samedi 31 octobre 2009

Supposed aura


Ce n'est pas si courant de croiser quelqu'un dont le regard vous arrête.

Blesse, ronce noire -- Claude Louis-Combet


Un livre en clair-obscur, théâtre d'ombre halluciné où passent les figures de Georg Trakl et de Gretl, sa sœur. Certainement mon livre préféré de Claude Louis-Combet.

L'origine du titre est donnée en exergue :

"Silencieux, je restais dans un auberge abandonnée, sous les solives enfumées, seul avec mon vin ; radieux cadavre penché sur une forme ténébreuse ; à mes pieds, gisait une brebis morte. Surgissant de l'azur décomposé, la silhouette blème de ma sœur apparut, et voici comment parla sa bouche sanglante : Blesse, ronce noire."

Georg Trakl
Révélation et anéantissement
(trad. H. Stierlin)




Cela faisait trois ans, jour pour jour, que son frère était mort, mais elle n'y songeait pas. Ce furent les témoins qui, après coup, établirent ce rapprochement. Elle ne pensait même pas à lui. Elle était sans pensée -- à moins d'appeler pensée ce vide créé en elle par le défaut d'un mot, d'un nom, dont elle avait besoin pour continuer d'exister, et qu'elle ne pouvait rejoindre, qu'elle ne pouvait ressusciter, et qu'elle quêtait donc dans les apparences sensibles des choses, au plus loin -- ce qui était naturel, d'une certaine façon, puisque le nom disparu avait nécessairement rapport avec les lointains. Et les lointains du temps lui demeurant inaccessibles, sa mémoire morte, elle interrogeait du regard les lointains de l'espace comme si devaient s'inscrire, dans le ciel ou sur les toits de la ville, les lettres du nom dont elle avait cœur. Il y a des récits de ce genre, dans la Bible -- des mots apparus et révélateurs. Mais la Bible, ici, ne comptait pas, abolie avec toute la suite des sources et des références. L'âme n'avait de moyen que sa tension en elle-même vers le monde qui, de toute urgence, devait s'ouvrir et s'exprimer.

En cette saison, la nuit tombe de bonne heure. Depuis le début de l'automne, un brouillard épais s'obstinait sur la ville et dans toute la contrée. On vivait là-dedans comme en un cocon tissé de brumes fuligineuses, hors de tout horizon. Les quatre points cardinaux y perdaient toute signification.

Or voici que tout à coup, pareillement à ce que l'on peut lire dans les récits de miracles cosmologiques qui ornent la vie des saints -- comme elle se tenait debout, dans l'embrasure de la fenêtre, ramassée entièrement au point le plus haut de son désir du nom, dans l'absence de l'identité, le ciel, véritablement, se déchira. Il se rompit et s'ouvrit, en ces confins incalculables où la ville et la terre qui la prolonge se perdent de vue ; une ligne de soleil pourpre s'inscrivit violemment au couchant, dans un nid de bourrelets nébuleux inondés soudain de lumière comme de sang. C'était cela, très exactement, une blessure infinie et rutilante inscrite dans la réalité sans doute éphémère mais merveilleusement et généreusement sensible du ciel sous le regard, sous le visage, sous la main, sous le corps tout entier. Cela n'avait pas de nom propre. C'était le coucher du soleil. Un moment de la saison. Mais le pouvoir de sens et de suggestion qui émanait de là était énorme et impératif.

Elle avait ouvert la fenêtre comme pour respirer la lumière. Le ciel était très sombre, bleu marine au bord de l'horizon et son entaille, par laquelle coulait tout le sang du soleil, s'amenuisait, s'obscurcissait rapidement en une sourde lueur.

Elle se tenait penchée largement par-dessus la barre d'appui, et comme, à la vitesse d'un éclair et avec la précision d'une mémoire soudain ressuscitée, se dessinait, dans la fente de l'heure, à son regard entier, brûlée par le temps, transverbérée, l'image d'une petite fille allongée, nue, dans le miroir d'un grenier, face à une ombre qui le contemplait, -- elle se précipita sans un cri dans le vide. Et son corps s'écrasa, rebondit et retomba, replié.




(paru chez José Corti en 1995)



Au sujet de ce livre, lire : De Georg Trakl à Georg Trakl. La genèse de Blesse, ronce noire, par Claude Louis-Combet
.

Et écouter ici.

Le texte complet du poème Offenbarung Und Untergang. Et celui de son jumeau (du moins l'ai-je toujours considéré comme tel tant ces deux poèmes se répondent et s'éclairent mutuellement) Traum und Umnachtung (tout Trakl est sur ce site) ! "Umnachtung", rien que ce mot; "encerclement par la nuit", "enténèbrement", tellement plus que "folie" ou "égarement" qui ne marquent qu'un état, pas un devenir ...

Lire aussi cette excellente étude sur Trakl : Michel-François Demet, "Georg Trakl, le sang, le miroir, la soeur".

lundi 26 octobre 2009

La haine de la démocratie -- Jacques Rancière


Voila un livre mince, d'une écriture limpide, qui remet en perspective le procès (ou plutôt les procès) fait(s) à la démocratie. Il est paru à La fabrique en 2005.

Cinq parties, Introduction, De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle, La politique ou le pasteur perdu, Démocratie, république, représentation, Les raisons d'une haine.

Ci-dessous, quelques extraits de la section De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle qui résume le tortueux chemin suivi depuis l' "effondrement du totalitarisme" (opportunément réduit au totalitarisme soviétique) pour aboutir à la mise en cause de la démocratie, des ses irrépressibles excès et de ses irréparables dégâts.

"L'affrontement de la vitalité démocratique prenait ainsi la forme d'un double bind simple à résumer : ou bien la vie démocratique signifiait une large participation populaire à la discussion des affaires publiques {ndlc : jusqu'à la "contestation"} et c'était une mauvaise chose. Ou bien elle signifiait une forme de vie sociale tournant les énergies vers les satisfactions individuelles, et c'était aussi une mauvaise chose. La bonne démocratie devait être alors la forme de gouvernement et de vie sociale apte à maîtriser le double excès d'activité collective ou de retrait individuel inhérent à la vie démocratique"

"L'équation démocratie = illimitation = société qui soutient la dénonciation des "crimes" de la démocratie présuppose donc une triple opération : il faut, premièrement, ramener la démocratie à une forme de société ; deuxièmement, identifier cette forme de société au règne de l'individu égalitaire, en subsumant sous ce concept toutes sortes de propriétés disparates, depuis la grande consommation jusqu'aux revendications des droits des minorités en passant par les luttes syndicales ; et enfin, verser au compte de la "société individualiste de masse" ainsi identifiée à la démocratie la recherche d'un accroissement indéfini qui est inhérente à l'économie capitaliste"

"La dénonciation de l' "individualisme démocratique" opère en effet, à peu de frais, le recouvrement de deux thèses : la thèse classique des possédants (les pauvres en veulent toujours plus) et la thèse des élites raffinées : il y a trop d'individus, trop de gens qui prétendent au privilège de l'individualité."

"Le thème de la "société illimitée" résume au plus court l'abondante littérature qui assemble dans la figure de l' "homme démocratique" le consommateur d'hypermarché, l'adolescente qui refuse d'enlever son voile et le couple homosexuel qui veut avoir des enfants. Il résume surtout la double métamorphose qui a versé en même temps au compte de la démocratie la forme d'homogénéité sociale naguère attribuée au totalitarisme et le mouvement illimité d'accroissement propre à la logique du Capital. Il marque ainsi le point d'achèvement de la relecture française de double bind démocratique. La théorie du double bind opposait le bon gouvernement démocratique au double excès de la vie politique démocratique et de l'individualisme de masse. La relecture française supprime la tension des contraires. La vie démocratique devient la vie apolitique du consommateur indifférent de marchandises, de droits des minorités, d'industrie culturelle et d'enfants produits en laboratoire. Elle s'identifie purement et simplement à la "société moderne" qu'elle transforme du même coup en une configuration anthropologique homogène."

"Et le bon gouvernement, qui s'oppose à la corruption démocratique, n'a plus besoin de garder, par équivoque, le nom de démocratie. Il s'appelait hier république. Mais république n'est pas originellement le nom du gouvernement de la loi, du peuple ou de ses représentants. République est, depuis Platon, le nom du gouvernement qui assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant contre l'enflure de ses appétits de biens individuels ou de pouvoir collectif. C'est pourquoi il peut prendre un autre nom qui traverse furtivement mais décisivement la démonstration du crime démocratique : le bon gouvernement retrouve aujourd'hui le nom qu'il avait avant que ne se mette en travers de sa route le nom de démocratie. Il s'appelle le gouvernement pastoral. Le crime démocratique trouve alors son origine dans une scène primitive qui est l'oubli du pasteur."




Et puis, cela fait plaisir de lire sous la plume de l'auteur de La nuit des prolétaires ce genre de coup de griffe :

"Ces dénonciations incessantes de l'effondrement démocratique de toute pensée et de toute culture n'ont pas seulement l'avantage de prouver a contrario l'inestimable altitude de la pensée et l'insondable profondeur de la culture de ceux qui les profèrent -- démonstration qui aurait parfois du mal à s'opérer par la voie directe (...)"


Sur ce blog, voir aussi ici et , autour du même sujet.

