ombre s’affirme tout autant. C’est vrai enfin, que le 21ème siècle est ce moment où le monde achève de faire monde sous les auspices consternants du libéralisme économique –– cette virulence capitaliste qui investit l’esprit de liberté pour le dénaturer dans un système qui précipite les forts et les faibles, ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien, ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas, dans la géhenne grande ouverte du « Marché ». La mise en système de l’esprit de liberté n’est plus la liberté. C’est un émiettement de tous, qui expose chacun, seul et démuni, à l’appétit du monstre.
C’est vrai enfin que dans ce marché ouvert, ce « monde-marché », ce « marché-monde », les dépressions entre pénurie et abondance suscitent des flots migratoires intenses, comme des cyclones qu’aucune frontière ne saurait endiguer. Sapiens est par définition un migrant, émigrant, immigrant. Il a essaimé comme cela, pris le monde comme cela et, comme cela, il a traversé les déserts et les neiges, les monts et les abîmes, quitté les famines pour suivre le boire et le manger. Il n’est frontière qu’on n’outrepasse. Cela se vérifie sur des millions d’années. Ce le sera jusqu’au bout (encore plus dans les bouleversements climatiques qui s’annoncent) et aucun de ces murs qui se dressent tout partout, sous des prétextes divers, hier à Berlin et aujourd’hui en Palestine ou dans le Sud des États-Unis, ou dans la législation des pays riches, ne saurait endiguer cette vérité simple : que le Tout-Monde est la maison de tous – Kay tout moune –, qu’il appartient à tous et que son équilibre passe par l’équilibre de tous.

MUR ET RELATION.
La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu‘une civilisation n’a pas réussi à penser l’Autre, à se penser avec l’Autre, à penser l’Autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’Autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par des médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes.
La notion même d’identité a longtemps servi de muraille : faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’Autre, qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie. Le mur identitaire a donné les éternelles confrontations de peuples, les empires, les expansions coloniales, la Traite des nègres, les atrocités de l’esclavage américain et tous les génocides. Le côté mur de l’identité a existé, existe encore, dans toutes les cultures, tous les peuples, mais c’est en Occident qu’il s’est avéré le plus dévastateur sous l’amplification des sciences et des technologies. Le monde a quand même fait Tout-Monde. Les cultures, les civilisations et les peuples se sont quand même rencontrés, fracassés, mutuellement embellis et fécondés, souvent sans le savoir.
La moindre invention, la moindre trouvaille, s’est toujours répandue dans tous les peuples à une vitesse étonnante. De la roue à la culture sédentaire. Le progrès humain ne peut pas se comprendre sans admettre qu’il existe un côté dynamique de l’identité, et qui est celui de la Relation. Là où le côté mur de l’identité renferme, le côté Relation ouvre tout autant, et si, dès l’origine, ce côté s’est ouvert aux différences comme aux opacités, cela n’a jamais été sur des bases humanistes ni d’après le dispositif d’une morale religieuse laïcisée. C’était simplement une affaire de survie : ceux qui duraient le mieux, qui se reproduisaient le mieux, avaient su pratiquer ce contact avec l’Autre : compenser le côté mur par la rencontre du donner-recevoir, s’alimenter sans cesse ainsi : à cet échange où l’on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer.
La nécessité de toute identité s’inscrit dans ce contact et cet échange. C’est l’inaptitude à vivre le contact et l’échange qui crée le mur identitaire et dénature l’identité. L’ultime refus du contact et de l’échange viendrait du miroir que l’on brise pour ne plus se voir soi-même. Commencer à refuser de voir l’Autre entame ainsi un procès de fermeture à soi-même. L’idée que l’on peut construire de soi ne peut s’élaborer que dans le rapport à l’Autre, la présence au monde, dans l’effervescence des contacts et des changes.
Le côté mur de l’identité pouvait rehausser de quelques splendeurs ces tribus, ethnies, peuplades ou nations qui étaient confrontées à la nature hostile, à la violence de toute vie qui s’acharne dans d’égoïstes pérennités. Il a pu s’affirmer pour des groupes humains isolés par des mythes fondateurs, des Histoires nationales, des lignées verticales, mais, à mesure que le monde s’est ouvert à la présence de tous, que la conscience même la plus obscurcie s’est ouverte à l’existence inévitable de tous (qu’il fut par exemple clair que l’abondance d’ici est à l’origine d’une pénurie de là, que la misère d’ici ne saurait laisser vivre la plénitude de là), c’est le côté relationnel de l’identité qui est apparu le mieux viable. Par lui on comprend que nul n’échappe aux éclats du Tout-Monde, et que ce n’est là ni confusion ni abandon. Que les murs et les frontières tiennent encore moins quand le monde fait Tout-Monde et qu’il amplifie jusqu’à l’imprévisible le mouvement d’aile du papillon. Le côté mur de l’identité peut rassurer. Il peut alors servir à une politique raciste, xénophobe ou populiste jusqu’à consternation. Mais, indépendamment de tout vertueux principe, le mur identitaire ne sait plus rien du monde. Il ne protège plus, n’ouvre à rien sinon à l’involution des régressions, à l’asphyxie insidieuse de l’esprit, et à la perte de soi.

