dimanche 11 octobre 2009

Gilles Châtelet, encore


Bel hommage que d'oser avancer à découvert sur les traces de Gilles Châtelet comme le fait Joel Merker ! A télécharger ici ou ici et mis en ligne comme une série de huit textes, sous la rubrique "Philosophie pamphlétaire à usage anti-cyber-gédéonique (Colloque à L'ENS Ulm, Juin 2001)".


J'en extraie la conclusion :

8.5. Tyrannie de la dénonciation.

Abandonnons ici la web reality, ce qui constituera peut-être le danger absolu pour la pensée ``continentale'' dans l'avenir. Car on s'aliène définitivement, à force d'être la caisse de résonance aux moindres paradoxes de la société thermo-civile. L'intellectuel ne pourra plus se contenter de dénoncer indéfiniment la perte des valeurs, la tyrannie de la vitesse, l'accélération de la guerre sociale, la perfusion dromologique, etc. Ce serait sombrer dans le psittacisme. Le geste de Gilles Châtelet (cf. §1) est respectable, mais il faut résister par la vie, par la force et dans la durée. Rien ni personne n'a le droit de proclamer que tel individu doit disparaître parce qu'il est ``déphasé''.

On dirait que l'intellectuel a peur, qu'il se sent affaibli, que l'individualisme de masse le nie, qu'il est condamné au triste sort des espèces rares. Il est comme une orchidée assoiffée sur la corniche du Causse Méjean et qui demande de l'eau. Pour lui, la biodiversité intellectuelle est sévèrement menacée.

8.6. Nouveaux états de guerre, nouvelles formes de résistance par l'individuation opiniâtre.

Mais au contraire, l'intellectuel devra tout d'abord être un splendide clandestin. Il devra être attentif à l'individuation personnelle et promouvoir des valeurs sûres qui ne sont pas marchandables parce que non contrôlables et parfaitement insaisissables. Au contraire, cessons de nous plaindre et soyons insaisissables ! Aidons-nous de l'anonymat merveilleux que procure l'illusion de l'uniformité et du conformisme démocratique pour trahir silencieusement la propagande du nouvel ordre cyber-mercantile. Il faut assumer l'éclatement et l'arborescence de la pensée, accepter la confrontation avec le divers, cultiver des forces de résistance à la niaiserie. Grâce au travail-patience qui développe une amplification inouïe de la liberté, il faut se sentir légitimement supérieur à ce qui est méprisable.

8.7. L'aristocratie invisible du champ de la pensée.

Comme Gilles Châtelet, réaffirmons que l'exaltation doit être celle de la pensée. Si l'âge d'or existe, c'est en nous qu'il faut le trouver. L'âge d'or, c'est celui de l'enthousiasme à être, c'est celui de la capacité à construire patiemment sa singularité. Si la société thermo-civile nous cantonne dans les pacotilles de la diversité et des quant-à-soi, sûre de nous anesthésier en nous installant dans le petit nid douillet du confort généralisé, c'est à nous d'être plus puissants, plus forts, c'est à nous de prendre levier d'Archimède sur la société, car nous pouvons être les prédateurs éclairés des biens qu'elle produit pour amplifier nos possibles et propulser notre liberté singulière dans le corps social. À nous de faire foisonner l'exceptionnel dans les démocraties-marchés ! Le pari de résistance, c'est aussi la force et la culture intérieure de l'invincibilité symbolique. Tous les moyens sont permis pour s'armer de pensée singulière.

Il faut aussi une détermination sans faille. Hegel disait : ``Se jeter à corps perdu dans la pensée'' (2).


8.7. Épilogue proustien : invitation à la création et nécessité de l'individuation pour la pensée.

Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler ``Conclusions'' et pour le lecteur ``Incitations''. Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-mêmes), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. [...] Tel est le prix de la lecture et son insuffisance. C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas (3).



2
Entretien avec Pascal Nouvel, p. 114.
3
Marcel Proust, Sur la lecture, Paris, Actes Sud, pp. 32--34, 1988.



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