Sur Jacques Rancière, voir aussi (sur le site de l'OCL)

- une présentation : Autour de Jacques Rancière : Eléments d’une politique de l’émancipation ; j'y trouve en note une piste sur ce qui sépare Rancière de Castoriadis ... une piste seulement car je suis à peu près sûr de ne pas comprendre ! Il me semble n'avoir rien lu chez Castoriadis qui assimile la politique à une affaire de moeurs ... (mais là il s'agit du commentaire, pas de l'interview de Rancière que j'aimerais bien retrouver.)

Jacques Rancière comme C. Castoriadis se réfèrent tous les deux à la démocratie athénienne pour développer leurs propos et il ne fait aucun doute que pour eux, la démocratie c’est la démocratie directe. Dans une interview, Jacques Rancière précise son rapport à Castoriadis : « Je peux donc m’accorder avec Castoriadis pour privilégier une certaine figure, celle du sujet politique comme "celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné", et sur les scènes historiques fondatrices où elle s’affirme, par exemple la réforme de Clisthène. Je partage la même volonté de donner à la formule démocratique sa radicalité instituante ». Mais la démarche est différente, notamment sur les processus de subjectivation et la constitution de la catégorie “peuple” où celui-ci, « comme sujet "autonome" présuppose que ce peuple soit hétérogène à tous les groupes identifiables comme parties de la société ». Pour Rancière, on ne peut parler d’“auto-institution” de la société, de société autonome, la démocratie n’est pas un mode de vie et la politique n’est pas une affaire de mœurs (contrairement à l’idée républicaine), elle ne fait pas corps avec le social et le sujet politique est toujours un supplément et un autre que son être social.


Ajout du 28/10 : cela n'a pas été trop compliqué de retrouver cet entretien, ici ; j'y reviendrai peut-être, si je comprends ... ou crois comprendre !

On peut noter tout de suite pour éviter tout malentendu que les thèmes de la "privatisation" ("la vie apolitique du consommateur indifférent", dans les termes de Rancière) et de l' "illimitation" sont également très présents chez Castoriadis comme critiques des dérives des sociétés occidentales mais jamais en tant que critiques de la démocratie. Au contraire, chez Castoriadis, il s'agit d'autant de signes que nos sociétés s'éloignent dangereusement de leur devenir-autonome pour laisser libre cours à l'autonomisation sans limite de la techno-science.

Au fond, il faudrait que j'essaye plutôt de réfléchir aux deux notions d'émancipation et d'autonomie qui ne sont peut-être pas si proches que je le pensais ...


- un entretien : « déconstruire la logique inégalitaire »

En passant, sur le même site, cet article sur Badiou.



Sur Jacques Rancière, à signaler ce numéro de Labyrinthe de 2004, intégralement disponible : "Jacques Rancière, l'indiscipliné" (très beau titre !)


samedi 24 octobre 2009

Wahrlich -- Ingeborg Bachmann

für Anna Akhmatova

Wem es ein Wort nie verschlagen hat,
und ich sage es euch,
wer bloß sich zu helfen weiß
und mit den Worten -

dem ist nicht zu helfen
Über den kurzen Weg nicht
und nicht über den langen.

Einen einzigen Satz haltbar zu machen,
auszuhalten in dem Bimbam von Worten.

Es schreibt diesen Satz keiner,
der nicht unterschreibt.



En vérité

à Anna Akhmatova

Celui qu'un mot jamais n'a pris de court,
et à vous autres je le dis,
celui qui ne sait que s'aider lui-même
et à l'aide des mots --

celui-là il ne faut l'aider.
Ni par le raccourci
ni par le long chemin.

Faire que soit durable une phrase unique,
la maintenir dans le tintamarre de mots.

Ne l'écrit, cette phrase, nul
qui ne la signe.

(1965)

(traduction de François-René Daillie, in Ingeborg Bachmann - Poèmes, Actes Sud)


Ingeborg Bachmann avait rencontré Anna Akhmatova en 1965, à Rome où elle s'installera la même année et restera jusqu'à sa mort en 1973.

Akhmatova apparaît aussi un peu plus tard dans la biographie de Bachmann : en 1967, elle quitte la maison d’édition Piper, après que Klaus Piper a choisi le poète nazi (repenti ?) Hans Baumann (auteur, entre autres, de chansons pour les Hitlerjugend et Bund Deutscher Mädel, son pendant féminin; bon traducteur, au demeurant, mais pas au point d'être incontournable) pour traduire les poèmes d’Anna Akhmatova.


Böhmen liegt am Meer -- Ingeborg Bachmann


Sind hierorts Häuser grün, tret ich noch in ein Haus.
Sind hier die Brücken heil, geh ich auf gutem Grund.
Ist Liebesmüh in alle Zeit verloren, verlier ich sie hier gern.

Bin ich’s nicht, ist es einer, der ist so gut wie ich.

Grenz hier ein Wort an mich, so laß ich’s grenzen.
Liegt Böhmen am Meer, glaub ich den Meeren wieder.
Und glaub ich noch ans Meer, so hoffe ich auf Land.

Bin ich’s, so ist’s ein jeder, der ist soviel wie ich.
Ich will nichts mehr für mich. Ich will zugrunde gehn.

Zugrund – das heißt zum Meer, dort find ich Böhmen wieder.
Zugrund gerichtet, wach ich ruhig auf.
Von Grund auf weiß ich jetzt, und ich bin unverloren.

Kommt her, ihr Böhmen alle, Seefahrer, Hafenhuren und Schiffe
unverankert. Wollt ihr nicht böhmisch ein, Illyrer, Veroneser,
und Venezianer alle. Spielt die Komödien, die lachen machen.

Und die zum Weinen sind. Und irrt euch hundertmal,
wie ich mich irrte und Proben nie bestand,
dich hab ich sie bestanden, ein um das andre Mal.

Wie Böhmen sie bestand und eines schönen Tags
ans Meer begandigt wurde und jetzt am Wasser liegt.

Ich grenz noch an ein Wort und an ein andres Land,
ich grenz, wie wenig auch, an alles immer mehr,

ein Böhme, ein Vagant, der nichts hat, den nichts hält,
begabt nur noch, vom Meer, das strittig ist, Land meiner Wahl zu sehen.




La Bohème est au bord de la mer

Vertes en ce pays sont les maisons, j'y entre encore.
Indemnes sont les ponts, je vais en terrain sûr.
Peines d'amour perdues de tout temps, je les perds ici bien volontiers.

Ce n'est pas moi, mais quelqu'un d'aussi bon que moi.

Un mot m'accoste et je me laisse accoster.
La Bohème est encore au bord de la mer, je crois les mers à nouveau.
Et croyant à la mer, en la terre, j'espère.

C'est moi, donc c'est tous ceux qui sont autant que moi.
Et je ne veux plus rien pour moi. Faire naufrage.

Naufrage -- cela veut dire en mer, là je retrouve la Bohème.
Couler à pic -- je me réveille dans le calme.
Je connais le fond à présent, tout le contraire de perdue.

Venez, Bohémiens de tous bords, navigateurs, putains portuaires, navires
jamais à l'ancre. Et ne voulez-vous être de Bohème, ô vous tous, d'Illyrie, de Vérone
et de Venise Jouez les comédies qui font rire,

et qui pourtant sont pour pleurer. Et trompez-vous cent fois

comme moi je l'ai fait, sans être reçue aux épreuves,
reçue pourtant, une fois pour l'autre.

Comme fut reçue la Bohème, comme un beau jour elle reçut
la grâce d'approcher la mer, et maintenant se trouve au bord de l'eau.

J'accoste encore un mot et un autre pays,
j'accoste, si peu que ce soit, à tout de plus en plus,

bohème, vagabonde, qui n'a rien ni ne conserve rien,
dotée seulement de la mer, de la mer contestée, pays élu de mon regard.

(traduction de François-René Daillie, in Ingeborg Bachmann - Poèmes, Actes Sud)


Anselm Kieffer -- Böhmen liegt am Meer



Hé oui, Anselm aussi s'y met ... mais où sont donc ces satanées côtes de Bohème ? Demandez donc à William !
Mais si, William, William Shakespeare, The Winter's Tale, plus précisément.

Sur Kieffer, Bachmann et Celan, voir ici.




Bizarre, à la dernière strophe, pour

ein Böhme, ein Vagant, der nichts hat, den nichts hält,
(...)

je lis

bohème, vagabonde, qui n'a rien, que rien n'arrête,
(...)


Quant à s'approcher sans dégats de "begabt nur noch, vom Meer, das strittig ist, Land meiner Wahl zu sehen" ...


Voici une autre version française, de Françoise Rétif :

Bohémien, vagabond, qui n’a rien, ne garde rien,
n’ayant pour seul don, depuis la mer, la mer contestée,
que de voir
le pays de mon choix

trouvée sur le site Monumenta 2007 (Ansel Kieffer); le lien est (vous pouvez en particulier écouter Bachmann lire ce poème).
D'autres poèmes aussi, de Bachmann et de Celan en version originale, française et anglaise.


Ainsi, au même endroit, une version anglaise de Peter Filkins :

a Bohemian, a wandering minstrel, who has nothing, who
is held by nothing, gifted only at seeing, by a doubtful sea,
the land of my choice.



Pour commencer, il y a quelque chose qui me manque dans ces traductions : le "nur noch" dans 'begabt nur noch" indique une diminution par rapport à un état antérieur. "begabt nur noch", c'est "n'ayant plus pour seul don que", "n'ayant conservé de ses dons que".

Je comprends donc plutôt quelque chose de l'ordre du regret, de la tristesse : "n'ayant conservé pour seul don que de voir, depuis la mer, la mer contestée, le pays que j'avais choisi" ou bien , en prenant un peu la tangente, "n'ayant plus pour seule joie que de contempler depuis la mer, la mer agitée, le pays que j'avais choisi"

vendredi 23 octobre 2009

Requiems, encore ...