L’IMAGINAIRE LIBRE.
Les murs qui se construisent aujourd’hui (au prétexte de terrorisme, d’immigration sauvage ou de dieu préférable) ne se dressent pas entre des civilisations, des cultures ou des identités, mais entre des pauvretés et des surabondances, des ivresses opulentes mais inquiètes et des asphyxies sèches. Donc : entre des réalités qu’une politique mondiale, dotée des institutions adéquates saurait atténuer, voire résoudre. Ce qui menace les identités nationales, ce n’est pas les immigrations, c’est par exemple l’hégémonie étasunienne sans partage, c’est la standardisation insidieuse prise dans la consommation, c’est la marchandise divinisée, précipitée sur toutes les innocences, c’est l’idée d’une « essence occidentale », exempte des autres, ou d‘une civilisation exempte de tout apport des autres, et qui serait par là-même devenue non-humaine. C’est l’idée de la pureté, de l’élection divine, de la prééminence, du droit d’ingérence, en bref c’est le mur identitaire au cœur de l’unité-diversité humaine.
La rengaine du choc des civilisations est lamentable. Les civilisations se connaissent, se frottent, se changent et s’échangent de manières conscientes ou inconscientes depuis des milliers d’années. Les archéologies culturelles, voire même identitaires, ne révèlent que des strates qui s’emmêlent sans fin, se nourrissent, se regardent, se fécondent, « s’émulsionnent ». L’ « Occident » est en nous, et nous sommes en lui. Il est en nous par les voies de la suggestion, de la sujétion, de la domination directe ou silencieuse. Mais il est aussi en nous par ces valeurs qu’il a portées au plus haut et peut-être jusqu’à exaspération (Raison, individuation, droits de l’humain, égalité hommes-femmes, laïcité…) et qui étaient déjà présentes dans toutes les cultures à des degrés variables et avec des nuances infinies. Toutes les cultures ont eu leur projection magico-mythique liée à une démarche rationnelle et technique. Toutes les cultures sont de folie et de sagesse, de prose et de poésie. Toutes les cultures sont de pulsion communautaire et de participation individuelle. La domination occidentale s’est faite sur une brusque extension et une exaspération de ces données : le ver était dans le fruit, – en créole : Sé kod yanm qui maré yanm : c’est la liane que produit l’igname qui permet de l’attacher au mieux.
La grande force des vaincus du marché-monde est d’avoir reçu en ajoutement les merveilles et les ombres des vainqueurs. Le plus difficile étant, non de les rejeter, mais de se défaire de leurs stérilisantes fascinations par un imaginaire libéré, une poétique clairvoyante du Tout-Monde. Une plénitude optimale, loin des conquêtes, des revanches ou des dominations, et qui s’appelle Mondialité. Par là nous sommes dans « l’Occident », mais aussi nous nous Orientons.

MONDIALITE.
La Mondialité (qui n’est pas le marché-monde) nous exalte aujourd’hui et nous lancine, nous suggère une diversité plus complexe que ne peuvent le signifier ces marqueurs archaïques que sont la couleur de la peau, la langue que l’on parle, le dieu que l’on honore ou celui que l’on craint, le sol où l’on est né. L’identité relationnelle ouvre à une diversité qui est un feu d’artifice, une ovation des imaginaires. La multiplicité, voire l’effervescence, des imaginaires repose sur la présence vivifiante et consciente de cela que toutes les cultures, tous les peuples, toutes les langues, ont élaboré en ombres et en merveilles, et qui constitue l’infinie matière des humanités. La vraie diversité ne se trouve aujourd’hui que dans les imaginaires : la façon de se penser, de penser le monde, de se penser dans le monde, d’organiser ses principes d’existence et de choisir son sol natal. La même peau peut habiller des imaginaires différents. Des imaginaires semblables peuvent s’accommoder de peaux, de langues et de dieux différents. Mme Condoleeza Rice relève du même imaginaire que M. George W. Bush, et n’a rien a voir avec M. Mandela ou avec Martin Luther King. De même, nul ne saurait faire reproche, sous prétexte de solidarité politique ou raciale, aux personnes à peau basanée ou sombre qui accompagnent M. Nicolas Sarkozy : elles sont plus identiques à lui qu’à n’importe quoi d’autre. Le « Même » joue au caméléon. Le divers confond les rigidités identitaires, bouleverse à tout-va, et rejette les certitudes sélectives au rang de fragiles idéologies.
Les arts, les littératures, les musiques et les chants fraternisent par des voies d’imaginaires qui ne connaissent plus rien aux seules géographies nationales ou aux langues orgueilleuses dans leur à-part. Dans la Mondialité (qui est là tout autant que nous avons à la fonder), nous n’appartenons pas en exclusivité à des « patries », à des « nations », et pas du tout à des « territoires », mais désormais à des « Lieux », des intempéries linguistiques, des dieux libres qui ne réclament pas d’être adorés, des terres natales que nous aurons décidées, des langues que nous aurons désirées, ces géographies tissées de terres et de visions que nous aurons forgées. Et ces « Lieux », devenus incontournables, entrent en relation avec tous les Lieux du monde. C’est le chatoiement de tous ces Lieux qui ouvre à l’insurrection infinie des imaginaire libres : à la Mondialité.