Akhmatova et Katzenelson ont tous deux été mis en musique par la compositrice et chanteuse russe et aujourd'hui israélienne Zlata Razdolina : on peut écouter Requiem ici (le premier lien; ne négligez pas les autres pour autant !). Pour Le chant du peuple juif assassiné, voir , mais pas d'écoute libre.


Bien mieux qu'honorable mais sans la fraicheur, la tension ou la fougue de Elena Frolova (Елена Фролова marche mieux sur You Tube ...), ici, chantant Tsvetaeva.


jeudi 22 octobre 2009

Requiems


Les deux impressionnants poèmes de Yeshige Tcharents (Légende dantesque, Vision de mort) qui précèdent sont traduits de l'arménien par Louise Kiffer-Sarian; son site permet de découvrir bien d'autres poètes arméniens.

Roupen Vorperian, par exemple :

Le vaisseau de la vie n'a pas laissé de traces dans son sillage
L'oubli m'a pris toutes choses
Mes anciens rêves disparaissent comme des nuages,
Le souvenir passe aussi comme un chant.



Des poèmes qui rejoignent Anna Akhmatova à la section Requiem.

A côté d'Yitskhok Katzenelson, Le chant du peuple juif assassiné, dont je copie ici les premier et dernier quatrains de l'ultime section (Après la fin) :



La fin. Le ciel s'embrase dans la nuit, se torsade de fumée le jour, et la nuit flambe à nouveau !

Comme au désert sauvage de nos commencements : le jour, colonne de nuée, la nuit, colonne de feu ...

Mon peuple allait alors dans la joie, fortifié en sa foi, vers une vie nouvelle -- et maintenant, le bout du chemin, la fin ...

On nous a tous exterminés sur cette terre, du plus petit au plus grand, on nous a tous assassinés.


(...)


Malheur, il n'y a plus personne ... Il était un peuple, il était et il n'est plus ... Il était un peuple, il était, il a disparu !

Il était une fois une petite histoire, elle commence avec la Genèse et finit aujourd'hui ... Une belle histoire ? Non, une triste histoire !

Depuis Amalek et jusqu'à pire que lui, l'Allemand ... Ô cieux lointains, vaste terre, océans immenses !

Ne vous ramassez pas en une boule de matière pour anéantir les méchants de ce monde, laissez-les se détruire eux-mêmes sur cette terre !



A coté de tant d'autres moins connus, Władisław Szengel, par exemple, qui, au coeur de l'insurrection du Ghetto de Varsovie, durant laquelle il perdra la vie, écrivait :

Przeglądam i segreguję wiersze pisane dla tych, których nie ma. Te wiersze pisane czytałem ciepłym, żywym ludziom, pełen wiary w przetrwanie, w koniec, w jutro, w zemstę, w radość i budowanie.


Czytajcie.
To nasza historia.
C'est notre histoire.
To czytałem umarłym ...
C'est ce que je lisais aux morts ...



Vision de mort -- Yeshige Tcharents (1897-1937)


« Massacres! massacres! massacres!… »
Siamanto

INTRODUCTION


Par les chemins sinueux de la poésie,
Les années passées indéfiniment, sans port d’attache,
Le cœur brûlé du feu de mille soleils,
Fuyant toujours les chants naissant facilement,
Voilà que je me sens encore abandonné,
Terrifié comme devant une haute montagne,
Dont je dois gravir de nouveau les routes en lacets ;
Et j’ignore si je vais tomber ou gagner un repos mérité.

A présent, je suis de nouveau un jeune enfant, faible et tremblant,
Timide comme un élève, doutant de mes forces et de ma plume,
La langue douloureuse, enflammée et purulente,
J’ai les yeux fixés sur le passé, assis sur le palefroi de l’avenir.

C’est vous que fixent mes yeux, ô sublimes seigneurs de la poésie du passé,
Sommets de la Pensée et du Génie, et maîtres de la Poésie !
Toi, Homère, calme, de marbre, qui as chanté la mort des héros
Pourtant le cœur tranquille, comme un conte pour enfants.

Et toi, Virgile, souffle des héros, barbare messager
De la renommée de la gloire latine,
Bien qu’ayant marché sur les traces consacrées des esprits hellènes,
Cependant, le galop de cuivre de ton chant fut original.

Et toi, Firdûsi, génie rayonnant, riche avec prodigalité,
Multicolore comme le Levant, nanti de trésors et de désastres,
Qui, avec la lumière inaltérable et sage de ton talent,
As glorifié les exploits vains des shahs, comme voie immortelle donnée par le ciel.

Cependant, voici que vous semblez tous ensemble,
Si balbutiants et naïfs,
A mes yeux pleins d’avenir, fixant le passé terrible,
O vous, sublimes souvenirs d’une enfance vieillie !

Votre chant de l’enfance ingénue et de l’ignorance heureuse de l’âme,
Et de la soi-disant gloire, et de la vassalité cruelle,
Etait toutefois le cadeau génial qui nous était donné
Des nobles efforts des siècles passés.

Mais encore, votre chant a glorifié l’héroïsme et le lustre,
Les expéditions sublimes des braves et les alliances des hommes.
Il a montré le chemin lumineux de la poésie,
Gloire immortelle assise sur la crinière des palefrois de marbre.

Mais ce passé-là, ce chemin, ce trajet de souffrances
Dont voici que je veux m’approcher,
N’est pas une montagne d’héroïsme, ni un chemin d’élévation ou une route vers la gloire,
Ni un jardin de sagesse, ni un combat spirituel, ni une souffrance sans crainte…

Et cette vision, ressuscitée après des années,
Qui s’est dressée maintenant devant mes regards hésitants et épouvantés,
Ne promet ni sommet de gloire, ni Parnasse de poésie,
Ni même un spectacle de phrases flamboyantes hors-concours.

Cette vision est affreuse, hideuse, sans éclat et desséchée.
Elle est effrayante comme le délire, et toujours insensée.
O poètes radieux des temps anciens, que votre chant héroïque
Demeure dans vos siècles lointains, dans vos jours qui n’existent plus !

A la place de vos doux visages de marbre,
Tel l’unique maître, tel l’incorruptible prophète,
Voici que ressuscite de l’obscur Moyen Age
Et se dresse face à moi, ô génie tourmenté, ton effigie de pierre !

Devant mes regards effarés par les visions rouge sang du passé,
Qui demandent un guide, un conducteur juste et un génie énergique
Pour représenter l’épouvante resurgie des ténèbres du Passé,
Voici que s’élève, de l’affreux brouillard de l’enfer, ton visage très torturé…

Avec des yeux profonds et captivants, habitués à l’horreur,
Tu regardes le fond de mon âme, tu regardes longuement le fond de mon âme;
Et tu me prends par la main, pour me guider par les chemins obscurs,
Comme le lumineux Virgile qui t’a montré un jour l’enfer céleste.

Nous voici cheminant ensemble, disciple et maître,
Enfant balbutiant en poésie et adulte émérite,
Infiniment différents par nos pensées, notre vie et nos chants,
Mais frères, et consanguins, deux statures différentes de la même humanité.

Nous nous mettons en route avec toi pour un long voyage,
Et voici que s’écoule devant nous un fleuve de sang écumeux
Séparant ce lumineux présent du cruel passé.
Et nous nous asseyons dans le navire de la Pensée pour naviguer avec toi.

Voici que nous cheminons ensemble dans la voie difficile de la Poésie et de la Pensée,
Vers la rive d’en face, abandonnant tout espoir et toute foi sur ce rivage.
Et voici que ma pensée navigue, comme un éternel et énergique Charon,
Vers le passé, l’amer passé, vers le rivage de la Mort et de l’Epouvante.

I

Nous montons ensemble sur la rive et jetons un instant un regard autour de nous.
Le silence règne ; un brouillard sombre, et, là-haut, un blême croissant de lune,
Avec sa lumière morte, déverse tristesse et effroi
Sur ces bords infinis de la Terreur et de la Mort.

Nous marchons main dans la main, d’un pas indécis, vacillant,
Sans chemin, comme deux aveugles égarés ou un enfant abandonné.
Le même brouillard règne, tout près de nous et au loin,
Le même silence infini.

Le brouillard devant nous s’épaissit; on dirait que des rochers ou des pierres
S’étaient élevés comme une muraille et emparés du chemin sans retour.
Nous nous approchons des rochers et voyons des arbres gigantesques,
Et voici que nous entrons dans une forêt remplie de ténèbres et d’épouvante.

Nous avançons lentement entre les arbres géants ;
Nous nous arrêtons, nous prêtons l’oreille dans le silence, longuement et amplement;
Et voilà que résonne, du fond de l’obscure forêt, un gémissement.
Serait-ce un chant ? des sanglots ou une plainte accompagnée d’une lyre?

Puis on entend tout près un bruit de pas, calme et lent.
Quelqu’un s’approche de nous, voilà qu’il vient vers nous !
Et voilà, de l’arrière des arbres, sort un homme nu-tête.
Est-ce un abbé ? Un mendiant ou un paysan ? Un pauvre prêtre ?

Inondé par les rayons glacés de la lune, il s’approche à pas tremblants,
Il s’arrête en face de nous, on dirait le spectre de la douleur.
Il est petit, maigre, à demi nu, il porte une couronne sur le front
Et tient à la main une harpe d’argent géante.

Sa barbe blanche lui arrive jusqu’aux jambes,
Couvrant, tel un drap blanc, sa nudité de vieillard.
Avec des yeux tristes et comme abandonné, il nous regarde en silence,
Puis, se tournant vers le maître, il dit, d’une voix familière :

« Maître, oh moi aussi une nuit, comme toi, j’ai traversé le monde.
« J’ai vécu, en tant que moine, au bord de la mer de ta patrie.
« Mais ton admirable patrie n’est pas devenue une patrie pour moi;
« Et votre mer riante n’a pas guéri mon cœur de sa douleur.

« Ayant trouvé refuge dans cette île contre les vents bruissants du monde,
« M’étant vêtu de l’habit tout noir de moine, j’ai toutefois aimé la harpe ;
« Et ayant transformé la harpe en trompe, je suis entré dans la jardin de la poésie,
« Pour chanter ma patrie perdue et son passé embrasant.

« Oui, j’ai chanté d’une voix mâle les forteresses et châteaux forts des Arméniens,
« Les capitales des rois d’Arménie, leurs magnifiques palais,
« J’ai chanté le rouge Avaraïr, le Massis regardant les astres ;
« M’efforçant de garder l’ancienne gloire toujours vive dans le cœur des Arméniens.

« Avec la lyre, je les ai appelés à la guerre au nom du passé,
« Je les ai incités à se relever, à secouer la poussière barbare,
« Je les ai invités à être dignes de la gloire illustre de nos ancêtres,
« Allumant les torches du passé comme un nouveau phare de salut.

« Et mon chant n’a pas retenti en vain. S’envolant de la rive bleue de ta patrie,
« Comme une invitation, vers ma patrie lointaine,
« Il a fait mettre debout une génération immortelle d’hommes vaillants,
« Qui s’est relevée de la poussière de l’esclavage pour se battre pour la patrie.

« Et bien que les ennemis séculaires du monde arménien aient essayé,
« Avec une haine barbare, de nous inonder de nouveau de sang,
« Sublime fut notre campagne glorieuse de l’éclat du passé,
« Et je mourus le cœur tranquille, la lyre à la main, jusqu’à la fin.»

Ce disant, il frôla sa lyre de ses doigts jaunes cireux,
Un feu furieux dans les yeux, cachant sa nudité par sa barbe ;
Et le son de sa lyre, semblable à un bruit de fer-blanc
Résonnait comme les pleurs d’un enfant malade, moribond.

Et il s’éloigna au son de sa harpe, rentra à tâtons
Au fond de l’obscure forêt où régnaient plaintes et tourments.
Nous avons longtemps entendu le profond gémissement de sa lyre,
Jusqu’à ce qu’il ait disparu et se soit tu au loin… et nous avançâmes en silence

II

Nous cheminons de nouveau dans cette forêt sombre et ténébreuse ;
Les branches dénudées des arbres nous frôlent le visage parfois,
Et nous paraissent être de minces doigts desséchés,
Et les arbres de la forêt, des faces pétrifiées d’effroi.

Nous marchons dans la longue forêt, et plus nous nous enfonçons,
Plus la forêt s’emplit de cris de douleur et de bruits de pleurs.
On dirait des enfants qui délirent ou des vieillards qui râlent dans les ténèbres.
On dirait que des générations tendent des bras, étreignant et emprisonnant.

Mais voici qu’apparaît au loin un feu clignotant avec agitation.
Il clignote parfois dans l’obscurité, puis s’éteint encore avec précipitation.
Nous marchons dans sa direction, nous nous approchons de lui,
Et voyons un bûcher déjà réduit en cendres, presque éteint.

Nous voyons, jetés autour du foyer, des armes, des os,
Des crânes humains, des cuirasses de l’ancien temps, un vieux fusil.
Puis, regardant en l’air, avec un regard troublé,
Nous voyons, pendus aux branches des arbres, des squelettes desséchés par la chaleur.

Frémissant à cet affreux spectacle, déjà à moitié évanouis,
Nous voulons laisser ce bûcher et partir, courir de nouveau, quand soudain,
Sortant de derrière les arbres, apparaît un homme à demi nu,
Aux cheveux noirs, avec une tête énorme, les jambes tordues et courtes.

On dirait un nain, sorti par miracle des ténèbres de la forêt.
Ses yeux foudroient, lancent des éclairs et des jets de passion.
Sa tête gigantesque semble plantée sur ses épaules.
Il porte des lunettes et tient un livre dans la main.

Il regarde avec des yeux foudroyants un moment par en dessous,
Puis il s’assoit sur les cendres du bûcher à demi éteint,
Secouant sa tête énorme semblable à une boule géante,
Il dit d’une voix féminine, l’index posé sur le front :

« Ce bûcher, moi je l’ai allumé dans le monde avec mes mains flasques ;
« Et s’embrasant pendant des dizaines d’années, il a répandu des rayons et des étincelles.
« Me courbant ma vie entière, j’ai soufflé inlassablement et sans relâche
« Pour que jamais ne s’éteigne son feu, et qu’il s’enflamme toujours.

« Et pendant des dizaines d’années sont venues des générations enflammées ;
« Elles ont brûlé les cœurs avec le feu allumé par moi sur la terre déserte.
« Dans les ténèbres du pays natal, elles ont répandu feu, illusion et éclair.
« C’est d’ici que prenant des armures, sont partis Farhat et Garo.

« J’ai chanté dans la vie la vengeance envers l’ennemi des temps anciens.
« Ma lyre, ma plume acérée, a semé l’ouragan sacré ;
« Mais me voilà de nouveau assis sur les cendres de mon bûcher,
« Et mes lèvres ne distillent maintenant qu’injures et malédictions. »

Emu, il vola vers le haut de sa place, il repoussa son livre de côté,
Il se courba sur le bûcher et se remit à souffler.
Son souffle sortait de sa poitrine avec un bruit rauque et rude
Et le foyer ne s’enflammait pas… Il se mit debout et s’écria :

« Elève-toi, sors des ténèbres, ô troubadour des chants guerriers,
« Fais de nouveau résonner ta lyre, que sa voix éclate de nouveau,
« Qu’elle rappelle à la guerre nos armées sacrées,
« Que tonnent les armes et que s’entrechoquent les épées guerrières ! »

Il appela ainsi, et voilà que, sortant du fond de la forêt
S’approcha de nous un homme sombre, frisé, les cheveux en broussailles.
Il avait un front gigantesque, un regard fier et intelligent.
De sa trompe de cuivre, il lança un appel à la lutte et au combat.

Or, la trompe, au lieu d’un chant guerrier éclatant, grondant comme un nuage,
Lança un cri rauque semblable au hurlement du vent.
Mais elle alluma des feux fougueux dans leurs yeux morts
Et le nain se mit à danser comme un fou, avec une joie sans bornes.

Pétrifiés, nous regardions cet homme à la tête colossale
Exécuter une danse sauvage au son d’une musique glapissante,
Tandis que là-haut, dans les ténèbres, toujours éveillée telle une gardienne,
La lune déliquescente regardait, fascinée par le chant et la danse.

Alors, les squelettes desséchés pendus aux branches des arbres,
Remuant leurs mâchoires, se mirent à claquer des dents furieusement;
Et la lune, ayant oublié irrévocablement son sourire adressé d’en haut
Se mit à éclater de rire et à nous verser de là-haut des cendres froides sur la tête.

III

Nous quittâmes le nain dansant et l’homme à la trompe martiale,
Et, à pas lents, nous reprîmes notre marche à travers la forêt ;
Quand retentit soudain, dans la forêt, un tumulte atteignant le ciel.
Et la forêt se remplit d’un bout à l’autre de pleurs bruyants et de clameurs.

Epouvantés, nous courûmes en avant à travers les arbres
Exposant nos poitrines sans défense aux coups de leurs branches,
Et ayant ainsi couru longuement, nous sortîmes soudain de la forêt
Et là, devant nos yeux, s’étendait une vaste esplanade déserte.

Inondée d’une lumière rougeâtre s’étalait la vaste esplanade,
Dépeuplée, tel un désert, nue, caillouteuse et silencieuse.
Au milieu de cette place obscure, élevée comme un miracle,
Se hissait une colline conique rouge, façonnée par les rochers.

Nous regardions la colline, les yeux grands ouverts d’effroi.
De là, une trompe guerrière lançait un appel fier et vigoureux.
Au sommet de la colline brûlait un feu d’une très haute flamme.
Il semblait qu’on avait allumé là un bûcher de fête géant.

Un chemin tortueux conduisait par l’esplanade vers cette colline bossue.
Nous avons marché sur ce chemin sinueux, et voilà qu’avant même d’atteindre la colline,
Nous avons rencontré, nous coupant la route, une forme sans visage,
Un être à l’air très cruel, paraissant sorti de l’enfer.

Etait-ce un homme, un fantôme ou un diable ? Il était difficile de se prononcer sur-le-champ.
Il ressemblait à une immense sauterelle, qui se déplaçait en voletant légèrement.
Il restait un moment immobile, puis soudain prenait son vol,
Bref, décisif, comme fait la sauterelle dans les champs, de place en place.

Avec un envol aussi décisif, il se cabra quand il fut devant nous.
Au début, nous ne vîmes qu’un tas d’os et de chairs,
On aurait dit que quelqu’un avait pris un paquet d’os, les avait mélangés,
Et ensuite les avait ficelés ensemble, mêlant les hanches et la tête.