DE LA REPENTANCE.
Face à de tels bouleversements, il y a des équilibres économiques, des aléas sociaux, des exigences de politique intérieure, à inventer, maintenir ou réparer. Les flux excessifs d’immigration, des pays pauvres vers les pays riches, peuvent être équilibrés par un grand nombre de mesures qui ne seraient pas à caractère immédiat et irrévocable : par exemple l’entreprise délibérée et proclamée d’une stabilisation juste de l’économie mondiale, le rétablissement des revenus des matières premières des pays du sud, le transfert systématique des technologies, partout où cela serait possible, l’établissement patient, obstiné d’un réseau nord-sud de commerce durable et équitable. Il y a là les principes d’une grande politique pour une nation, qui de les proclamer et de les étudier et de commencer à les mettre en pratique, se grandirait. C’est à chacun de mesurer son degré de prudence, l’éclat de son audace, la hauteur de sa vue.
Mais la folie serait de croire inverser par des diktats le mouvement des immigrations. Dans le mot « immigration » il y a comme un souffle vivifiant. L’idée d’« intégration » est une verticale orgueilleuse qui réclame la désintégration préalable de ce qui vient vers nous, et donc l’appauvrissement de soi. Tout comme l’idée de tolérer les différences qui se dresse sur ses ergots pour évaluer l’entour et qui ne se défait pas de sa prétention altière. Le co-développement ne saurait être un prétexte destiné à apaiser d’éventuels comparses économiques afin de pouvoir expulser à objectifs pré-chiffrés, humilier chez soi en toute quiétude. Le co-développement ne vaut que par cette vérité simple : nous sommes sur la même yole. Personne ne saurait se sauver seul. Aucune société, aucune économie. Aucune langue n’est, sans le concert des autres. Aucune culture, aucune civilisation n’atteint à plénitude sans relation aux Autres.
Ce n’est pas l’immigration qui menace ou appauvrit, c’est la raideur du mur et la clôture de soi. C’est pourquoi nous nous sommes levés pour que les Histoires nationales s’ouvrent aux réalités du monde. Pour que les mémoires nationales verticales puissent s’enivrer du partage des mémoires. Pour que la fierté nationale puisse s’alimenter à la reconnaissance des ombres comme des lumières. C’est pourquoi nous disons aussi que la repentance ne peut pas se demander mais qu’elle peut se recevoir et s’entendre. La haute conception des choses du monde n’est jamais béate, orgueilleuse, imbécile. Elle est faite de tremblements, et c’est de tremblement en tremblement qu’elle s’élève sur les degrés d’un clair retour de conscience. L’idée de repentance tend à diminuer celui qui la réclame, mais elle grandit celui qui peut la mettre en œuvre. Il faut craindre une pauvreté de conscience quand on est incapable d’oser la repentance.

L’APPEL.
Les murs menacent tout le monde, de l’un et l’autre côté de leur obscurité. C’est la relation à l’Autre (à tout L’Autre, dans ses présences animales, végétales, environnementales, culturelles et humaines) qui nous indique la partie la plus haute, la plus honorable, la plus enrichissante de nous-mêmes.
Nous demandons que toute les forces humaines, d’Afrique d’Asie, des Amériques, d’Europe, que tous les peuples sans États, tous les « Républicains », tous les tenants des «Droits de l’Homme », que tous les artistes, toute autorité citoyenne ou de bonne volonté, élèvent par toutes les formes possibles, une protestation contre ce mur-ministère qui tente de nous accommoder au pire, de nous habituer à l’insupportable, de nous faire fréquenter, en silence, jusqu’au risque de la complicité, l’inadmissible.
Tout le contraire de la beauté.

Patrick CHAMOISEAU
Edouard GLISSANT




Texte retrouvé chez le peuple qui manque.

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