Quand nous regardâmes un peu plus longuement cet amas d’os et de chairs,
Nous vîmes que c’était un squelette, avec à la place de la tête une machine en fer,
Les mains arrachées, la tête chaussée au pied,
Et dans la poitrine, à la place du cœur, était placé un ressort en acier.

Par en dessous, près du pied gauche, la tête regardait en l’air,
Ses yeux lançant des éclairs, ses dents grinçant l’une contre l’autre.
Avec les orteils du pied droit, il gratta un instant son front blême,
Et parla ainsi, nous regardant par en dessous d’un air courroucé :

« O vous qui êtes entrés ici dans cette sombre forêt de l’épouvante
« Regardez mon squelette châtré et ma tête arrachée de sa place !
« Dans le monde, je ruminais des pensées de bataille et de mort,
« Et à la place de la tête, j’avais une machine fabriquée en fer-blanc.

« Et j’avais dans la poitrine, à la place du cœur, un ressort en acier.
« Dans la vie, toute hésitation et toute frayeur m’étaient inconnues.
« Avec les hommes vaillants de notre pays, j’ai formé une grande armée,
« Et sur notre drapeau noir, j’ai écrit : « LA PATRIE OU LA MORT »

« Ils sont partis, ces vaillants soldats, à la Terre Promise*,
« Là où régnaient la violence , le crime, et une vie de captifs.
« Ils sont partis pour effacer de notre visage l’affront et les pleurs.
« Mais ce Roi, paniqué, une bête féroce, inonda de sang le pays.

« Avec des hordes barbares, il a démoli toutes nos villes,
« Il s’est enivré du sang de nos enfants, caché dans la tanière royale.
« Et voici que, plein de désirs de vengeance, m’adressant au Génie de l’enfer,
« J’ai fait le vœu de boire une coupe du sang du Roi despote.

« J’ai alors transformé ma tête en une machine infernale redoutable
« Mais au cours de l’essai malheureux, elle a explosé loin de lui,
« Elle m’a frappé, mis en pièces, tandis que le Roi est demeuré vivant,
« Et en tant que remplaçant de Satan, ourdit carnages et massacres.

« Et il resta vivant… en vie il resta… Pauvre de moi !…
« Je me suis éloigné du monde ainsi, ayant laissé mon vœu inaccompli…
« Et sans avoir bu une goutte du sang de ce Monstre Roi,
« Je me suis éloigné pour toujours du monde… et je n’ai ni tranquillité ni repos… »

Il dit, et claqua encore une fois des dents, avec une fougue terrible.
Il lança des éclairs de ses yeux, et s’envolant soudain de sa place,
Il se mit à se débattre en l’air, à voltiger, à crier et à hurler,
Emplissant l’esplanade de bruits d’os et de claquements de fer-blanc.

Il voltigeait comme un fou, poussait de grands cris avec une fureur enragée,
Il tournait en l’air comme une toupie et poussait des cris de douleur.
Nous observions, pétrifiés, regardions avec des yeux épouvantés,
Quand soudain s’approchèrent de lui deux hommes aux faces crayeuses.

Surgis, semble-t-il, des ténèbres, deux hommes s’approchèrent de lui,
Deux hommes vêtus de noir, moroses, un insigne de cuivre sur la poitrine.
C’étaient des squelettes, vêtus d’habits sombres et obscurs,
Tenant à la main des os, en guise d’étendards de redoutable guerre.

Sortant, semble-t-il, des ténèbres, ils s’approchèrent de cette toupie,
Qui sautait et tournait en l’air, poussant des cris terribles.
Et l’un d’eux, aux regards pleins d’un sombre éclat,
Se mit à faire avec ses mains des mouvements en l’air autour de lui.

Comme un médecin hypnotiseur fait des gestes agissant sur l’âme,
Agitant devant le malade une boule brillante ou un morceau de cristal,
Il agitait ainsi un os, répétant un nom indistinct,
Et lançant, du dessous de ses sourcils, des feux rouges et des flammes.

« Hetahune, Hetahune, Hetahune !** » appelait-il avec des cris éclatants,
Les mains tendues en l’air avec nostalgie vers l’homme en forme de toupie.
« Khan-Ban-Ot ! Khan-Ban-Ot ! Ban-Ot !*** » chantait-il en harmonie avec ses plaintes,
Son compagnon étant comme élevé dans une extase effrénée.

A ces appels obscurs, l’homme à l’aspect de toupie, peu à peu
Commença à se détendre, à s’apaiser, et voilà qu’il tomba sans forces.
Son énorme tête seule tressaillit quelques secondes
Mais voilà qu’elle aussi se calma… et le silence régna, sans paroles.

Nous regardions pétrifiés ce tableau obscur, déplaisant.
Nous voulions nous éloigner, parcourir de nouveau l’esplanade,
Quand sonna, du sommet de la colline, le râlement de la trompe guerrière,
Et l’on entendit un vacarme, des bruits de pas, d’en bas, du fond de la forêt.

Entendant le son de la trompe, s’envola de sa place ce squelette en forme de toupie,
Ou cet homme, de nouveau, ayant sur le front des plaies saignantes.
Il s’immobilisa quelques secondes, l’oreille tendue vers la trompe, il écouta,
Et impétueux comme le vent, ils s’envolèrent tous trois vers le pied de la colline.

Tandis que retentissait et appelait le son de la trompe guerrière,
Résonnait, du sommet de la colline, comme un appel, un cri de départ,
Et l’on entendait d’en bas, de la forêt, des cris et des clameurs.
On aurait cru qu’une armée se rassemblait dans la forêt et se mettait en marche.

D’en haut, du sommet de la colline, résonnait la trompe,
Appelant précipitamment, comme un tocsin, et parallèlement à sa voix,
On entendait des gémissements, des bruits de pas; une cloche tintait au loin;
Et s’allumaient dans la forêt un grand nombre de feux et de torches.

IV

Nous écoutions, pétrifiés, le son funeste de la trompe
Qui d’en haut, du sommet de la colline, résonnait avec une fougue effrénée,
Lorsque soudain, d’en bas de la forêt, inondée des reflets de la lune,
Se mit à monter et affluer vers nous une procession géante.

La procession avançait, inondée de la lumière blanche de la lune,
Enorme comme un gigantesque fleuve humain, ou un torrent.
Hennissement des chevaux, beuglement, sanglots humains et pleurs,
Fracas des armes ,roulements de tambours, feux rouges et jaunes ;

Tout cela, entremêlé, venait vers nous lentement,
Ou allait vers la colline, suivant le son de la trompe.
Nous nous retirâmes prudemment de côté pour que le courant ne nous écrase pas,
Ou ne nous emporte pas soudain avec lui comme un copeau.

La procession s’approchait lentement, elle s’écoulait calme et terrible,
Débordant comme un torrent et apportant des cris et du tumulte,
Des cris d’allégresse insensés, du délire et de la peine folle,
Enfoncement d’os et de chair, bruits et fracas de fer.

Voilà que la procession s’est approchée de nous et lentement a commencé à passer,
Devant nos yeux grands ouverts, comme un rêve cruel.
Nous regardions pétrifiés, avec une épouvante infinie et sans bornes,
Inondés par la blanche lumière de la lune devenue blême par cette épouvante-là.

Venait en tête un homme d’une taille gigantesque,
Sec, mince, avec un front géant, la moustache peignée, mais avec une barbe ronde,
Comme un prêtre, le regard humble et calme,
Récitant quelque prière, de ses lèvres décolorées semblables à la mort.

On aurait dit que la brume du Nord lui avait semé sur les cheveux du givre
Qui émettait, sur sa tête ornée de cheveux blancs comme la glace, un éclat d’une lumière étrangère.
Il chantait un cantique mélancolique à Jésus fils de Dieu.
Mais il mélangeait ses mots, qui débordaient en un langage rugueux.

Entre ses doigts maigres et osseux, il tenait un coffret.
Dans les petites églises, on fait la quête avec de tels récipients.
Le petit coffret était en fer-blanc, et il était écrit dessus, à la main :
« I n s t r u m e n t p o l i t i q u e. »

Lorsqu’il passa devant nous, tenant haut ce coffret sacré,
Semblable à un calice, nous vîmes, avec un étonnement illimité,
Prendre son vol sur le coffret, comme le Saint Esprit,
Un aiglon à deux têtes, ayant pris l’apparence d’une colombe.

Gardant ce récipient haut, il passa à pas lents,
Sans frémir, comme un prêtre qui ramasse la quête à l’église.
Son visage blanc et son calice sont restés définitivement
Gravés dans mon âme, tant cette image était infinie.

Venait ensuite ce prêtre vieillot que nous avions vu à la lisière de la forêt
Ou ce poète puissant couvrant sa nudité avec sa barbe.
Il était assis sur le squelette d’un cheval nu, vacillant,
Qui avançait en se balançant comme les chevaux devenus vieux.

Sa harpe d’argent accrochée au cou squelettique de son cheval,
Il frappait de ses doigts secs et chantait un chant guerrier.
Et derrière lui, quelques chanteurs, en se poussant,
Galopaient, montés comme lui sur des squelettes de chevaux.

Mais eux, au lieu d’une harpe, avaient dans les mains des os,
Qu'ils cognaient avec fougue les uns contre les autres, faisant un furieux tapage.
Un seul d’entre eux avait une vraie flûte,
Et la flûte émettait des sons extrêmement tristes et amers.

Celui-là était un adolescent pâle, les yeux remplis de larmes ;
Et la voix de sa flûte était semblable à des lamentations et des pleurs.
Il jouait, de sa pauvre flûte, des hymnes de souffrance et d’amour,
Mêlant au vacarme des autres sa voix un peu féminine.

A côté de ce pâle adolescent galopait un autre poète,
Plus âgé que lui, au front majestueux et chauve.
Lui, avait une harpe d’argent et une trompe de cuivre et, tour à tour,
Soit il jouait des hymnes à l’amour, soit faisait résonner des cris guerriers.

Et mêlant ainsi à des hymnes martiaux tonitruants
De tristes mélodies d’amour, leur troupe passait,
Et la musique de ce groupe retentissait, funeste comme un enterrement,
Emplissant pour toujours les cœurs d’amertume infinie et de douleur.

A la suite de cette troupe de chanteurs venait un corbillard noir,
Tiré par des démons quadrupèdes ou des chevaux d’apparence humaine.
Sur cette voiture plaquée or était posé un magnifique cercueil,
Et sur le cercueil était assis un nain, la face tournée vers l’arrière.

D’abord, il nous sembla que lui, cet homme nain sur le cercueil
Portait sur le corps deux têtes gigantesques ;
Mais lorsque la voiture s’approcha un peu et s’arrêta un moment devant nous,
Nous vîmes sur le cercueil une tête colossale et un bossu.

C’était ce bossu qui regardait en arrière, et la tête regardait en avant,
Vers la colline conique, vers la lumière à son sommet.
Sur son nez fier, aquilin, il avait posé des lunettes.
Et sur son front étroit et blanc, il avait de profondes rides.

Il était, non pas assis sur le cercueil doré, mais on aurait dit qu’il y était juché
A quatre pattes, telle une grande chauve-souris ou un hibou.
Aux mouvements inégaux de la voiture, il se balançait tantôt en avant, tantôt en arrière,
Et c’était tantôt le bossu qu’il faisait soulever, tantôt la tête, un peu chauve.

Mais, ainsi penché à quatre pattes, dans ses mains énormes,
Il gardait un journal géant, ou un étendard fabriqué en fer-blanc.
Sur lequel était peint un ours couronné,
Qui brisait, avec la croix de fer dans sa patte, un croissant jaune.

Produisant des grincements désagréables, la voiture avançait lentement
Derrière la troupe de chanteurs écoutant le son de la trompe,
Tandis que, de chaque côté de la voiture, à pas lourds et calmes,
Marchaient de nouveau les hommes que nous avions vus dans la forêt.

Le premier était le malheureux gardien du bûcher allumé dans la forêt,
Qui portait à la main, au lieu d’un drapeau, un énorme soufflet.
Manoeuvrant son soufflet géant, il essayait d’allumer des feux,
Mais il en tirait des bruits devenus rauques, de tristes gémissements et des soupirs.

Quant à l’autre, c’était son assistant, ce troubadour aux chants martiaux
Qui de ses yeux répandait des éclairs, des flammes et des étincelles de colère.
Il tenait à la main une énorme trompe de cuivre, mais la trompe
Ne produisait pas de sonnerie, on aurait cru plutôt qu’elle hurlait tristement.

Derrière eux venait une troupe d’hommes à demi nus,
C’étaient des squelettes vêtus de diverses loques et de pans de tissu,
L’un portait une croix sur la poitrine, l’autre un bouquet de fleurs jaunies,
Qui dégageait une odeur de pétrole excessivement forte et pénétrante.

Un squelette portait à la taille un récipient de mazout en fer,
Un autre un boulier géant qui ressemblait à une lyre en bois.
Un squelette emportait, placé sur le dos, un seau pour lui-même ;
Un autre gardait sur la tête un gigantesque plateau de balance doré.

A peine cette troupe fut-elle passée, qu’apparut, portant des flambeaux,
Un groupe d’hommes en noir, qui venaient, chantant des cantiques.
Au milieu de ce groupe marchait, vêtu de pourpre bleuâtre,
Un prêtre à la barbe fournie, un émigré, frisant la soixantaine.

Il arborait sur la poitrine une étoile qui scintillait comme un diamant,
Sur son ventre étincelait une croix qui répandait des reflets de cristal.
Dans ses mains puissantes, selon une tradition séculaire,
Le vieillard de haute taille tenait et emportait une louche en papier.

Semblable à ce petit calice, emportée devant la procession,
Cette louche avait également un esprit protecteur indéchiffrable.
Au lieu d’un aigle d’argent, sur cette louche en papier,
Etait assis, en tant que défenseur, un lion à crinière de cuivre.

Chantant des cantiques tristes, vêtus d’habits tout noirs,
Marchait son cortège, portant avec lui des flambeaux funèbres.
Et la louche en papier dans la main, il marchait à pas lents,
Répétant sans cesse, d’une voix immuable, un nombre magique.

Tandis que cette procession passait ainsi, derrière débordait déjà, sans cesse enflant,
Se répandant, une mer s’élevant comme une montagne, ou un torrent.
Le vacarme s’amplifiait davantage, il se condensait et devenait différent.
On aurait cru qu’un simoun s’approchait, mélangeant des peuples et des races.

Un bruit lointain, d’abord sourd, s’approchait tel un grondement.
On aurait cru que la terre coulait, déportée par le torrent,
Ou que la forêt craquait, que la terre fumait, incendiée,
Répandant une odeur sauvage, poussant des cris jusqu’au ciel.

Trépignement des chevaux, fracas funeste des armes,
Sanglots humains, appels au secours, jappements désespérés des chiens,
Ainsi s’approchait de loin l’expédition du Sang et de la Mort.
Et nous regardions, crispés d’épouvante, retenant notre souffle.

Tandis que d’en face, du sommet de la colline, la trompe lançait des appels sans arrêt,
Sonnait, avec l’agitation de la mort, les conviant à la cérémonie,
Et ces foules déportées affluaient vers elle.
Elles se précipitaient vers la montagne, vers un rite de la Mort et du Sang.

V

Avec des râles, des pleurs, des clameurs et retentissements, s’approchait de nous
Le principal anneau de cette terrible procession, semblable à un torrent.
Après la procession porteuse de flambeaux, après les hommes en noir,
C’était une grande armée, portant des cuirasses, qui galopait de nouveau au combat.

Venait en tête de l’expédition, assis sur un gigantesque palefroi,
Cet homme terrible en forme de toupie, agitant un drapeau noir.
Son palefroi hennissait, mais cela ressemblait à un bêlement malade,
Le hennissement de son palefroi qui marchait lentement et épuisé.

La tête chaussée au pied, il regardait, avec des yeux foudroyants,
Depuis les abords des pattes du palefroi, oscillant tantôt en arrière, tantôt en avant.
S’éclairait comme une lanterne, d’un feu bleuâtre et sordide,
La machine posée sur sa nuque émettant gémissements et cris.

Cependant, derrière lui, monté comme lui sur des palefrois et des chevaux,
Galopait son cortège, formant une immense armée.
C’étaient des squelettes ou des cadavres assis sur des chevaux,
Avec, dans les mains, des épées, des cuirasses, des armes anciennes et des couteaux.

L’un galopait, enfoncé dans un squelette de palefroi,
Sans tête, un pied coupé, les mains nouées dans le dos,
Mais entre ses mains nouées serrant un poignard caché.
Et il tentait, avec le poignard, d’égorger le palefroi sous lui.

Le suivant…assis sur la selle en os du maigre palefroi,
Etait étranglé, la langue bleu indigo pendue hors de sa bouche ;
Il galopait derrière son chef obscur, d’un pas assuré.
On aurait cru qu’il allait remonter, intrépide, à la potence.

D’un autre, seul le torse apparaissait, seulement cela ;
Et aussi, une jambe cassée, au milieu, et plus rien ; il chevauchait ainsi.
Mais qui avait courbé en son milieu la colonne vertébrale de celui-là,
Devenu une image semblable à un point d’interrogation ?

Sur la plupart des chevaux, au lieu du moins, de squelettes humains invalides,
A la place de corps, étaient simplement assis, hautains,
Des cuirasses, des épées rouillées, un poignard, et même une cartouche,
Sur un palefroi entier, une cartouche ou une vieille arme à feu.

Cependant, beaucoup de ces hommes invalides, assis sur les palefrois,
Emportaient, attachés sur la croupe des chevaux, comme d’éminents bagages, ou par orgueil,
Le butin ramassé lors de ces glorieux combats :
Des crânes enfoncés, des jambes, si essuyés qu’ils étaient devenus brillants.

Voici que ce chevalier à la langue coupée, aux yeux crevés, mort étranglé,
A rangé, sur la bride du palefroi, des morceaux de doigts écrasés.
Un autre portait à la main un bouclier fabriqué avec des os de bassin.
Un chevalier avait enveloppé sa taille d’une botte de cheveux de femme.

Ils passent, ils passent sans fin, ils vont en rangs interminables;
Assis sur des squelettes de palefrois ,vêtus d’armures mortifères…
On croirait des faucheurs qui lentement retournent de la moisson de la Catastrophe
Ayant pris, au lieu de faux et de bêche, armes à feu et poignards.

Mais voilà qu’au milieu de ce cortège aveugle, démembré, invalide,
Galope, assis sur un palefroi fait de perches en bois,
Un homme aux cheveux noirs et à la figure basanée, soufflant feu et flammes,
Une lyre à cordes d’or dans une main, et dans l’autre une paire d’armes à feu.

Il avait une petite barbe bouclée, des cheveux très noirs,
Couverts d’un chapeau de velours, et portait une magnifique cravate.
Mais ses fesses étaient nues, on aurait dit qu’il s’était déshabillé,
Pour que son apparence soit sainte, convenable à son rôle.

Contrairement à son visage hautain, contrairement à son aspect viril,
Il chantait d’une voix enrouée des chants très doux et larmoyants.
Nous, nous écoutions étonnés, regardant sa poitrine mâle
Quand nous vîmes que son derrière se rehaussait puis se rabaissait!

Telles les joues d’un maître jouant d’un instrument à vent,
Son derrière se gonflait et se dégonflait, encore et encore.
Voyant ce miracle choquant, ah ! c’est là que nous comprîmes enfin
Son sourire d’autosatisfaction et la tristesse sourde et glapissante de son chant…

« Hetahune, Hetahune, Hetahune ! » chantait-il avec ses fesses,
Mêlant à cet appel soupirs de mort et grincements de dents.
De la forêt s’élevait une clameur effrénée et profonde
Et de cet endroit atteignait le ciel une flamme qui s’élevait avec agitation.

De la forêt, une flamme grande comme un bûcher, rougeâtre, couleur de sang,
Lançait des lueurs vers le ciel, brûlant les sourcils de la lune ;
Et l’on entendait des sifflements, des cris d’appel au secours de cet endroit,
Des craquements d’arbres, des sanglots, des éclats de rire sauvages et cruels.

Et plus nous allions, plus le terrible vacarme qui montait de la forêt,
Les sanglots atteignant les étoiles, devenaient effrayants.
Il faisait déjà clair comme le jour avec le feu qui s’élevait de la forêt
Et la procession s’allongeait encore, inondée de ce nouveau rayonnement.

Le début du cortège était déjà arrivé au sommet de la colline
D’où sonnait la trompe, appelant sans fin, continuellement ;
Et ils passaient devant nous, ils passaient, encore semblables à la mort,
Formant un courant broussailleux, des chevaliers et des hommes qui allaient se dessécher.

Regardant depuis longtemps ce flux abondant de la procession,
Nous n’arrivions plus à distinguer les hommes qui passaient en rangs,
Il était déjà difficile de différencier les nouveaux des figures précédentes
C’était déjà un fleuve général qui passait devant nous, ou une mer.

Il était déjà difficile de les distinguer les uns des autres,
Peut-être les cuirasses étaient-elles devenues nombreuses, ou les chevaux âgés.
L’apparence de tous était déjà la même, à l’épaule de tous
Etait suspendue la même arme - et déjà il n’y avait plus d’individus.

Mais soudain, dans cette foule, dans ce courant émoussé et sans visages,
Dans cette obscure procession barbare, qui était déjà semblable à un cauchemar,
Nous vîmes deux visages - et une douleur irrémédiable nous enveloppa.
On aurait cru que nous nous étions élevés un instant de ce monde de sang et de fièvre.

Au sein de cette procession allait une statue qu’on aurait crue de marbre.
La taille haute, tristesse et vigueur dans ses yeux de pierre,
Avec ses lèvres de pierre, il tentait de fredonner un chant incohérent.
Il semblait avoir vu de ses yeux la Mort et l’Epouvante.

Autant était misérable ce malheureux poète jouant de la musique avec ses fesses,
Autant inspirait le respect l’apparence de celui-ci à tous ceux qui le regardaient.
Les horreurs qu’il avait vues dans sa vie l’avaient déjà rendu fou,
Et il était soudain pétrifié par l’effroi, ayant perdu et l’espoir et le chemin.

Ce n’était pas lui qui marchait, mais il était porté par le courant de la marche.
Il se remuait, comme une machine, soumis à la force du courant.
Un coup intérieur incommunicable le secouait parfois ;
Il s'arrêtait un moment, pétrifié, et regardait pensivement comme un épileptique.

Puis il marchait de nouveau comme une statue de marbre, droit et sans dévier,
Regardant droit devant lui comme regardent toujours les aveugles.
Les mains tendues vers les ténèbres, face à la Catastrophe illimitée,
Il murmurait des mots d’épouvante et répétait un nom défunt…

Il quémandait de la terre, avec sa main de pierre allongée vers les ténèbres.
Il suppliait les ténèbres d’accorder de la lumière, comme remède à ses yeux aveugles,
Et avec des lèvres livides comme la mort, il chuchotait des mots de marbre.
Il rêvait de fatigue, de soleil et de sources pures d’amour.

Mais de cette pensée sublime passant soudain à une autre,
Il se martelait la tête avec fougue, son corps commença à s’agiter,
Et de ses lèvres pures, immaculées, s’écoulait une bave de fureur.
Sur son visage, à ce moment, se peignirent des taches rouges…

Avec lui allait un autre poète, marchant à pas lents.
On aurait cru qu’il était fait de cire, et son visage semblait parcheminé.
Sa voix paraissait sortir d’un puits creusé dans les rochers,
Elle était aussi pure et claire que la rosée tombée sur les champs.

Mais des lèvres de ce pâle troubadour de cire, blanches comme du papier,
Débordait soudain le chant, avec fougue, comme un ouragan, comme un coup de tonnerre.
Et qui lui avait donné tant de force, tant de fougue et de grâce céleste,
A ce chanteur au visage de cire, et l’avait lancé dans une telle procession …?

Lui, comme le troubadour statufié, pétrifié d’épouvante,
Marchait maintenant à côté de son grand compagnon, entraîné par le courant
Et sa figure de cire, blanchie, blême comme la mort,
S’embrasait par instants comme par les rayons d’un autre soleil.

Il portait sur un plateau d’argent un cœur enflammé
Qui semait des reflets vermeils dans ces ténèbres déchirant le cœur,
Et d’une voix limpide et d’argent il chantait le soleil,
Son village où l’on avait égorgé en plein jour…

Il chantait les labours, les champs et la terre,
Il chantait la sueur du paysan et son juste gain ;
Mais son chant changeait soudain et se muait en cris de ressentiment,
Et avec ses lèvres de cire de poète, il se mettait à lire des malédictions.

A ces moments, son visage devenait dur et sanguinaire.
Sa voix claire et pure se changeait en voix rauque et en cri.
Son cœur noircissait un instant, devenant terne et faible,
Et comme son compagnon de pierre, il marchait lui aussi tel un aveugle.

« O tristes et malheureux troubadours, boucs émissaires de la vie barbare! »
Déclara soudain le Maître, se tournant vers leur ombre,
« Vous aviez été appelés à devenir des phares de la Lumière et de la Joie,
Mais vous avez offert vos cœurs enflammés en sacrifice à ce Mensonge ! ».

Et il montra au loin, brûlant au sommet de la colline,
Ce cruel feu jaune qui brûlait avec une agitation infinie ;
Puis, se tournant de nouveau vers les hommes entraînés par le courant barbare,
Il dit ceci, avec toute la tristesse et la fougue de son cœur :

« Vous étiez capables, dans le jardin lumineux de la Poésie et de la Pensée,
De goûter la joie de l’âme, vous nourrissant de pensées et de mots.
N’y a-t-il plus grande victime, dans ce parcours obscur et cruel,
Que votre génie enflammé, servi en offrande à cette table impure? »

Et le Maître sombre se tut, ayant entr’ouvert les lèvres
Pour la première et la dernière fois au cours de notre parcours entier,
Alors que, se fondant dans l’obscure procession, les pieds nus, saignants,
S’éloignèrent en riant et pleurant follement ces sublimes troubadours.

VI

De quelque part en haut, du sommet de la colline,
Appelait, cruelle, cette trompe au son funeste, et la procession montait,
Passait sans fin, inondée des reflets rouge sang de la lune,
Et allaient déjà des enfants nus, des femmes et des vieillards.

Le cours principal du cortège était déjà entièrement passé,
Le début était arrivé depuis longtemps au sommet de la colline,
D’où atteignait déjà le ciel une flamme rouge sanguinolente.
Mais la procession n’était pas terminée, elle arrivait encore, interminable et innombrable.

En bas, la forêt crépitait déjà d’un feu général,
Un nouvel incendie global s’en élevait déjà jusqu’au ciel
Des bombes éclataient, d’innombrables canons tonnaient
Et le feu avait commencé à rejeter des villes entières vers le ciel.

Déjà la terre était ébranlée par le tonnerre des bombes qui éclataient,
Déjà le monde entier était ébranlé par la furie sanguinaire,
Déjà tout l’univers était rempli de l’odeur de la poudre ardente
Il n’y avait plus ni près ni loin, mais la procession chantait «Elle est ressuscitée ! »

Déjà des armées complètes accouraient en face de nous.
Elles se pressaient d’arriver en toute hâte à la colline conique ;
Et voilà que de la forêt en flammes se mit à affluer un nouveau fleuve,
A s’écouler, s’écouler sans arrêt, comme un troupeau sans tête.

Lorsque avec le tapage guerrier, donnant des coups de cymbales sonores,
Battant des tambours de fête, chantant des chants martiaux,
Les armées passèrent en frappant du pied, alors commença une plainte inextricable,
Des sanglots de désespoir et des pleurs, des gémissements et des éclats de rire fous.

Devant nous passaient maintenant des enfants morts et des vieillards,
Des générations entières d’infirmes, offrandes au pressoir de la Catastrophe.
Des troupeaux compacts passaient, épouvantés, tremblants, comme des aveugles.
Des semailles, des champs dorés qu’aucune main n’avait encore moissonnés.

Passaient aussi des jardins piétinés par des armées, des chaumières
Réduites en cendres par l’incendie, des villes et des villages morts,
Des fleuves desséchés par la chaleur, des meules de blé incendiées,
Des loups devenus enragés à cause des hommes, des souris ratatinées et des chiens….

C’étaient des générations passées au fil de l’épée qui se déplaçaient maintenant,
Des villes démolies. Echappé comme un torrent, un pays entier s’en allait, déporté ;
Une forêt déracinée passait, cruellement rasée ;
Comme un troupeau de bêtes épouvanté, une foule échappée du carnage.

Avec des pleurs furieux, un tintamarre et des hurlements désespérés et sombres,
La foule se mouvait vers cette colline vermeille conique.
L’expédition se terminait déjà, quand, nous fondant aussi en elle,
Nous marchâmes, ou plutôt nous envolâmes comme des brindilles battues par le vent.

On aurait cru qu’une main diabolique nous projetait en l’air, nous poussait en avant,
Et voilà qu’ayant été emportés ainsi, lorsque nous atteignîmes le sommet de la montagne,
Nous sommes restés plantés, surpris par le spectacle dressé en face de nous.
Délirant nous paraissait le tableau que nous voyions étalé devant nous.

Sur la colline s’ouvrait une esplanade illimitée, nue,
Inondée d’une lumière rougeâtre qui tremblait et dansait sans fin.
Teintant de sa couleur pourpre, sanguine, les sombres environs,
Brûlait, au centre de la colline, un bûcher géant qui touchait le ciel.

Le brasier rouge scintillait tel un anneau de feu,
On aurait cru une enceinte de flammes entourant le Roi.
C’était peut-être leur Roi, ou un descendant de la race de l’Incendie
Leur guide de feu, qui se montrait lors d’un spectacle auquel assistait une foule compacte.

Au centre du brasier, plongé dans un trône en or,
Etait assis cet effrayant Roi, qui n’avait pas une forme distincte,
Parfois, il semblait être un homme de feu,
Qui tenait dans son poing serré un petit drapeau tricolore.

Mais une seconde après, son apparence changeait déjà ;
Et voici, sur le même trône, un prêtre à tête de loup,
Son capuchon tout noir sur la tête, et, sur son front jaune,
Un diamant géant rayonnant, qui est à la fois croix, boule et flèche.

Ensuite, cette apparence se transformait aussi : soudain, à sa place,
Apparaissait un chat jaune, des lueurs de frayeur dans les yeux.
Il semblait avoir couvert sa face d’un voile cousu de fil d’or.
La flèche s’était muée en plateau de balance et la croix en croissant de lune.

Etait assis sur son trône d’or igné, ce Roi redoutable,
Comme une vision cruelle, d’apparence sombre et obscure.
Et autour de son bûcher, en une danse écervelée,
Sautillaient et dansaient ces foules de possédés.

Le plus près du brasier, formant le premier cercle,
Voletaient et dansaient ces hommes monstrueux que nous avions vus.
Le squelette en forme de toupie dansait, et de sa voix semblable à un beuglement,
Il chantait un chant barbare répandant souffrance et peur.

Le tenant par la main, avec lui dansaient le nain, gardien du bûcher,
Et aussi le troubadour belliqueux, rencontrés dans la forêt.
Dansaient également le prêtre de haute taille qui portait la louche à ses lèvres,
Et ensuite tous les chevaliers, une rage inextinguible dans les yeux.

Le cercle de cette ronde allait en s’élargissant, s’enflant
Occupant toute l’esplanade sous les flammes funestes.
Comme une vision effroyable paraissant sortir des ténèbres,
Tout un peuple dansait, avec des cris et des chants lamentables.

Des enfants nus, des jeunes filles édentées, des vieillards infirmes,
Se tenant la tête dans les mains, avec des pleurs et des cris sauvages,
Voletaient et dansaient, on aurait dit que sautillait une forêt.
Et nous passions lentement à travers cette forêt dansante…

« Hetahune, Hetahune, Hetahune ! » hurlait la foule enragée,
Tendant les mains en l’air, ou en face vers le Roi jaune,
Quand soudain, ce monstre familier, semblable à une toupie à forme humaine,
Sautant en l’air comme une sauterelle, s’approcha du trône du Roi.

Il s’approcha d’un mouvement décisif et jeta sa tête coupée
Aux pieds du Roi, comme un don ou une offrande sacrée ;
Et la foule l’imita, avec des cris rauques et des hurlements.
Une pyramide de crânes s’éleva, et la pyramide atteignit les étoiles…

Pendant ce temps, autour de cette pyramide gigantesque, dans la brume,
Voletaient et dansaient une danse de fous des villes et des villages détruits,
Et, partis en expédition avec eux, dans une exaltation furieuse, follement,
Voletaient et dansaient des troupeaux de bêtes ratatinées et des chiens….

Et s'étant déjà levé de son trône d'or sur la colline
Se tenait ce Roi jaune avec sa barbe semblable à un incendie,
Et sa trompe funeste, semblable à une trompette légendaire,
Appelait, les appelait, vers un nouveau Jéricho mort.

VII

Voyant cette vision dure, nous nous sauvâmes à pas tremblants,
Nous coupâmes par toute l’esplanade et descendîmes dans une autre forêt.
Tandis que nous parvenait encore de la colline un cri semblable à des pleurs,
On aurait cru qu’une ville hurlait, fuyant le feu et l’épée.

Les ténèbres régnaient dans cette nouvelle forêt et les arbres, perdus dans l’obscurité,
Etaient comme de noirs squelettes qui, étendant des mains décharnées,
Voulaient nous attraper, nous tiraillaient, nous poussaient,
Et dégageaient la froideur de la mort, comme des défunts ressuscités.

Ils gémissaient d’une voix sourde, chuchotant des malédictions,
Ou semblaient appeler au secours à l’approche de l’épée ou du feu.
Nous parvenaient encore de la colline des bruits et claquements d’épées;
La trompe appelait encore, appelait de cette colline de la Mort et du Sang.

Epouvantés, nous fuyions à travers cette forêt ténébreuse,
A travers ces sombres arbres qui, ouvrant des mains tremblantes,
Nous semblaient être des morts ressuscités, sortis de la fosse commune
Pour une effroyable tuerie à venir.

Nos pieds touchaient des pierres pointues, semblables à des épines;
Les branches des arbres, entortillées comme des mains de femme,
Griffaient et faisaient saigner nos visages, et l’homme préhistorique
Accourait déjà des siècles anciens, de la fureur et du sang dans les yeux.

Déjà le temps s’envolait à reculons, sur la terre indifférente.
Le Singe à forme humaine accourait déjà, de nouveau sur nos traces.
Et la lune, regardant par les interstices des arbres avec un sourire impuissant,
Nous paraissait être un dieu gentil, qui sauve de l’eau et du feu…

Epouvantés, nous nous échappions d’entre les arbres de la forêt,
Et déjà derrière chaque arbre nous regardait un monstre.
Déjà le corbeau se moquait de nous avec son éclat de rire semblable à des pleurs,
Et tout bruissement de feuillage et tout bruit nous annonçaient châtiment et vengeance.

Une main raclait de notre âme tout ce que durant des années,
Voire des siècles, nous avions accumulé, le portant de génération en génération,
Et les pâles rayons de la lune nous paraissaient être des péris
Sanguinaires, des péris malveillantes, aimant la chair et le sang des hommes.

Nous avons couru longtemps, longtemps, fous d’épouvante, désespérés,
Ayant perdu, dans cette forêt sombre et obscure, tout chemin et toute foi,
Lorsque soudain, à travers les arbres, apparut une lumière azurée
Qui scintilla, telle une étoile salvatrice, dans ce lointain ténébreux.

Haletants, les pieds en sang, nous égratignant la poitrine et le visage
Nous avons couru vers la lumière, qui brillait d’un reflet pur.
Et voici qu’essoufflés par la course, à pas faibles et tremblants
Nous nous sommes approchés de la lisère de la forêt et avons vu une forme incandescente.

Un homme venait vers nous, sa lanterne dorée à la main.
Il était pâle, avec un front géant. Il avait les yeux bleu ciel.
Sur son visage blanc comme la lumière s’amusait un sourire céleste.
Son regard semblait pénétrer
des lointains illimités et sans bornes.

Il nous salua avec un sourire, et ensuite, maintint sa lanterne flamboyante
Devant nous un moment, comme une étoile, un signe illuminateur.
Sur la vitre de la lanterne de cet homme au front gigantesque
Etait peint un astre aux ailes d’or, et un message péremptoire était inscrit.

Gardant cette lanterne devant lui, il nous sortit de la sombre forêt
Où nous étions déjà égarés, ayant perdu tout chemin et toute foi.
Et ici me fit ses adieux le Maître du monde de la Mort
Qui ne connaissait que la souffrance et la méchanceté, et avait chanté l’enfer ténébreux.

A présent, nous avions déjà quitté le sombre bord du Passé ;
En face de moi, c’était le vaste monde, inondé d’un feu salvateur.
A la lumière de cette lanterne d’or, je suis devenu chanteur de l’Avenir;
Cette lanterne, ô Guide, sauve le monde entier…



* L'Arménie occidentale

** « Hetahune » sont trois syllabes qui évoquent le terme arménien signifiant: Fédération révolutionnaire arménienne, un parti politique.

*** Khan ! Ban ! Ot ! sont des abréviations Khan, fait référence à l’expédition punitive de Khanassor en juillet 1897 . « Ban » et « Ot » désignent Banque Ottomane. Il s’agit de l’occupation, le 26 août 1896, de cette banque de Constantinople, par 26 Arméniens .

(traduction et notes par Louise Kiffer - Sarian)